Inauguration du chemin de fer de Toulouse à Cette, d'après une photographie de M. Le Gray (détail), paru dans Le Monde illustré, n°4, 9 mai 1857.
« Les gros bourgs et les villes ont de [...] hautes exigences. Tout marquis jadis voulait avoir ses pages ; aujourd'hui, tout chef-lieu de canton a rêvé son chemin de fer. Les chemins de fer sont la grande affaire... […]
La France, qui se sent en retard, demande à grands cris qu'on l'en couvre ; elle en veut partout, coûte que coûte ; ni montagnes ni devis ne l'arrêtent : il lui en faut pour ses affaires, pour ses produits, pour sa défense, pour son plaisir. Naturellement, c'est de l'État qu'elle les espère. Le ministre est assiégé de démarches et de prières, d'avant-projets et de délégués. Opposer les charges du trésor ou la parcimonie des Chambres, au temps qui court, n'est plus de mise. Mais quand tout le monde demande, le point délicat, c'est de ne mécontenter personne. Avant d'être un homme d'affaires, un économiste, un ingénieur, le ministre des travaux publics est tenu d'être, en temps d'élections surtout, un prodige de diplomatie. Rendons ce témoignage à l'administration, que son habileté a dépassé toutes les espérances.
Quelques exemples le feront voir.
Il y a dans le département de Saône-et-Loire un pays riche, industrieux, peuplé, qu'on appelle le Charolais. Il est entre deux chemins de fer, la grande ligne de Lyon et celle du Bourbonnais, à proximité de l'un et de l'autre : d'autant plus friand d'avoir à lui seul un des précieux tronçons. Comme de juste, la compagnie de Lyon refuse : elle a des intérêts contraires. Entre les deux, le gouvernement jouait son rôle, ne disait ni non ni oui, promettait à moitié, de temps en temps, sans échéances. Le fait est qu'il n'y avait pas même d'études préliminaires. Mais l'approche des jours de vote fait sortir des dossiers les promesses endormies. Tout à coup le ministre désigne un ingénieur, le préfet autorise les études; des plans sont levés, les piquets s'alignent, les nivellements commencent. Un mot a suffi pour mettre tout le monde en l'air, un serment déposé dans une préfecture. Le serment est du 15, la décision ministérielle du 18, l'arrêté préfectoral du 24. L'opposition fait les affaires du pays à sa manière, qui pourrait s'en plaindre ? Étudier un tracé, n'est ce point chose permise ? Cela se fait au grand jour, cela s'affiche, se crie, se tambourine, et comme pour trouver le bon chemin il faut un peu tourner autour, cela fait des heureux, sans faire de jaloux. Et puis cela n'engage pas trop.... au dire des gens du Var. Ceux-ci caressaient aussi le vague projet d'une ligne de fer, perçant le massif de montagnes qui fait le centre du département, et doublant la grande voie qui longe la mer. Eux seuls y croyaient un peu, comme on croit aux choses qu'on désire. Le 22 mai, il n'y avait pas le plus petit bout de plan, la plus légère apparence d'étude. Mais le 23 mai, arrêté du ministre qui prescrit d'étudier, qui nomme l'indispensable ingénieur. Le 30, tous les doutes tombent : une nuée d'employés sort de terre, portant leur mission écrite sur leur chapeau, l'uniforme des ponts et chaussées ramène partout l'espérance : c'est le chemin de fer qui commence ! Les jalons pointent au fond des vallées, couronnent les rocs inaccessibles : tous les tracés imaginables triomphent à la fois, n'est-ce point assez ? C'était trop, hélas ! puisque depuis le 31 mai l'affaire en est demeurée là.
Toulouse, plus modeste, ne voulait qu'une gare, pour le bien d'un de ses faubourgs. Quel bruit se répand, à la fin de mai ? Que la gare désirée est certaine. Cela, grâce à M. le maire, candidat du gouvernement, et bien placé pour le savoir. Voici, en effet, qu'on dépave le faubourg, qu'on toise, qu'on tire des lignes, qu'on plante des piquets. […]
Cela dura l'espace d'un scrutin ; le lendemain — comme le matin dans les ballades — les piquets éphémères s'enfuyaient et les pavés rentraient chez eux. »
Jules Ferry, La lutte électorale en 1863, Paris, E. Dentu, 1863.
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