vendredi 23 juillet 2010

"C'est par l'exercice du pouvoir que l'opposition se modère" (Lefèvre-Pontalis, 1864)


"Affiche pour candidat officiel". Dessin extrait de : Léon Bienvenu (1835-1911). La dégringolade impériale : Seconde partie de "L'histoire tintamarresque de Napoléon III". 1878.


« A considérer l'histoire des différents régimes qui se sont succédé en France depuis cinquante ans, il semble que le gouvernement impérial a bien moins que tout autre le droit de se plaindre des partis hostiles. Il n'a pas eu à traverser les épreuves du gouvernement de la Restauration, héritant de nos désastres après les glorieuses victoires de l'Empire, renversé une première fois par la révolution militaire qui valut, hélas ! Waterloo à la France, et exposé pendant plus de dix ans, malgré la rigueur des condamnations judiciaires, à des conspirations sans cesse renaissantes, sans avoir suspendu, jusqu'à la veille de sa chute, le libre cours du gouvernement constitutionnel inauguré par la Charte. Il n'a pas été obligé, comme le gouvernement de 1830, de se défendre contre les coups de main des partis, les séditions révolutionnaires et les entreprises d'un prétendant, sans avoir jamais été tenté de se départir de la clémence, d'imposer silence à la discussion et de se servir d'autres armes que celles des lois. Il n'a pas été ballotté, comme le gouvernement de 1848, de secousse en secousse et d'écueil en écueil, sans avoir usé de la violence. Il n'a rencontré devant lui, depuis douze ans, ni les émeutes ni les factions.

Pour faire mesurer les dangers qu'il court, il en est heureusement réduit à se plaindre qu'un publiciste du parti démocratique, devenu député, ait eu l'audace de le prémunir contre le danger des révolutions qui peuvent se préparer à l'abri des ténèbres et du silence, en invoquant l'exemple des termites, "qui creusent sans bruit et qui rongent dans l'ombre." Pour faire reconnaître les inquiétudes que lui donnent les partisans des dynasties qui ont régné sur la France, il n'a pas eu de témoignage plus convainquant à invoquer, que le souvenir d'une réunion, dans laquelle les principaux hommes d'État des anciens gouvernements, volontairement éloignés depuis les événements de 1851 de toute participation aux affaires publiques, s'étaient posé la question de savoir s'ils prêteraient le serment "de fidélité à l'empereur et d'obéissance à la constitution," et avaient résolu de prendre cet engagement, auquel tous les candidats sont tenus de se conformer. […]

Nous ne nous dissimulons pas qu'en France, toutes nos révolutions ont laissé après elles, à côte des pieux souvenirs de la fidélité, le triste legs des mécontentements, des amertumes et des passions. Nous ne prétendons pas qu'il faille s'imaginer que les désirs et les espérances de désordre ne fermentent nulle part, et qu'il n'y ail plus à gouverner que des sages. Nous savons bien que l'intérêt même de la liberté exige un pouvoir fort, sûr du lendemain, et qui ne soit réduit ni à l'humiliation, ni à l'impuissance. Mais, sans vouloir contester au gouvernement les droits qui lui appartiennent, il convient de lui demander s'il trouvera jamais l'heure plus propice pour faire, de son côté, la part plus large à la nation, en traitant les électeurs en citoyens plutôt qu'en administrés. […] Il jouit, à l'intérieur du pays, de la pleine indépendance de ses mouvements, débarrassé de tous les obstacles, disposant à son gré de la liberté de la presse, n'ayant plus à porter le lourd fardeau des haines et des ressentiments qu'il a pu provoquer à son origine, fortifié par le concours de toutes les classes, satisfaisant aux sympathies des populations des campagnes, rassurant les intérêts des populations des villes, et considéré communément comme nécessaire par ceux mêmes qui sont le moins disposés à lui accorder leur préférence. […]

Il est donc temps de presser le gouvernement de renoncer à l'autorité prépondérante qu'il prétend exercer dans les élections. Vainement se retranche-t-il, pour la justifier, derrière le principe de la responsabilité du souverain : ce principe a été destiné, il est vrai, d'après le préambule de la constitution, à permettre à l'empereur "de faire appel au pays, dans les circonstances solennelles, pour que le pays, consulté, lui continue ou lui retire sa confiance." Mais, si cette théorie n'est plus mise en réserve pour les grands jours seulement, et si elle est employée tous les six ans comme un instrument vulgaire de politique électorale, c'en est fait des conditions d'un gouvernement monarchique et des conditions d'un gouvernement libre. Du moment où le choix des députés est représenté aux électeurs comme un acte de soumission ou d'hostilité à l'égard du souverain, les élections ne sont plus qu'un appel aux révolutions, et si elles donnent gain de cause à l'opposition, c'est le souverain qui est vaincu. Le pouvoir va ainsi au-devant de toutes les aventures, et compromet comme à plaisir la stabilité des institutions, de telle sorte qu'il finirait, à son insu, par déshériter le pays des avantages d'un gouvernement monarchique, sans lui assurer les avantages d'un gouvernement républicain. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'il n'y ait à prévoir, avec un tel système, que des dangers peut-être aussi lointains. Il y a un danger plus rapproché dont il faut tenir compte, et dont nous avons déjà fait l'épreuve, c'est la prétention du gouvernement à opposer la toute-puissance de l'empereur à la liberté du choix des candidats, en vue de dominer ainsi la contradiction, qui ne peut, en effet, être impunément soufferte, quand c'est contre la politique ou la volonté du souverain qu'elle paraît s'exercer. Il en résulte que ce sont les fonctionnaires investis de sa confiance ou de celle de ses représentants, qui sont chargés d'obtenir des électeurs leur obéissance au gouvernement, et que ceux-ci, au lieu d'être, à leur honneur, les serviteurs du pays, paraissent quelquefois disposés à s'en faire les maîtres.

Les élections de 1863 ont témoigné combien il était facile de glisser sur cette pente à pas précipités, et de se laisser aller à transformer, en quelque sorte, les désignations des candidatures officielles en décrets impériaux, dont l'exécution ne devait plus rencontrer aucune résistance. Il ne fallait rien moins qu'une déclaration de l'empereur pour faire reconnaître l'abus de cet envahissement de l'autorité souveraine ; et si les candidats continuent à être traités en amis et en ennemis du chef de l'État, il sera au moins permis d'invoquer, contre l'injustice d'un tel traitement, les paroles adressées, dans le dernier discours du trône, aux députés du nouveau Corps législatif : "vous m'avez tous prêté le même serment; il me répond de votre concours." […]

… Et n'est-ce pas l'intérêt du pays qui exige que l'accès du pouvoir reste ouvert à l'opposition, si elle venait, à son tour, à conquérir la majorité ? En effet, c'est par l'exercice du pouvoir que l'opposition se modère, et perd beaucoup de préventions à l'égard de l'autorité, en même temps que le parti mis légalement hors du pouvoir par l'opposition victorieuse apprend à moins se défier de la liberté, parce que la minorité ne peut s'en passer, au risque d'être opprimée. Tel est le régime dont s'accommodent aujourd'hui, avec plus ou moins de bon vouloir suivant les pays, presque tous les souverains de l'Europe, excepté en Russie et en Turquie. »

Germain Antonin Lefèvre-Pontalis, Les lois et les moeurs electorales en France et en Angleterre, Paris, M. Levy frères, 1864.

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