« Caticasipol, le 20 prairial 5001.
Tu sais, mon ami, quelle est ma passion dominante, ma seule passion peut-être : la curiosité. C'est par curiosité donc que je me suis adonné, avec cette rage que tu sais, à l'étude de l'histoire ancienne. […] Rappelle-toi, mon ami, la dernière soirée que nous passâmes chez toi. […] La joie était à son comble et promettait de durer encore, lorsque quelqu'un m'apporta une lettre, que je lus aussi sérieusement que je le pus et qui vous intrigua fort, car, contre mon habitude, je ne vous la lus pas, et partis de suite, sans vous dire autre chose que : bonsoir! Eh bien, cette lettre, je la tiens là, sous ma main. La voici :
"Monsieur, le vieux père Franco, si connu, depuis votre dernier voyage, de toute la république Caucasienne pour ses prétentions excentriques, vient de mourir à l'âge de 196 ans, au hameau de Copenhague, sur les bords du petit lac Baltique. Il possédait, dit-on, un livre précieux, que l'on ne connaît pas, que personne n'a jamais vu et qui est vieux comme le monde. Comme je sais votre goût pour ces sortes de livres, je vous avertis qu'une vente sera faite chez lui le deuxième jour de la semaine prochaine."
Je connaissais parfaitement ce vieillard, le père Franco, comme on l'appelait, quoique ce nom ne fût pas le sien. Il lui avait été donné par la population du village et des environs, à cause de la prétention qu'il affectait d'être un descendant de ces vieux Français qui dorment sous terre et dans l'oubli depuis tant de siècles. […]Je savais qu'il avait un livre vieux, vieux au-delà de ce qu'on peut dire. Le livre, je l'avais entrevu un jour ! Il était dans une boîte bien fermée, scellée et recouverte d'un vitrage si dépoli par la poussière et la vétusté, qu'il était presqu'invisible. Et le vieillard ne voulait pas qu'on y touchât : à ma mort, me dit-il, achetez-le et avec son prix payez mes dettes, si j'en ai.
Mon désir le plus grand était bien de posséder ce livre mystérieux, et je préparai tout dès lors pour m'en assurer l'héritage. Aussi quand j'appris la mort de Franco, je n'hésitai pas un seul instant. […]
Ce livre, mon ami, était en effet bien enviable ; c'était un trésor, un véritable trésor. Mais malheureusement ce trésor était fermé pour moi. […] Son langage m'était inconnu, ses mots, ses lettres, ses chiffres, rien, je ne pus rien lire. C'était de la langue française, à n'en pas douter : c'était bien là cette langue française, que nos savants ont tant cherchée depuis des siècles ; cette langue dont il ne nous reste rien, rien, rien, pas même une syllabe ; cette langue qui est morte avec son peuple, ses livres et ses monuments, et que quelques-uns de nos plus hardis savants ont cru deviner dans ces signes hiéroglyphiques qu'ils ont trouves dans des déserts, sous des ruines évidemment, mais quelles ruines ? des ruines françaises, ont-ils dit.
Quoiqu'il en soit, cette langue si argumentée, si disputée, et si inconnue, je l'avais dans les mains. Oh ! si je pouvais la comprendre, m'écriai-je comme un fou ! Ce serait donc moi qui jugerais alors en dernier ressort cette grande cause du vieux monde ! Je pourrais donc seul, tout seul confirmer ou détruire d'un seul mot la réputation de nos savants antiquaires !... [...] ... son âge d'ailleurs est des plus respectables, et son authenticité ne peut faire doute un seul instant. Si je ne me trompe pas, en prenant pour des chiffres ce qui n'en aurait que la ressemblance, son millésime est de 1998. 1998 ! Ce chiffre ne parlera à mon esprit que lorsque je saurai au juste quelle était l'ère des Français, et, Dieu merci ! je le saurai, mon ami; car je tiens à cette heure une partie du secret de ce glorieux peuple de notre vieux globe, et tu vas voir par quel heureux hasard.
Le père Franco, en homme bien avisé qui voulait que son livre, qui était arrivé sans encombre jusqu'à lui, se conservât éternellement, l'avait copié textuellement de sa main, puis écrit en séelandais, puis traduit mot pour mot pour la postérité sans doute, avec un soin des plus minutieux. Mais il avait caché cet écrit et sa traduction dans un double-fond de la boite où dormait son petit livre, par bizarrerie peut-être ou peut-être pour dérober la clé de son trésor aux mains des profanes. Eh bien ce secret, je viens de le découvrir, après avoir interrogé la boite comme j'avais interrogé le livre, et je le tiens là, sous ma main. Je suis donc fort maintenant comme un savant des vieux âges. Aussi puis-je te dire dès aujourd'hui, mon ami, ce qu'est mon livre; je l'ai lu. Voici son titre : le Gros Mathieu Lœnsberg, Paris, 1998. Et tout cela en beaux caractères d'imprimerie, sur un papier fort médiocre, il est vrai, grisâtre, mou, facile à déchirer, qui est loin de valoir le nôtre, mais enfin sur du papier dont l'invention dénote certainement une connaissance des arts bien avancée.[…]
Sais-tu, mon ami, après toutes nos disputes historiques, quel était, en 1997 de l'ère ancienne, le gouvernement français ? Non, tu n'en sais rien, n'est-ce pas ? Eh bien, mon livre le sait. La France avait des rois, elle en avait douze, et mon livre dit les noms de ces rois. C'étaient :
Mathurin Ier — Nicolas-Pierre-Mathurin Bonnet, né à Argenteuil, le 10 du mois d'août 1960. — Acclamé empereur de France le 31 décembre 1997. — Résidant à Paris.
Thomas Ier. — Jacques-Thomas Percepied, né à Patay, le 2 septembre 1959. — Acclamé roi de France le 15 décembre 1997. — Résidant à Orléans.
Jean-Louis Ier. — Jean-Louis-Urbain Legras, né à la Guillotière, le 15 mai 1961. — Acclamé roi de France le le1er décembre 1997. — Résidant à Lyon.
Je m'arrête ici, mon ami, car tu liras mon livre toi-même. Tu verras alors tous ces noms qu'il me serait trop long de t'énumérer ici… […] Combien de temps ont-ils régné ? Des siècles, disent nos historiens les plus érudits, en s'obstinant à leur donner un ordre de succession impossible. Des siècles ! Quelques mois seulement peut-être, leur répond mon petit livre, qui nargue nos savants en leur révélant la date de la naissance de ces rois, et en leur montrant le siège de leur gouvernement […] … il ne nous reste de cette époque aucun monument bien certain, ni bien authentique. La terre de France n'a jamais été fouillée : elle est devenue un désert inhospitalier, depuis qu'elle est tombée au pouvoir des barbares de la Cosaquie, puis du Maroc, puis de tous les autres peuples mélangés qui se sont rués sur elle de toutes parts.
Nous ne savons donc rien de ce pays que ce qui nous en est arrivé par quelques-uns de nos vieux historiens, qui en ont écrit bien longtemps après sa ruine sur des traditions peut-être incomplètes, erronées peut-être, peut-être même ridicules et tout à fait fausses.
Comment veux-tu dès lors, mon ami, que nous sachions la vérité sur cette terrible catastrophe? Mon livre lui-même, qui fut imprimé en 1998, sous les yeux du pouvoir du jour, ne m'en dirait rien, ne m'en laisserait rien soupçonner, si une main indiscrète n'eût trahi sa mauvaise humeur sans doute, en attachant une note au nom de chaque roi, en marge de mon almanach. Cette note est écrite à la main, en lettres à peu près semblables à celles de l'impression, serrées, fermes, parfaitement et même élégamment accentuées. Si l’on doit juger l'homme par son écriture, je puis dire que cet homme était un homme probe, plein d'énergie, instruit et honteux de ses rois. Ce devait être un honnête homme, car, il a en quelques mots stigmatisé des puissants qui déshonoraient la société.
Au nom de Mathurin Ier était accolée cette note : "acclamé empereur par deux mille ivrognes. Tout le monde sait que l'illustre Bonnet était un riche gargotier des barrières, auquel il prit envie de se faire nommer empereur, comme beaucoup d'autres l'avaient fait avant lui. Il fit donc bien dîner un jour dans ses immenses salons deux mille rôdeurs des égouts de Paris, les gorgea de viande et de vin, puis se présenta souriant à eux, le verre à la main, et, à un signal convenu, tous poussèrent en chœur le cri de : vive l'Empereur Mathurin Ier ! C'était l'heure du dîner également aux Tuileries. La garde du jour venait de s'endormir sur des tonneaux de vin de Champagne. Les avinés de la barrière n'eurent que la peine d'emporter les braves défenseurs des Tuileries." Paris hébété comme un homme qui s'endort, continue la note, indiffèrent comme un homme qui se meurt, cria volontiers : vive l'Empereur Mathurin Ier !... en attendant qu'un autre vienne lui faire pousser un autre cri. [...]
Ainsi croula certainement la France de 1998. Tous ses trônes divisés durent tomber par la faiblesse jusqu'à l'encan des ambitieux et des ivrognes, puis jusqu'à la hotte des sauvages qui en emportèrent les débris. Rien, mon ami, ne prévaudra contre cette opinion, ou il faudrait alors supposer que la France est tombée autrement que les autres empires. »
Docteur H. Mettais, L'an 5865, ou Paris dans quatre mille ans, Paris, Librairie centrale, 1865.
"Révolution de 1953 :
bataillon de la suprématie féminine arrivant aux barricades",
dessin tiré de : Albert Robida (1848-1926). Le Vingtième siècle. Texte et dessins par A. Robida. Paris, G. Decaux, 1883.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire