W.-A. Bouguereau (1825-1905), Le Repos (1879).
« [...] Dans les campagnes du Laonnais, dès qu'un enfant est né, il devient pour sa mère un embarras, en ce sens surtout qu'elle ne peut plus participer aux travaux des champs. Mais ce n'est que pour peu de temps. Afin de reprendre plus tôt ses occupations ordinaires, elle sevré son enfant; bientôt elle le quitte avant le jour, et ne revient pour lui donner la nourriture qu'à midi et le soir. Elle le laisse seul à la maison; elle le lie dans son berceau, quand elle redoute quelque accident, et s'éloigne contente de ce qu'elle ne pourra l'entendre pleurer. Pour que son sommeil ne soit pas troublé par le bruit de la rue, elle le place sur la cour, dans un cabinet étroit, humide et sombre. Quelles sont les suites de cette manière d'agir ? Qu'on le demande à tant d'enfants malingres, affectés de strabisme, herniaires ou idiots. Si, placé dans de pareilles conditions, il vient à mourir, la mère, allant au-devant des consolations de ses voisines, leur dira que Dieu lui a fait une belle grâce... Si au contraire il résiste, il restera abandonné à lui-même jusqu'à ce qu'il ait appris à marcher. Et combien qui, faute d'être exercés et fortifiés, ne marchent qu'à deux, trois ou quatre ans ! Combien d'impotents ou d'estropiés !
Quelquefois la mère, afin d'avoir l'esprit en repos, conduit avec elle l'enfant dans les champs, et pendant son travail elle le dépose dans un sillon, le laissant exposé à l'ardeur du soleil ou à la rigueur du froid. S'il y a un frère ou une sœur aînés, ce sont eux qui le soignent, qui lui donnent sa nourriture et qui le promènent, en aient-ils à peine la force. A quatre ans, on lui donne du pain, le matin, pour toute la journée, et on l'enferme dans la maison, ou, si l'on craint les accidents qui n'arrivent que trop fréquemment, on le met dans la rue, en lui recommandant, quand il aura faim, d'aller chercher le morceau de pain déposé pour lui chez la voisine. Il est libre d'aller où bon lui semble ; le plus grand malheur qui puisse arriver, ce n'est pas de le savoir écrasé ou noyé, c'est de le voir revenir avec un habit déchiré ou un bras cassé et d'être obligé de payer la couturière ou le médecin.
A cinq ans, c'est un petit sauvage qui sait à peine parler, qui n'a pas la moindre notion du bien ou du mal et ne respecte rien, qui ne sait ni rougir, ni baisser les yeux, qui s'étonne des avis qu'on lui donne, s'en irrite bientôt et y répond par de grossières paroles. Il ne possède ni les connaissances les plus usuelles, ni l'idée des nombres les plus simples. Ce n'est qu'à l'école qu'il récitera ses prières, car sa mère n'a jamais le loisir de les lui apprendre ; le soir comme le matin, l'ouvrage presse tant à la basse-cour ! Dans les rares moments qu'ils passent au logis, le père et la mère ne peuvent s'occuper de leur enfant ; ils ne lui parlent qu'avec impatience et dureté, leurs ordres sont des menaces, leurs réprimandes les épithètes les plus grossières ; de toutes les leçons maternelles, il ne retient bien que celle-là ; ils rient de si bon cœur en entendant leur marmot bégayer quelque juron ; ça lui délie la langue, disent-ils. Aussi peu prudents dans leurs caresses que dans leurs châtiments, tantôt ils le choient et le dorlotent sans motif, tantôt ils le rudoient et le maltraitent sans discernement ; quelquefois ils tolèrent les fautes les moins pardonnables et souvent ils punissent avec emportement l'étourderie la plus excusable. Telle est l'éducation que l'instituteur devra corriger. Ce serait une tâche déjà bien difficile s'il pouvait isoler l'enfant de tout contact nuisible. Qu'est-ce donc quand, longtemps à l'avance, on a fait de son nom un épouvantail ? C'est vers sa cinquième année qu'on met l'enfant à l'école. A partir de ce moment, une lutte va commencer entre l'instituteur et ses parents, lutte bien pénible pour le premier, bien décourageante si, dans son cœur, le désir de faire le bien ne l'emporte pas sur toute vue intéressée.
Si par l'instruction l'instituteur se trouve supérieur aux paysans, ceux-ci savent bien lui faire sentir qu'il leur est inférieur sous le rapport pécuniaire et qu'ils sont aussi indépendants qu'il l'est peu. Son influence est très-bornée pour faire le bien; elle n'acquerrait d'importance qu'autant qu'il se mettrait au service de leurs mesquines rivalités, de leurs passions haineuses et jalouses. C'est surtout quand il se trouve au milieu de familles du genre de celle qui nous occupe, qu'il peut le moins, car ses relations avec les parents sans cesse occupés ou absents sont nulles ou à peu près. Quant à son action sur ses élèves, elle est presque toujours entravée par ceux-là même qui devraient la seconder ; il semble que les parents prennent plaisir à renverser, le soir, à la maison, l'édifice si laborieusement élevé par l'instituteur, dans la journée. Il recommande la civilité, la réserve dans les paroles, le respect envers les vieillards et les infirmes, la soumission aux diverses autorités ; et les enfants ne voient jamais chez eux le moindre signe de politesse ; ils n'entendent que des jurons, que des paroles de raillerie, que des critiques pleines d'égoïsme ou d'injustice. Il demande que l'on accomplisse ponctuellement ses devoirs de religion, et les parents sont les premiers à y mettre obstacle. Il réclame de ses élèves la propreté, et la mère, à qui incombe ce soin, trouve le maître importun, exhale tout haut son mécontentement, et détruit dans l'esprit de son fils l'ascendant sans lequel le maître travaillera en vain. Pour la plupart des parents l'instituteur n'est utile qu'en ce qu'il les débarrasse de leurs enfants. Il ne doit jamais réclamer leur concours dans l'œuvre commune de l'éducation, et il les offense gravement quand il veut les éclairer sur la conduite de leur fils et faire appel à leur vigilance. Les parents ne veulent pas être importunés à ce sujet ; ils ont bien autre chose à faire qu'à surveiller ce garçon : l'instituteur n'est-il pas payé pour cela ? Si l'enfant est mauvais, c'est par la faute de son maître : rien de plus clair. Et l'enfant, qui sent instinctivement tout ce qu'il peut contre celui-ci auprès de son père et de sa mère, sait les prévenir et les aveugler ; c'est son caprice qui règle son entrée en classe, sa sortie, son congé, et, quand l'instituteur se sera montré sévère, il saura se faire retenir à la maison paternelle pendant quelques jours.
Ce n'est guère que vers sa onzième année que l'enfant fréquente l'école avec assiduité, car il craindrait de n'être pas admis au catéchisme de la première communion et de se voir par là ranger au nombre des plus mauvais sujets du pays. Et d'ailleurs plus tôt il y sera admis, plus tôt il sera libre, plus tôt ses parents pourront le mettre au travail. C'est pour cette raison qu'ils lui recommandent de prendre patience et de ne rien faire qui puisse blesser M. le curé. Pour eux, comme pour lui, ce sera une année bien longue ; ils en comptent les semaines avec impatience. Nous ne connaissons rien d'aussi pénible pour un prêtre et pour un instituteur que le lendemain d'une première communion. Ces enfants qui, la veille, semblaient si recueillis, sont alors d'une gaieté inconvenante à la pensée qu'ils sont enfin débarrassés des catéchismes et de l'école. […]
Ces enfants ne viendront plus à l'école que pendant quelques mois, et, le voulussent-ils, ils ne pourront plus que rarement assister aux offices du dimanche ; leurs parents ne peuvent sacrifier une journée de leur travail. On leur accorde le repos de l'après-midi ; mais cette après-midi est bien à eux, ils peuvent l'employer à leur guise ; personne ne viendra les inquiéter. Il serait bon cependant que, le dimanche soir, le père cherchât son fils et la mère sa fille parmi ces groupes qui se glissent dans l'ombre de la salle de danse au cabaret ; qu'ils surprissent quelques-unes de ces conversations qui se tiennent entre jeunes gens des deux sexes ; qu'ils entendissent quelques-unes de ces chansons que chante le frère et qui font rire la sœur. Mais leur vigilance ne va pas jusque-là : l'heure du repos arrivée, ils s'assurent que leurs bestiaux sont à l'écurie, et ils se couchent, laissant la maison ouverte, afin que les enfants puissent rentrer quand ils le voudront. Encore si ceux qu'ils croient endormis dans le cabinet voisin n'en pouvaient sortir en secret !
C'est à cette coupable indifférence des parents, c'est à l'absence de toute pratique religieuse dans la famille qu'il faut attribuer cette immoralité précoce que l'on remarque jusque chez les jeunes enfants. Aussi, dès leur treizième année, nos jeunes gens de l'un et de l'autre sexe sont-ils complètement abandonnés à eux-mêmes; à partir de ce moment ils n'entendent plus parler de la religion que comme d'une chose toute puérile; on les raillera d'avoir pu croire un instant à des dogmes incompréhensibles. Les leçons qui viendront attaquer les prescriptions de la morale seront moins explicites, mais non moins efficaces ; des exemples de tous les jours leur apprendront à rejeter leurs scrupules comme des niaiseries et à préférer en tout leur intérêt à celui d'autrui. Qui les ramènera dans le chemin du devoir quand ils s'en seront écartés ? Qui leur fera comprendre qu'il y a en eux autre chose que des appétits matériels à satisfaire ? Qui leur fera apprécier leur dignité d'hommes et de chrétiens? Ce ne sera pas le prêtre, qu'ils ne verront plus ; ce ne seront pas leurs parents, qui rougiraient de donner à leurs instructions d'autres principes que les injures et les menaces, et qui seraient les premiers à tourner en ridicule le pasteur qui viendrait les remplacer auprès de leurs enfants.
Comment s'étonne-t-on, après cela, que les idées de respect s'affaiblissent, que les mœurs se perdent, que nos jeunes garçons au regard effronté, à la parole insolente, aux gestes turbulents, ne reconnaissent plus d'autres supérieurs que ceux qu'ils redoutent ; que nos filles acquièrent sitôt cette liberté d'allure et de langage qui nous afflige, ce regard et ces rires provocateurs, ces paroles et cette démarche arrogantes, qui contrastent si péniblement avec les idées de modestie, de douceur et de retraite que l'on se plaît à prêter aux jeunes personnes. A les voir, à les entendre, on se demande involontairement si la vie, pour elles, cache encore quelque mystère. Voilà comment on élève la génération actuelle. Puisse l'excès du mal apprendre à mieux élever celles qui suivront ! C'est, en effet, en inculquant à l'enfance d'autres idées, d'autres mœurs, qu'on parviendra à régénérer la société. C'est assurément là une question d'une haute importance et bien faite pour éveiller la sollicitude de tous les gens de bien. […] »
M. Callais, "Sur l'insuffisance de l'éducation dans le Laonnais", Les ouvriers des Deux Mondes. Etudes sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières des diverses contrées. Paris, Société internationale des études pratiques d'économie sociale, t. IV, 1862.
Tiens, rien n'a changé!!!!! ou presque !!!!
RépondreSupprimercordialement
paco