Page de L'Illustration annonçant le lancement du yacht impérial Le Puebla en 1863.
« Une expérience très-importante a été faite au mois de juin 1868, sur le yacht le Puebla, dont la famille impériale se sert pour ses promenades sur la Seine. On a fait l'essai du chauffage de la chaudière de ce petit yacht au moyen de l'huile de pétrole. L'amiral Rigault de Genouilly, ministre de la marine, le général Lebœuf, quelques officiers d'ordonnance de l'Empereur et de l'Impératrice ; M. Dupuy de Lôme. directeur du matériel du ministère de la marine; M. Sainte-Claire Deville, professeur de chimie à la Sorbonne, que l'Empereur a chargé de s'occuper de cette question au point de vue chimique, et le commandant, M. Lefèvre, se trouvaient à bord du Puebla, accompagnant l'Empereur et l'Impératrice. L'expérience a été aussi longue et aussi décisive qu'on pouvait le désirer. Pendant quatre heures le Puebla a descendu et remonté la Seine, du pont Royal à Boulogne, et les résultats constatés, tant pour la vitesse de la marche que pour l'absence de la fumée et la régularité de la combustion, n'ont rien laissé à désirer.
Chacun comprend a priori les avantages qu'amènerait la substitution du pétrole à la houille, comme moyen de chauffage industriel ; mais on n'apprécie pas bien d'avance par quelles dispositions pratiques on peut se flatter de brûler, sans danger, de l'huile de pétrole dans un foyer, sous une chaudière à vapeur. Nous donnerons donc tout de suite la description de l'appareil que MM. Sainte-Glaire Deville et Dupuy de Lomé appliquent à la chaudière du Puebla, et qui pourrait s'adapter facilement à des bateaux à vapeur et à des navires de tout tonnage.
L'huile de pétrole dont on fait usage n'est point de ces huiles légères dont la grande volatilité exposerait à des dangers énormes ; c'est de l'huile lourde, d'une densité de 1.04, et qui ne peut s'enflammer spontanément, mais seulement quand elle est chauffée à une température assez élevée. Cette huile est contenue dans un réservoir, d'où elle descend, par son propre poids, dans un tuyau, muni d'abord d'un seul robinet placé au-dessus de la grille du foyer. Arrivé en ce point, le tuyau se divise en treize petits tubes, munis chacun d'un robinet, et qui déversent un filet d'huile le long de chaque barreau d'une grille de fer, disposée verticalement dans le foyer. Le grand robinet sert a modérer ou à arrêter le débit de l'huile ; les treize petits robinets servent à régler l'écoulement des petits filets du liquide combustible.
L'huile coule donc le long des barreaux de la grille verticale posée au milieu du foyer, et elle y brûle régulièrement. L'intérieur du foyer est composé de briques formant une voûte. Au milieu est une espèce d'autel en briques, destiné à augmenter la surface de chauffe. Cette surface de chauffe est sur le Puebla de 13 mètres carrés.
Pour mettre le foyer en train, alors qu'il n'existe encore aucun tirage, et pour amener le volume d'air nécessaire à la combustion, on fait marcher, à bras d'homme, un ventilateur, qui insuffle l'air nécessaire au commencement de la combustion. Pour produire en même temps un appel d'air à l'intérieur de la cheminée, on dirige dans cette cheminée le jet de vapeur qui sort des cylindres de la machine à vapeur, ainsi qu'on le fait pour les locomotives. Quand la combustion est établie, le tirage se fait naturellement, et le ventilateur devient inutile. […] … le chauffage avec le pétrole se fait tout aussi simplement et aussi régulièrement que le chauffage à la houille. Ce système a, en outre, le grand avantage de ne produire aucune fumée, ce qui n'est jamais indifférent, pas plus pour la machine d'un bateau à vapeur que pour une machine fixe d'usine.
L'expérience du 8 juin a mis parfaitement en évidence l'identité de force de la machine du Puebla, que la chaudière soit chauffée avec de l'huile minérale ou avec de la houille. On s'était assuré que la chaudière du Puebla faisait développer à la machine une force de 63 chevaux, mesurée sur le piston, avec 240 tours du volant par minute, sous une pression de cinq atmosphères et demie. Avec le pétrole, la machine du Puebla a développé une force de 65 chevaux, en tournant 240 fois par minute.
L'expérience a donc été de tous points satisfaisante, et elle sera, à n'en pas douter, le point de départ d'un grand nombre d'applications à bord des bateaux à vapeur.
L'essai dont nous venons de faire connaîtra les résultats n'est d'ailleurs que la suite et l'application de beaucoup de tentatives antérieures. On a réuni dans une synthèse pratique intelligente les diverses études faites jusqu'à ce jour pour l'emploi de l'huile minérale comme combustible. Il y a sept ou huit ans que des essais de ce genre se poursuivent en Amérique, en Angleterre et en France. Aux États-Unis, les essais ont porté non-seulement sur des bateaux à vapeur, mais sur des locomotives et des chaudières de machines fixes d'usines.
Ce serait une très-longue tâche d'énumérer tous les essais que l'on a faits en Amérique pour l'application des huiles minérales au chauffage des machines à vapeur. […] Nous ne surprendrons personne en disant que sur les lieux mêmes où on retire le pétrole, c'est-à-dire dans les districts du nord de l'Amérique, presque toutes les usines ont remplacé la houille par l'huile minérale, recueillie sur place et à bas prix. Sur une locomotive de chemin de fer de Warren à Franklin, chemin qui traverse une partie de la contrée pétrolifère de Venango, on a tenté d'employer le pétrole à la place du charbon. L'huile minérale, chauffée dans des tubes, venait brûler à l'extrémité du bec terminant ce tube. La flamme servait ainsi tout a la fois à distiller le pétrole et à chauffer la chaudière. Mais on comprend tous les dangers d'une pareille disposition. Pendant l'automne de 1867, des appareils beaucoup mieux entendus ont été adaptés à bord d'un navire de guerre, le Palos, dans le port de Boston. […]
C'est seulement à l'occasion de l'Exposition universelle de 1867 que l'on s'est occupé sérieusement en France du chauffage au moyen du pétrole. M. Sainte-Claire Deville fut, à cette époque, chargé par l'Empereur d'établir les appareils nécessaires pour l'étude de cette question, et l'on a pu voir dans le laboratoire de chimie de l'Exposition du Champ de Mars, et plus tard à l'Ecole normale, un appareil pour cette application industrielle. M. Sainte-Claire Deville avait installé, dans la cour de l'École normale, une chaudière qui pouvait être chauffée tour à tour avec du charbon ou avec du pétrole. Une petite pompe aspirait l'huile dans le réservoir où elle se trouvait contenue et la refoulait dans un tuyau qui l'amenait dans sept petits tubes, armés de robinets, par lesquels elle s'écoulait goutte à goutte dans le foyer. Un ventilateur établissait le courant d'air, lorsqu'il fallait commencer à chauffer le foyer.
Cet appareil, on le voit, n'est autre que celui qui est installé à bord du Puebla, et qui a été soumis, le 8 juin 1868, à une expérience décisive. Ses dispositions principales n'ont pas été modifiées ; on les a seulement adaptées à ce milieu nouveau ; et, comme nous l'avons dit, les résultats constatés font concevoir pour l'avenir de grandes espérances.
Quant aux avantages qui résulteraient de l'emploi général du pétrole comme agent de chauffage, il est facile de le comprendre. Ce combustible nouveau brûle sans fumée et ne laisse pas de cendres. Le chauffage d'une grande chaudière de navire ou d'une machine fixe s'exécute aussi simplement, avec autant de propreté, que se fait dans un laboratoire le chauffage d'un ballon de verre ou de métal sur une lampe à esprit-de-vin. Le travail si pénible du chauffeur est ainsi supprimé. Le combustible s'introduit de lui-même, sans que l'on ait à ouvrir la porte du foyer, sans que l'on ait à se débarrasser des cendres formant le résidu de la combustion.
Le pétrole produit en brûlant deux fois plus de chaleur que la houille à poids égal, et il occupe moitié moins de place dans les magasins où on le conserve, ou dans la cale des navires. Ces deux considérations assurent d'avance l'adoption du nouveau combustible à bord des navires à vapeur. Quand le pétrole remplacera la houille, on accomplira des voyages d'une durée double de ceux qu'on exécute aujourd'hui avec le même chargement de charbon. Dans l'hypothèse d'une guerre, la substitution du pétrole au charbon aurait des avantages particuliers. Le nouveau combustible brûle sans fumée, avons-nous dit. Par conséquent un navire de guerre ne serait pas signalé, comme il l'est aujourd'hui, a d'énormes distances, par son panache de fumée noire.
Nous ajouterons qu'une expérience faite au mois de septembre 1868 au chemin de fer du Nord, avec une locomotive, a prouvé que le pétrole pouvait parfaitement remplacer le charbon pour le chauffage du foyer d'une locomotive. Cette expérience intéressante s'est faite sous les yeux de l'Empereur. Bien plus, l'Empereur lui-même s'était placé près du chauffeur pendant la marche ; et l'on n'a pas été peu surpris de voir, à l'arrivée du train, le souverain descendre du tender, comme un simple mortel qui exercerait les fonctions de chauffeur de machines. »
Louis Figuier, Émile Gautier, L'année scientifique et industrielle (treizième année, 1868), Paris, L. Hachette et Cie., 1869.
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