« Cet hiver de 1849-50 que je passai à Oran vit éclater le choléra dans la ville, mais un choléra effrayant, épouvantable, qui enleva en quarante jours un huitième de la population. […] Pour bien comprendre la situation d'Oran durant cette épidémie, il faut se rappeler que la population de la ville, à cette époque (sans compter la garnison), se composait de deux sixièmes de Maures et d'Arabes, trois sixièmes d'Espagnols et de Juifs et un sixième de Français.
La grande majorité de cette population est d'une superstition que nous ne saurions plus comprendre en Europe. Le choléra sévissait avec une horrible furie, il est vrai ; les cas de mort subite étaient fréquents, la désolation pouvait être grande, mais cette désolation était encore augmentée par les bruits les plus absurdes répandus à profusion. Ainsi, on avait persuadé à la population musulmane que le choléra avait uniquement pour cause des myriades de petits diables bleus, invisibles, qui voltigeaient dans l'air et entraient dans la bouche des fils de Mahomet aussitôt qu'ils entrouvraient les lèvres pour parler. On ajoutait, et cela était facile à persuader, que c'était ces Français, ces chiens de chrétiens, qui avaient importé les petits diables sur la terre d'Afrique. Les Français s'étaient persuadé, eux, que le choléra régnait dans l'air et qu'il fallait déplacer ou purifier les courants pour chasser le fléau, et l'anéantir. Les Espagnols étaient d'un autre avis. Ils affirmaient, au nom de la religion, que, pour combattre le fléau et en triompher, ce qu'il fallait faire surtout et avant tout, c'était un appel à toute la population chrétienne pour organiser une procession solennelle et se rendre à la chapelle du Santa-Cruz implorer la miséricorde divine. […]
Les juifs affirmaient que cette maladie terrible qui emportait tout était l'annonce de la fin du monde et, dans la crainte qu'elle n'emportât aussi les trésors des familles, ils enfouissaient et ils cachaient mystérieusement tous leurs biens et toutes leurs richesses.
Puis, les voitures manquaient pour emporter les cercueils, les bras faisaient défaut pour creuser les fosses. Les autorités civiles éperdues, et étant privées d'ailleurs de moyens puissants d'action, avaient recours à l'autorité militaire. Le préfet, le maire, les chirurgiens, les directeurs des hôpitaux, les députations de tous genres et de toutes sortes venaient chaque jour assaillir le général [Pélissier], qui, accueillant tout le monde, remontant les courages prêts à faillir, était calme, confiant et fort comme sur un champ de bataille. […]
Un matin, tous les canons des forts, tous ceux des batteries basses, tous ceux de Mers-el-Kebir, répondant à ceux du Château-Neuf, tonnèrent sur tous les points de la ville et de la côte. Cette canonnade, qui dura la journée entière, du lever au coucher du soleil, et qui avait pour but de déplacer les courants d'air et de détruire les miasmes putrides pour les Français, et les diables bleus pour les Arabes, ranima la population.
L'espérance revint dans tous les esprits. Le lendemain, la mortalité fut moins grande, soit par effet réel du canon sur l'air, soit par effet produit sur les malades par l'espérance du résultat de la canonnade, ce qui était plus probable. Il y eut un temps d'arrêt dans la pente croissante du fatal fléau, mais après huit jours écoulés, le nombre des victimes augmenta. On en était déjà à un quinzième de la population enlevé par le choléra.
On tenta une nouvelle épreuve : on alluma des feux de bois odoriférants dans lesquels on jetait des brassées de feuilles de palmier encore vertes qui produisaient une fumée grisâtre. Ces feux étaient allumés dans toutes les rues, sur toutes les places, dans tous les quartiers. Ils furent entretenus pendant plusieurs journées consécutives encore dans la pensée de purifier l'air. Malheureusement, cette nouvelle épreuve ne réussit pas mieux que la précédente. Le choléra continua à augmenter. Le chiffre des morts atteignait la proportion du douzième de la population.
Des familles entières disparaissaient, et tous les habitants d'une même rue étaient souvent enlevés par le choléra qui ne respectait ni enfant ni vieillard. On eût dit que le fléau suivait des courants, comme ces trombes destructives qui anéantissent tout sur une même ligne, respectant les points rapprochés de cette ligne tracée. La terreur devint si forte, si puissante, que des familles entières abandonnèrent la ville, et une émigration commença. Les Espagnols surtout furent les plus pressés à quitter Oran. Ils allèrent s'installer dans les grottes de la plaine des Andalouses. La ville était triste et déserte. […]
En traversant la ville, nous rencontrions à chaque pas les navrants spectacles offerts par la cruelle épidémie. Ici, c'était une maison européenne devenue entièrement déserte depuis la veille et dont tous les habitants avaient été emportés par la mort. Souvent, on entendait sortir d'une maison mauresque les chants funèbres des femmes arabes veillant autour d'un cadavre. […]
Les églises chrétiennes étaient peu nombreuses alors à Oran et le clergé se composait de quelques prêtres qui, épuisés, ne pouvaient suffire, car la quantité de ceux que frappait le fléau était telle qu'il était devenu impossible de faire des services séparés. On réunissait, à certaines heures indiquées, tous les cercueils dans une église et on disait une messe pour toutes les victimes, et cela plusieurs fois par jour.
La terreur augmentait d'heure en heure dans la population et elle prenait des proportions effrayantes qui augmentaient aussi le danger. Tout ce qu'on éprouvait, tout ce qu'on ressentait, la moindre indisposition, c'était le choléra. Combien sont morts pour s'être fait traiter contre l'épidémie sans l'avoir ! […]
... les fossoyeurs manquant absolument, il avait fallu commander des compagnies pour creuser les fosses et, faire la chaux que l'on jetait sur les corps pour éviter les émanations qui eussent peut-être amené la peste. Arrivés au cimetière, un épouvantable spectacle nous impressionna vivement ; le temps manquait littéralement pour enterrer les victimes du choléra : plus de soixante cercueils étaient là, rangés les uns sur les autres, attendant que les soldats eussent creusé la terre. Et cela arrivait chaque jour. Souvent, les cercueils apportés trop tard, passaient la nuit et n'étaient enfouis que le lendemain. Les soldats souffraient de cette pénible corvée. Le général donna ses ordres, parla aux hommes avec cet accent de bonhommie familière qu'il savait prendre. Il leur fit donner à boire, les encouragea et leur promit de venir chaque jour les visiter. […]
Il n'est pas d'exemple, dans aucune autre ville d'Europe ou d'Orient, d'un effet destructif aussi violent du choléra que celui qui plongea la ville d'Oran dans le deuil durant ces deux mois de novembre et de décembre 1849.»
Ernest Capendu. La Popote. Souvenirs militaires d’Oran. Paris, Amyot, 1865.
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