"Hard Times" (1885), par Sir Hubert von Herkomer (1849 – 1914)
« Il est cinq heures du matin. Une bonne voiture bien close arrive au galop devant une noble maison du faubourg Saint-Germain […] Une jeune personne descend de la voiture. Elle arrive d’un bal, où elle a passé la nuit. Sa mère, qui l’accompagne, la quitte à l’entrée de sa chambre en lui souhaitant un bon sommeil. […] A dix heures, elle s’éveille. Un bon feu brûle dans la cheminée. Il faut qu’elle marche un peu, hier elle a tant dansé ! Elle se met au bain pendant que ses serviteurs lui apprêtent un breuvage qui la fortifie. Midi sonne. On l’appelle pour déjeuner, dans la salle à manger, où la famille est réunie. Elle arrive en toilette du matin. Chacun la félicite sur son goût, sur sa fraîcheur […]. Après le déjeuner, elle fait une seconde toilette. Quand son miroir ne lui reproche plus rien, elle descend au salon, elle s’assied devant un métier à tapisserie, sur lequel elle dessine quelques figures en chantant. Si ce "travail" l’ennuie, elle brode ou fait de la musique. Elle a sous ses yeux toutes les récréations de l’esprit et tous les aliments de l’âme : elle peut feuilleter un album de Delacroix, lire Dante ou Virgile, Corneille ou Delavigne, à son gré. Les brochures, les modes, les journaux, tout est là. Heureuse jeune fille ! On la mariera sans doute avec l’homme de son choix. Il est jeune et riche comme elle ; sa famille est des plus honorables. […]
A l’heure où la jeune fille dont nous avons parlé rentre dans sa maison, il en est une autre, de son âge, qui quitte la sienne. Faible, harassée, à moitié phtisique, elle se lève pour se rendre à la filature de coton où on l’occupe, et où il faut travailler quinze heures par jour pour gagner douze sous. Il fait bien froid, et elle est à peine vêtue. Elle court, elle court, elle a peur de s’être trompée d’heure et d’être en retard. Savez-vous qu’il y a une heure de chemin pour aller à la fabrique ! S’il était trop tard, elle serait à l’amende ! Peut-être perdrait-elle sa journée, quel malheur ! Enfin elle arrive à temps ; la cloche ne fait que sonner. La porte de l’atelier s’ouvre. Il fait chaud dans l’atelier, chaud comme au milieu d’une fournaise ; on y gémit, on y râle, on y étouffe. L’air qu’on y respire est empoisonné ; il s’attache aux poumons, il les dessèche, il les brûle. Il porte des germes de mort. La jeune fille le sait ; chaque soir, il lui semble qu’elle est plus malade, et le lendemain il faut pourtant bien recommencer. Elle voudrait elle propre […] mais du matin au soir, elle est enterrée dans l’ordure jusqu’au cou. La transpiration, la fumée, la vapeur, la suie, la graisse, le charbon, tout l’atteint, tout l’empoisonne, tout la souille… Et que de dangers la menacent au milieu des machines terribles qui l’entourent. Le soir, à huit heures, la journée est finie. Il y a quinze heures que la jeune fille est sur pied. Elle revient à sa demeure où sa mère l’attend sans lumière, parce que la chandelle coûte cher ; sans feu, parce que le dernier brin de bois est brûlé. On soupe en se partageant un morceau de pain noir et quelques légumes mal cuits, achetés dans les rebuts du marché. Puis l’on se couche après, sans quelquefois s’être dit une parole. Le lit, c’est de la paille froide, et il ne reste rien dont on puisse se couvrir.
Jérôme-Pierre GILLAND. »
L’Atelier, organe spécial de la classe laborieuse,10e année, n° 3, 28 décembre 1849, pp. 455-456.
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