mardi 31 août 2010

"Le congélateur, appareil à faire de la glace" (Journal d'agriculture pratique, 1846)

A gauche : la Glacière des familles de Villeneuve (modèle original) ; à droite : modèle de 1858.









« COMMERCE DE LA GLACE.

On ne se fait point une idée du développement que prend tous les jours le commerce de la glace. Il a pris les proportions d'une grande et fructueuse industrie.

La glace ne sert pas seulement à la boisson, on l'emploie encore comme agent de conservation pour une foule de comestibles que la chaleur tend à détériorer, et comme agent thérapeutique dans les maladies. Sans compter les maisons particulières qui consomment de la glace pour leur usage privé, on peut évaluer à 450, pour Paris, le nombre des limonadiers, glaciers, marchands de comestibles, fruitiers, etc., qui emploient ou débitent cette denrée. La consommation annuelle de Paris est de 12 à 15 millions de kilogrammes.

On conçoit que pour emmagasiner cette masse, il faut des entrepôts considérables. Indépendamment des glacières organisées dans les divers établissements do limonadiers, etc., il existe de grands magasins généraux situés aux abords de Paris. La plus considérable est la glacière située dans la plaine Saint-Denis, et qui a pris le nom de Glacière Saint-Ouen. Celte glacière consiste en un puits de 10 mètres de profondeur et de 33 mètres de diamètre. Elle livre à la consommation parisienne 6 millions de kilogrammes par an, au prix moyen de 15 à 20 c. environ le kilogramme. Deux autres glacières considérables sont situées, l'une à Gentilly, près des étangs connus des Parisiens sous le nom de la Glacière ; l'autre à la Villette, près du canal. Ces deux établissements en livrent près de 6 millions de kilogrammes, et le reste est fourni par des prises ou plutôt des pêches faites sur divers points, tels que les bassins des Tuileries, dont on assure que la liste civile vend la glace, de même qu'elle vend la fleur de ses orangers ; tels encore que les étangs de Montmorency et le canal Saint-Martin.

Cette pêche de glace, à laquelle on se livre avec activité pendant la saison rigoureuse, présente un coup d'œil animé et pittoresque. Les blocs de glace saisis sur la surface de l'eau avec de longs crochets, enlevés avec adresse, jetés sur la rive, sont entassés dans des tombereaux. Souvent le glaçon rebelle résiste au crochet, se dérobe, plonge et reparaît triomphant plus loin. Quelquefois le pêcheur risque d'aller retrouver le glaçon, à la grande jubilation des curieux qui, les mains dans les poches et le nez dans leur collet, font cercle au bord des bassins pour épier les accidents et s'en amuser malgré le vent et le froid aux pieds.

Mais dans les hivers trop doux, la récolte de la glace pouvant manquer, on a cherché les moyens de la fabriquer artificiellement. On avait organisé dans ce but un système de fabrication à Saint-Ouen. Les procédés employés étaient ceux d'évaporation. L'eau, amenée par des pompes au sommet de gradins en charpente, descendait en cascades par nappes minces, et, coulant lentement dans de vastes bassins isolés du sol, achevait de se congeler. On a obtenu de cette manière des masses considérables de glace lorsque la température atmosphérique était à quelques degrés de zéro. En outre, on a tenté d'alimenter la puissance congelante par des agents chimiques et par l'addition d'autres matières, telles que le salpêtre ou même simplement le sel marin. Enfin, dans des hivers où la glace manquait complètement, on a été obligé d'aller en chercher jusqu'en Norvège, sur des bâtiments du Havre.

Les Américains du nord se livrent depuis quelque temps à ce commerce, qui devient très lucratif. Ils ont trouvé le moyen de remplacer le lest de leurs vaisseaux par des blocs déglace coupés avec une parfaite régularité, arrimés avec soin et enveloppés de sciure de bois, de paille et de poussière de charbon. Ils transportent la glace de celle manière dans l'Amérique du sud et dans nos colonies des Antilles, où ils la vendent à un prix fort élevé.
Glacière des familles (dessin paru dans Le Magasin pittoresque de 1867)

 
LE CONGÉLATEUR, APPAREIL A FAIRE DE LA GLACE (1)

[…] Il faut le dire, nous manquions d'un moyen usuel, pratique et d'une telle simplicité qu'il fût à la portée de la personne la plus étrangère à la science, et c'est à la solution de ce problème qu'est arrivé M. [Villeneuve], par la création de son congélateur. […] Deux mélanges différents peuvent être employés à opérer la congélation. Le premier se compose de trois parties de sulfate de soude et de deux parties d'acide chlorhydrique. Le second se fait avec une partie de nitrate d'ammoniaque et une partie d'eau. Ce dernier mélange détermine moins rapidement la congélation ; mais, en revanche, il est moins coûteux, car il peut servir de nouveau, après qu'on lui a fait perdre par évaporation la quantité d'eau qu'on lui avait ajoutée. L'opération n'offre d'ailleurs aucune difficulté. […]

Les avantages que cet appareil promet à tout le monde en assurent à nos yeux le succès ; il sera surtout d'une immense ressource pour les propriétaires qui passent une certaine partie de l'année à la campagne, où ils sont constamment privés de glace : l'emploi du congélateur leur permettra, à l'avenir, de s'en procurer aussi souvent qu'ils le désireront. Cet appareil a été soumis au jugement de l'Académie des sciences. Une commission nommée pour l'examiner, et composée de MM. Babinet, Francœur et Pouillet, a présenté, dans la séance du 9 juin, le rapport que nous transcrivons ici:

"L'Académie nous a chargés, MM. Pouillet, Francœur et moi, a dit M. Babinet, de lui faire un rapport sur un appareil destiné à faire de la glace, et auquel M. Villeneuve, qui le présente, donne le nom de congélateur, ou glacière des familles, pour indiquer que par ce moyen on peut, en toute saison, dans toute localité, au moyen d'ingrédients d'une manipulation facile et fournis en grande abondance et à bas prix par le commerce, se procurer plusieurs kilogrammes de glace très pure et très compacte, et, si l'on veut, en même temps confectionner toutes les préparations rafraîchissantes que, dans l'art du limonadier, on appelle des glaces.

Sans rappeler ici tous les procédés que les arts ont empruntés aux sciences pour faire de la glace, procédés qui ont été plutôt proposés que pratiqués en grand , il nous suffira de dire que c'est au moyen du sulfate de soude du commerce, mélangé avec de l'acide chlorhydrique non concentré, que M. Villeneuve obtient un mélange réfrigérant capable de produire , dans son appareil, 3 à 4 kilogrammes de glace en moins d'une heure de temps et avec une dépense d'environ 2 fr. Le principe delà production du froid par le mélange de l'acide et du sel n'offrant scientifiquement rien de nouveau, il est évident que c'est par un succès infaillible à toute température que l'appareil de M. Villeneuve se recommande à l'attention de l'Académie.

On en aura une idée exacte en se figurant un cylindre creux destiné à recevoir le mélange réfrigérant, et enveloppé lui-même d'une capacité cylindrique destinée à recevoir l'eau qui devient un cylindre creux déglace par l'effet du réfrigérant intérieur. Dans le mélange même plonge un autre vase cylindrique fermé par le bas, que l'on fait tourner au moyen d'une manivelle, et qui, par des saillies convenables, agite le mélange et renouvelle les points de contact du corps réfrigérant avec ce vase intérieur comme avec le vase extérieur. Ce vase creux et fermé au fond porte, dans l'art du glacier, le nom de sorbetière. Si on le remplit d'eau, cette eau se pèle elle-même, comme l’eau environnante, et on obtient deux cylindres de glace d'environ 4 kilogrammes, l'un creux, l'autre plein. Mais si l'on veut préparer des glaces, la sorbetière, ou cylindre intérieur, est chargée avec la préparation alimentaire qui doit être glacée, et l'on opère comme avec le mélange ordinaire de glace et de sel.

L'appareil a fonctionné un grand nombre de fois devant vos commissaires, et généralement à des températures de 15 à 20 degrés centigrades, et toujours avec un succès complet : la glace était compacte, abondante, et le prix de revient était de 30 à 40 cent, le demi-kilogramme. Ce prix s'abaisse lorsque l'on opère sans trouble et que l'on ne tient pas à économiser le temps, parce qu'alors on ne renouvelle les mélanges qu'après qu'ils ont produit tout leur effet. Chaque opération, donnant 3 à 4 kilogrammes de glace, exige environ une heure de temps. L'acide et le sel se débitent à bas prix et en grandes masses dans le commerce, et n'atteignent pas 20 fr. les 100 kilogrammes.

Nous n'insisterons pas sur les usages hygiéniques et thérapeutiques de la glace, pas plus que sur son emploi comme objet de luxe et d'agrément dans les diverses préparations alimentaires ; les usages scientifiques de ce précieux produit, quand on peut se le procurer à volonté dans toute localité, ne sont pas douteux. Votre commission a surtout été frappée de l'utilité du congélateur pour les habitations isolées, les localités éloignées des glacières et les pharmacies des petites villes et bourgades. L'appareil de M. Villeneuve répond à tous les besoins et à toutes les exigences; aucun des réactifs qu'il emploie n'est classé parmi ceux dont la vente est entourée de précautions contre les accidents possibles résultant de leur distribution à des personnes inexpérimentées.

M. Villeneuve ne présente point son congélateur à l'Académie comme un appareil scientifique, mais bien comme un appareil d'économie domestique. L'Académie a déjà approuvé d'autres appareils relatifs à l'emploi de la chaleur pour la cuisson des viandes et des légumes, à la conservation des substances alimentaires, au meilleur emploi des propriétés éclairantes des corps combustibles, etc. La commission propose donc à l'Académie de donner son approbation à l'appareil de M. Villeneuve, tant sous le rapport de la congélation de l'eau que sous celui du confectionnement des glaces."

L'Académie approuve ce rapport et en adopte les conclusions. »

(1) Les Congélateurs de M. Villeneuve coûtent de 55 à 100 fr. Le dépôt est a Paris, rue des Petits-Augustin, 17.

Journal d’agriculture pratique et de jardinage (publié par les rédacteurs de la Maison Rustique au XIXe siècle), 2e série, t. III, juin 1845 – juin 1846.

lundi 30 août 2010

"Le vaisseau de l'Etat rentre enfin dans le port..." (H. Muraire, 1814)

"Si la peste donnait des pensions, la peste trouverait encore des flatteurs et des serviteurs" (Saadi). Dessin ornant l'édition originale de : anonyme, Dictionnaire des Girouettes ou, nos contemporains peints par eux-mêmes... par une Société de Girouettes, Paris, A. Eymery libraire, 1815.








Honoré Muraire*, discours adressé à Monsieur, comte d’Artois, le 9 avril 1814 :

« Monseigneur,

Après une trop longue et trop violente tempête, le vaisseau de l'état rentre enfin dans le port. La France retrouve son véritable roi, et les Français un père dans le sein duquel ils oublieront leurs malheurs. Tout ce qu'un événement si heureux a produit d'allégresse et d'enthousiasme, tout ce que ce jour à jamais mémorable de bonheur et d'amour, de régénération et d'espérance, de réconciliation et de paix , a produit d'émotions et de sentiments, !a cour de cassation l'a éprouvé, elle l'a ressenti, elle l'a partagé. Eh ! comment le premier corps de la magistrature française ne bénirait-il pas le retour d'un règne et d'un monarque qui assurent aux lois une action entière et libre, aux tribunaux l'indépendance et la considération sans lesquelles ils ne peuvent exister, et aux citoyens le cours invariable et régulier de la justice, et surtout l'ordre naturel et jamais interverti des juridictions !

Monseigneur, nous vous remercions de ces premiers bienfaits ; nous vous remercions de tous ceux que le retour de Louis XVIII et celui de V. A. R. promettent à la France, et nous vous supplions d'agréer pour votre auguste frère, comme pour vous-même, la vive et franche expression de notre amour, de notre respect et de notre fidélité. »


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H. Muraire, discours adressé à l'Empereur Napoléon Ier, le 27 mars 1815 :

« Sire,

La profession des sentiments dont votre cour de cassation vous apporte l'hommage, ne peut être aujourd'hui que la profession des principes qu'elle s'honore de proclamer en vous saluant comme seul, véritable et légitime souverain de l'empire. Cette souveraineté, instituée par la nation et pour elle, vous fut déférée par son vœu lorsqu'elle vous appela à un trône vacant et abandonné. Ce vœu national vient de se manifester encore avec autant d'unanimité et plus d'énergie : partout il a été l'élan des cœurs, sans violence, sans contrainte ; car tous ont été pour vous, par un mouvement spontané, volontaire, et libre de toute influence. La légitimité de votre souveraineté pourrait-elle donc être méconnue, lorsqu'elle repose sur la base indestructible de la volonté libre du peuple, français ?...

Eh! quel chef plus digne d'une nation libre et généreuse, que celui qui reconnaît que les rois sont faits pour les peuples, et non les peuples pour les rois : qui ne veut régner que par une constitution faite et acceptée dans l'intérêt et par la volonté de la nation qui ne veut gouverner que par les lois et pour maintenir également et indistinctement les droits de tons ! Sire, ces principes sont de toute éternité ; le progrès des lumières du siècle, de ce siècle qu'on a essayé de faire reculer, n'a fait que les mettre dans une plus grande évidence : l'ignorance et les préjugés ont disparu devant eux, et V. M. a acquis des droits immuables à la reconnaissance, non seulement de la France, mais de toutes les nations civilisées, pour les avoir sauvées de la subversion de tous leurs droits et de la rétrogradation de la raison universelle....

Signé : Comte Muraire, président. »

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* Honoré Muraire (1750-1837), avocat au Parlement d'Aix, élevé à la dignité de Comte d'Empire en 1806, il exerce les fonctions de Premier président de la Cour de Cassation du 15 ventôse an IX au 15 février 1815, puis de nouveau pendant les Cent-Jours.

"Le pavé de Paris est de plus en plus difficile à maintenir en bon état" (Haussmann, 1860)

Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie (1877). Art Institute, Chicago.

« Le pavé de Paris est de plus en plus difficile à maintenir en bon état. Les grès de bonne qualité deviennent rares ; les plus durs ne sont pas assez tenaces d'ailleurs pour bien résister à la fatigue d'une circulation qui a doublé depuis quelques années ; car le nombre des voitures circulant dans Paris, qui était de 21.690 en 1853, montait déjà à 38.763 en 1859, et ce sont précisément les plus lourdes qui se sont le plus multipliées : de 10.458, le nombre des charrettes et tombereaux s'est élevé à 21.628, dont 18.533 à deux roues et 3.095 à quatre roues. Les matériaux les plus compactes peuvent seuls supporter l'action incessante de telles causes de destruction. Le grès ne convient donc plus qu'aux voies les moins fréquentées de Paris. D'ailleurs, il a un défaut qui doit le faire peu regretter. Cette roche poreuse absorbe avidement l'humidité. Les rues qui en sont pavées sèchent difficilement et nécessitent un nettoiement coûteux. Mais ce n'est pas seulement des eaux pluviales que les grès s’imprègnent profondément : les eaux ménagères et autres y déposent des germes d'infection qui se développent sous l'action du soleil et l'influence de la chaleur. Aussi l'abandon graduel du grès a-t-il été proposé par les ingénieurs, au nom de l'économie, de la propreté et de la salubrité tout à la fois. Mais, je dois l'avouer, les moyens pris jusqu'à présent pour le remplacer n'ont pas été complètement satisfaisants.

Le macadam, si apprécié des propriétaires de voitures et de chevaux de luxe, comme aussi des propriétaires et locataires des maisons bordant les voies très-suivies, n'a le mérite ni de l'économie, ni de la propreté, et il a les inconvénients dont, au point de vue de la salubrité, on accuse toutes les chaussées qui s'imprègnent facilement de liquides. La dépense annuelle d'entretien qu'il occasionne est de 3 fr. environ par mètre carré, tandis que celle d'un mètre carré de pavés de grès est de 48 c. au plus, sans parler des frais de balayage et d'arrosage, qui sont incomparablement plus forts pour les chaussées macadamisées que pour les autres.

Ce n'est pas le moment de vous entretenir de tous les essais tentés depuis plusieurs années pour obtenir du macadam plus résistant, et par conséquent moins boueux en hiver, moins poudreux en été. Je me borne à dire que, malgré l'attention apportée au choix et au mode d'emploi des matériaux par les ingénieurs les plus habiles, malgré les soins intelligents et vigilants consacrés à tous les détails du nettoiement et de l'arrosement des chaussées, malgré la sollicitude avec laquelle je m'occupe incessamment moi-même de tout ce qui peut conduire à une solution favorable de ce problème embarrassant, le macadam, qui s'est emparé de toutes les grandes artères de Paris, et qui s'étend à mesure qu'elles se développent à travers la ville, est une cause de dépenses inquiétantes par la progression ascendante qu'elles suivent, sous la double action de l'accroissement des surfaces à entretenir et de la circulation qui les sillonne, et en même temps un véritable fléau pour les piétons, ce qui n'est pas un détail de peu d'importance dans un pays démocratique tel que le nôtre. […]

Plus chers à établir que les pavés de grès, mais d'un entretien presque nul, les pavés de porphyre ont les défauts de leurs qualités : comme tous les corps très-durs, ils se polissent au lieu de s'user, et deviennent glissants. Cet inconvénient, sensible surtout dans les rues très déclives et sur les chaussées fortement bombées, s'aggrave quand une pose trop soigneuse a serré les joints ; alors les voilures roulent sans secousses; mais les chevaux, poussés trop rapidement ou sans précaution, tiennent mal. Peut être le manque d'habitude ou le mode actuel de ferrage y est-il pour quelque chose ; car il est des pays où des villes entières sont pavées en porphyre et où les chevaux de luxe circulent. […]

Bien d'autres systèmes ont été essayés ; un seul parait pouvoir lutter d'avantages avec le pavage en porphyre : c'est celui des chaussées en bitume comprimé. Plus cher encore de premier établissement, le bitume comprimé semble être d'un entretien encore plus économique. Il a, comme le macadam, les sympathies des propriétaires et locataires des maisons, que le roulement des voitures ébranle dans les rues pavées. Imperméable à l'eau, il sèche tout de suite, comme le porphyre ; il n'engendre ni boue ni poussière; un simple lavage rend la voie publique parfaitement propre et nette. C'est donc un bienfait réel pour les piétons. Les voitures y roulent sans secousses et même sans grand effort de traction. Mais il a contre lui la même objection que le porphyre : le glissement des chevaux rapides. L'objection est-elle fondée, et faut-il en chercher la réponse dans un quadrillage profond des chaussées bitumées, ou même dans une modification du ferrage des chevaux ? Ou bien, est-ce le peu d'étendue des expériences faites jusqu'à présent qui en a compromis le succès, en exposant les chaussées bitumées au contact de la boue grasse des pavés voisins, seule cause des accidents constatés ? J'accepterais volontiers cette explication ; car le bitume est une matière malléable que le frottement désagrégerait plutôt que de la polir, si elle n'y échappait par son élasticité même, et qui semble, théoriquement, très propice à la formation de chaussées unies. Mais la pratique est-elle d'accord à cet égard avec la théorie ? L'avenir le dira. Toujours est-il qu'il faudrait bien regretter que l'infirmité du glissement des chevaux de luxe ne laissât à l'édilité la plus dévouée au bien-être de ses administrés rien de mieux à leur offrir que les cahots de l'antique pavé de grès ou la fange du macadam. »

G. E. Haussmann, Mémoire adressé par le Préfet de la Seine au Conseil municipal, à l'appui du budget de 1861. Cité in : Annuaire historique universel pour 1860, Paris, Ed. Lagny, 1865.

dimanche 29 août 2010

"Le temps manquait littéralement pour enterrer les victimes du choléra" (E. Capendu, 1865)

« Cet hiver de 1849-50 que je passai à Oran vit éclater le choléra dans la ville, mais un choléra effrayant, épouvantable, qui enleva en quarante jours un huitième de la population. […] Pour bien comprendre la situation d'Oran durant cette épidémie, il faut se rappeler que la population de la ville, à cette époque (sans compter la garnison), se composait de deux sixièmes de Maures et d'Arabes, trois sixièmes d'Espagnols et de Juifs et un sixième de Français.

La grande majorité de cette population est d'une superstition que nous ne saurions plus comprendre en Europe. Le choléra sévissait avec une horrible furie, il est vrai ; les cas de mort subite étaient fréquents, la désolation pouvait être grande, mais cette désolation était encore augmentée par les bruits les plus absurdes répandus à profusion. Ainsi, on avait persuadé à la population musulmane que le choléra avait uniquement pour cause des myriades de petits diables bleus, invisibles, qui voltigeaient dans l'air et entraient dans la bouche des fils de Mahomet aussitôt qu'ils entrouvraient les lèvres pour parler. On ajoutait, et cela était facile à persuader, que c'était ces Français, ces chiens de chrétiens, qui avaient importé les petits diables sur la terre d'Afrique. Les Français s'étaient persuadé, eux, que le choléra régnait dans l'air et qu'il fallait déplacer ou purifier les courants pour chasser le fléau, et l'anéantir. Les Espagnols étaient d'un autre avis. Ils affirmaient, au nom de la religion, que, pour combattre le fléau et en triompher, ce qu'il fallait faire surtout et avant tout, c'était un appel à toute la population chrétienne pour organiser une procession solennelle et se rendre à la chapelle du Santa-Cruz implorer la miséricorde divine. […]

Les juifs affirmaient que cette maladie terrible qui emportait tout était l'annonce de la fin du monde et, dans la crainte qu'elle n'emportât aussi les trésors des familles, ils enfouissaient et ils cachaient mystérieusement tous leurs biens et toutes leurs richesses.

Puis, les voitures manquaient pour emporter les cercueils, les bras faisaient défaut pour creuser les fosses. Les autorités civiles éperdues, et étant privées d'ailleurs de moyens puissants d'action, avaient recours à l'autorité militaire. Le préfet, le maire, les chirurgiens, les directeurs des hôpitaux, les députations de tous genres et de toutes sortes venaient chaque jour assaillir le général [Pélissier], qui, accueillant tout le monde, remontant les courages prêts à faillir, était calme, confiant et fort comme sur un champ de bataille. […]

Un matin, tous les canons des forts, tous ceux des batteries basses, tous ceux de Mers-el-Kebir, répondant à ceux du Château-Neuf, tonnèrent sur tous les points de la ville et de la côte. Cette canonnade, qui dura la journée entière, du lever au coucher du soleil, et qui avait pour but de déplacer les courants d'air et de détruire les miasmes putrides pour les Français, et les diables bleus pour les Arabes, ranima la population.

L'espérance revint dans tous les esprits. Le lendemain, la mortalité fut moins grande, soit par effet réel du canon sur l'air, soit par effet produit sur les malades par l'espérance du résultat de la canonnade, ce qui était plus probable. Il y eut un temps d'arrêt dans la pente croissante du fatal fléau, mais après huit jours écoulés, le nombre des victimes augmenta. On en était déjà à un quinzième de la population enlevé par le choléra.

On tenta une nouvelle épreuve : on alluma des feux de bois odoriférants dans lesquels on jetait des brassées de feuilles de palmier encore vertes qui produisaient une fumée grisâtre. Ces feux étaient allumés dans toutes les rues, sur toutes les places, dans tous les quartiers. Ils furent entretenus pendant plusieurs journées consécutives encore dans la pensée de purifier l'air. Malheureusement, cette nouvelle épreuve ne réussit pas mieux que la précédente. Le choléra continua à augmenter. Le chiffre des morts atteignait la proportion du douzième de la population.

Des familles entières disparaissaient, et tous les habitants d'une même rue étaient souvent enlevés par le choléra qui ne respectait ni enfant ni vieillard. On eût dit que le fléau suivait des courants, comme ces trombes destructives qui anéantissent tout sur une même ligne, respectant les points rapprochés de cette ligne tracée.  La terreur devint si forte, si puissante, que des familles entières abandonnèrent la ville, et une émigration commença. Les Espagnols surtout furent les plus pressés à quitter Oran. Ils allèrent s'installer dans les grottes de la plaine des Andalouses. La ville était triste et déserte. […]

En traversant la ville, nous rencontrions à chaque pas les navrants spectacles offerts par la cruelle épidémie. Ici, c'était une maison européenne devenue entièrement déserte depuis la veille et dont tous les habitants avaient été emportés par la mort. Souvent, on entendait sortir d'une maison mauresque les chants funèbres des femmes arabes veillant autour d'un cadavre. […]

Les églises chrétiennes étaient peu nombreuses alors à Oran et le clergé se composait de quelques prêtres qui, épuisés, ne pouvaient suffire, car la quantité de ceux que frappait le fléau était telle qu'il était devenu impossible de faire des services séparés. On réunissait, à certaines heures indiquées, tous les cercueils dans une église et on disait une messe pour toutes les victimes, et cela plusieurs fois par jour.

La terreur augmentait d'heure en heure dans la population et elle prenait des proportions effrayantes qui augmentaient aussi le danger. Tout ce qu'on éprouvait, tout ce qu'on ressentait, la moindre indisposition, c'était le choléra. Combien sont morts pour s'être fait traiter contre l'épidémie sans l'avoir ! […]

... les fossoyeurs manquant absolument, il avait fallu commander des compagnies pour creuser les fosses et, faire la chaux que l'on jetait sur les corps pour éviter les émanations qui eussent peut-être amené la peste. Arrivés au cimetière, un épouvantable spectacle nous impressionna vivement ; le temps manquait littéralement pour enterrer les victimes du choléra : plus de soixante cercueils étaient là, rangés les uns sur les autres, attendant que les soldats eussent creusé la terre. Et cela arrivait chaque jour. Souvent, les cercueils apportés trop tard, passaient la nuit et n'étaient enfouis que le lendemain. Les soldats souffraient de cette pénible corvée. Le général donna ses ordres, parla aux hommes avec cet accent de bonhommie familière qu'il savait prendre. Il leur fit donner à boire, les encouragea et leur promit de venir chaque jour les visiter. […]

Il n'est pas d'exemple, dans aucune autre ville d'Europe ou d'Orient, d'un effet destructif aussi violent du choléra que celui qui plongea la ville d'Oran dans le deuil durant ces deux mois de novembre et de décembre 1849.»

Ernest Capendu. La Popote. Souvenirs militaires d’Oran. Paris, Amyot, 1865. 

"Le goût financier dominant, le style est remplacé par le luxe" (E. Texier, 1862)

"Salon d'un hôtel du faubourg Saint-Honoré", dessin paru dans : Ed. Texier, Tableau de Paris, vol. 2, Paris, Paulin, 1853.


« LES HABITATIONS MODERNES.

Paris est rebâti de fond en comble, les monuments respirent plus à l'aise, débarrassés des échoppes qui les entouraient mais le style a disparu des maisons particulières. Le rapport étant la grande raison d'être des ruches en moellons de nos jours, toute maison qui se construit tient le milieu entre le palais et la caserne, et rappelle vaguement la manufacture; l'amoindrissement et l'éparpillement des fortunes, le petit luxe général qui agit si mesquinement sur les fabrications, le manque de goût de la plupart des architectes, l'absence d'artistes distingués voués spécialement aux peintures de décors, toutes ces causes réunies sont un obstacle au développement du style dans les habitations. Quelques rares propriétaires, gens de goût, se contentent d'imiter le passé, de réparer les désastres, de déblayer les ruines, trop heureux de faire revivre quelques restes de ce luxe de la grande époque française, en le reproduisant à peu près.

Mais c'est surtout de l'intérieur des habitations que le style a été rigoureusement banni. Toutes les pièces se ressemblent tant de mètres sur tant de mètres. Rien de varié dans la forme, d'inattendu dans la perspective, des boîtes carrées. Le goût financier dominant, le style est remplacé par le luxe. Tout salon d'aujourd'hui est un magasin de bric-à-brac; partout les mêmes étoffes, les mêmes tapis de moquette parsemés de perroquets, les mêmes bronzes tirés à des milliers d'exemplaires, les mêmes pendules, les mêmes plafonds nus et de ce blanc éclatant qui fait tache au milieu des tentures bariolées qui les encadrent; puis des fauteuils sculptés, à dos ogival, se prélassent à côté de canapés du temps de Louis XV des tables à pieds tors, faisant vis-à-vis à un meuble de Boule, et partout, en haut, en bas, sur les étagères, sur les consoles, dans les encoignures, du vieux Saxe, du vieux Sèvres et des potiches chinoises.[…]

Cette manie de mobiliers archéologiques ou exotiques ne fait-elle pas un procès mortifiant à notre goût et à nos industries actuelles? Ne démontre-t-elle pas assez victorieusement l'impuissance de notre époque à rien inventer ? Aujourd'hui on est étranger, on est Grec, on est Arabe, on est Chinois, on est Romain, XIIIe siècle, Renaissance, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI on dit même, et j'en frémis, que les partisans du style Empire s'agitent dans l'ombre et songent sérieusement à faire sur les ameublements une nouvelle levée de glaives et de boucliers. Le XIXe siècle vient d'entamer son douzième lustre; le voilà arrivé à un âge tout au moins raisonnable il serait bien temps, ce me semble, qu'il prît son parti et qu'il se décidât à trouver lui aussi une livrée, un style qui servent à le faire reconnaître aux futurs antiquaires aussi facilement qu'on reconnaît aujourd'hui le style et la livrée des époques qu'il s'évertue à copier, faute de mieux. […]

Le luxe français est encore tout-puissant en Europe mais pour conserver sa supériorité, il faut que ses produits se régularisent, qu'ils reprennent les anciennes conditions d'ensemble et d'harmonie. Ce ne sont ni les manufactures, ni les ateliers, ni les artistes, ni les ouvriers qui manquent, ce sont les gens de goût. Acheter des meubles magnifiques, acquérir à n'importe quel prix des objets somptueux, ce n'est rien si l'on ne sait leur donner la vie. Or, la plupart des salons d'aujourd'hui sont des salons où tout est mort, la conversation, l'esprit et l'ameublement. Et surtout défiez-vous du trucageur, ô Millionnaires ! Trucage ! Voilà un mot nouveau pour le Dictionnaire de l'Académie mais quand l'Académie en sera à la lettre T, ce mot aura au moins un siècle de date. Donc, le trucageur est un artiste modeste, bien différent des autres artistes ses confrères ; il fait du vieux avec du neuf ; l'innocent ! Ces émaux du moyen âge, cette poterie byzantine, cette verroterie antique, ce temple chinois, cette sculpture romaine, cette pagode hindoue, ce bahut du XIIIe siècle, cette dague de Tolède, ces porcelaines, ces meubles, ces vitraux héraldiques, toutes ces belles épaves du temps passé, dont on est si friand dans le temps présent, c'est lui qui est l'auteur de tout cela ! […]

Aussi la vieille céramique, la vieille émaillerie, la vieille orfèvrerie, la vieille joaillerie, toute la potichomanie antique et gothique a baissé de cinquante pour cent depuis que le trucage a fait son apparition au grand jour ; et si tu contribues par ta savante supercherie à débarrasser les salons de tous ces bahuts qui tiennent tant de place et de toutes ces vieilleries qui les encombrent, si tu nous délivres enfin des pots étrusques, des magots japonais, des miséricordes allemandes, des colichemardes italiennes, des guitares espagnoles, des Vénus aux seins brisés, des Pharaons camards, et de tout ce bric-à-brac absurde et prétentieux, par les dieux immortels ! Ce n'est pas moi qui t'accuserai, ô trucageur ! Ô grand homme! Il me semble que cette mode, ou plutôt cette manie de bric-à-brac, qui s'est emparée de tous les étages, a sa raison d'être dans l'indifférence qui préside aux relations sociales ; les vieux meubles sont une ressource précieuse pour les maîtresses de maison, en ce sens qu'un salon encombré de curiosités est un inépuisable texte de conversation. […]

Aujourd'hui toutes les personnalités s'effacent de plus en plus devant la loi des conventions. Chacun agit comme son voisin, sans se demander pourquoi le voisin fait plutôt ceci que cela. A l'époque où la Bourse était l'entrepôt des millions ouvert à toutes les convoitises, un libraire me disait : "Je vends en ce moment beaucoup de livres aux coulissiers qui font fortune.
― Les coulissiers lisent donc ?
― Non ; mais quand ils se sont fait bâtir un hôtel et qu'ils l'ont meublé, ils veulent avoir une bibliothèque. Les livres meublent comme les tableaux. Un jour un de ces messieurs vint me voir et me dit : “Il me faut des livres pour garnir ma bibliothèque en bois de chêne sculpté ; vous m'enverrez trois cents volumes environ, et tous grands comme celui-là”. Il me montrait un in-8° : “pour le choix, je m'en rapporte à vous ; vous me choisirez des ouvrages de bibliothèque, des classiques Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Racine, quelque chose dans ce genre là, et vous ferez relier le tout très-convenablement”.
Il fit quelques pas pour s'en aller, puis il revint : “Ah! J’oubliais de vous dire… vous mettrez aussi dans le ballot quelques romans amusants mais il ne faut pas faire relier ceux-là, parce que je veux les lire”."

Eh bien ! La plupart des gens qui vivent au milieu du bric-à-brac n'ont pas le droit de se moquer de cet enrichi illettré ; ils ont des bahuts, des panoplies, des ivoires, des plats à reptiles, comme lui il voulait avoir des livres… pour la montre. »

Edmond Texier, Les choses du temps présent, Paris, Hetzel, 1862.

vendredi 27 août 2010

"Voilà comment on élève la génération actuelle. Puisse l'excès du mal apprendre à mieux élever celles qui suivront !" (M. Callais, 1862)

W.-A. Bouguereau (1825-1905), Le Repos (1879).

« [...] Dans les campagnes du Laonnais, dès qu'un enfant est né, il devient pour sa mère un embarras, en ce sens surtout qu'elle ne peut plus participer aux travaux des champs. Mais ce n'est que pour peu de temps. Afin de reprendre plus tôt ses occupations ordinaires, elle sevré son enfant; bientôt elle le quitte avant le jour, et ne revient pour lui donner la nourriture qu'à midi et le soir. Elle le laisse seul à la maison; elle le lie dans son berceau, quand elle redoute quelque accident, et s'éloigne contente de ce qu'elle ne pourra l'entendre pleurer. Pour que son sommeil ne soit pas troublé par le bruit de la rue, elle le place sur la cour, dans un cabinet étroit, humide et sombre. Quelles sont les suites de cette manière d'agir ? Qu'on le demande à tant d'enfants malingres, affectés de strabisme, herniaires ou idiots. Si, placé dans de pareilles conditions, il vient à mourir, la mère, allant au-devant des consolations de ses voisines, leur dira que Dieu lui a fait une belle grâce... Si au contraire il résiste, il restera abandonné à lui-même jusqu'à ce qu'il ait appris à marcher. Et combien qui, faute d'être exercés et fortifiés, ne marchent qu'à deux, trois ou quatre ans ! Combien d'impotents ou d'estropiés !

Quelquefois la mère, afin d'avoir l'esprit en repos, conduit avec elle l'enfant dans les champs, et pendant son travail elle le dépose dans un sillon, le laissant exposé à l'ardeur du soleil ou à la rigueur du froid. S'il y a un frère ou une sœur aînés, ce sont eux qui le soignent, qui lui donnent sa nourriture et qui le promènent, en aient-ils à peine la force. A quatre ans, on lui donne du pain, le matin, pour toute la journée, et on l'enferme dans la maison, ou, si l'on craint les accidents qui n'arrivent que trop fréquemment, on le met dans la rue, en lui recommandant, quand il aura faim, d'aller chercher le morceau de pain déposé pour lui chez la voisine. Il est libre d'aller où bon lui semble ; le plus grand malheur qui puisse arriver, ce n'est pas de le savoir écrasé ou noyé, c'est de le voir revenir avec un habit déchiré ou un bras cassé et d'être obligé de payer la couturière ou le médecin.

A cinq ans, c'est un petit sauvage qui sait à peine parler, qui n'a pas la moindre notion du bien ou du mal et ne respecte rien, qui ne sait ni rougir, ni baisser les yeux, qui s'étonne des avis qu'on lui donne, s'en irrite bientôt et y répond par de grossières paroles. Il ne possède ni les connaissances les plus usuelles, ni l'idée des nombres les plus simples. Ce n'est qu'à l'école qu'il récitera ses prières, car sa mère n'a jamais le loisir de les lui apprendre ; le soir comme le matin, l'ouvrage presse tant à la basse-cour ! Dans les rares moments qu'ils passent au logis, le père et la mère ne peuvent s'occuper de leur enfant ; ils ne lui parlent qu'avec impatience et dureté, leurs ordres sont des menaces, leurs réprimandes les épithètes les plus grossières ; de toutes les leçons maternelles, il ne retient bien que celle-là ; ils rient de si bon cœur en entendant leur marmot bégayer quelque juron ; ça lui délie la langue, disent-ils. Aussi peu prudents dans leurs caresses que dans leurs châtiments, tantôt ils le choient et le dorlotent sans motif, tantôt ils le rudoient et le maltraitent sans discernement ; quelquefois ils tolèrent les fautes les moins pardonnables et souvent ils punissent avec emportement l'étourderie la plus excusable. Telle est l'éducation que l'instituteur devra corriger. Ce serait une tâche déjà bien difficile s'il pouvait isoler l'enfant de tout contact nuisible. Qu'est-ce donc quand, longtemps à l'avance, on a fait de son nom un épouvantail ? C'est vers sa cinquième année qu'on met l'enfant à l'école. A partir de ce moment, une lutte va commencer entre l'instituteur et ses parents, lutte bien pénible pour le premier, bien décourageante si, dans son cœur, le désir de faire le bien ne l'emporte pas sur toute vue intéressée.

Si par l'instruction l'instituteur se trouve supérieur aux paysans, ceux-ci savent bien lui faire sentir qu'il leur est inférieur sous le rapport pécuniaire et qu'ils sont aussi indépendants qu'il l'est peu. Son influence est très-bornée pour faire le bien; elle n'acquerrait d'importance qu'autant qu'il se mettrait au service de leurs mesquines rivalités, de leurs passions haineuses et jalouses. C'est surtout quand il se trouve au milieu de familles du genre de celle qui nous occupe, qu'il peut le moins, car ses relations avec les parents sans cesse occupés ou absents sont nulles ou à peu près. Quant à son action sur ses élèves, elle est presque toujours entravée par ceux-là même qui devraient la seconder ; il semble que les parents prennent plaisir à renverser, le soir, à la maison, l'édifice si laborieusement élevé par l'instituteur, dans la journée. Il recommande la civilité, la réserve dans les paroles, le respect envers les vieillards et les infirmes, la soumission aux diverses autorités ; et les enfants ne voient jamais chez eux le moindre signe de politesse ; ils n'entendent que des jurons, que des paroles de raillerie, que des critiques pleines d'égoïsme ou d'injustice. Il demande que l'on accomplisse ponctuellement ses devoirs de religion, et les parents sont les premiers à y mettre obstacle. Il réclame de ses élèves la propreté, et la mère, à qui incombe ce soin, trouve le maître importun, exhale tout haut son mécontentement, et détruit dans l'esprit de son fils l'ascendant sans lequel le maître travaillera en vain. Pour la plupart des parents l'instituteur n'est utile qu'en ce qu'il les débarrasse de leurs enfants. Il ne doit jamais réclamer leur concours dans l'œuvre commune de l'éducation, et il les offense gravement quand il veut les éclairer sur la conduite de leur fils et faire appel à leur vigilance. Les parents ne veulent pas être importunés à ce sujet ; ils ont bien autre chose à faire qu'à surveiller ce garçon : l'instituteur n'est-il pas payé pour cela ? Si l'enfant est mauvais, c'est par la faute de son maître : rien de plus clair. Et l'enfant, qui sent instinctivement tout ce qu'il peut contre celui-ci auprès de son père et de sa mère, sait les prévenir et les aveugler ; c'est son caprice qui règle son entrée en classe, sa sortie, son congé, et, quand l'instituteur se sera montré sévère, il saura se faire retenir à la maison paternelle pendant quelques jours.

Ce n'est guère que vers sa onzième année que l'enfant fréquente l'école avec assiduité, car il craindrait de n'être pas admis au catéchisme de la première communion et de se voir par là ranger au nombre des plus mauvais sujets du pays. Et d'ailleurs plus tôt il y sera admis, plus tôt il sera libre, plus tôt ses parents pourront le mettre au travail. C'est pour cette raison qu'ils lui recommandent de prendre patience et de ne rien faire qui puisse blesser M. le curé. Pour eux, comme pour lui, ce sera une année bien longue ; ils en comptent les semaines avec impatience. Nous ne connaissons rien d'aussi pénible pour un prêtre et pour un instituteur que le lendemain d'une première communion. Ces enfants qui, la veille, semblaient si recueillis, sont alors d'une gaieté inconvenante à la pensée qu'ils sont enfin débarrassés des catéchismes et de l'école. […]

Ces enfants ne viendront plus à l'école que pendant quelques mois, et, le voulussent-ils, ils ne pourront plus que rarement assister aux offices du dimanche ; leurs parents ne peuvent sacrifier une journée de leur travail. On leur accorde le repos de l'après-midi ; mais cette après-midi est bien à eux, ils peuvent l'employer à leur guise ; personne ne viendra les inquiéter. Il serait bon cependant que, le dimanche soir, le père cherchât son fils et la mère sa fille parmi ces groupes qui se glissent dans l'ombre de la salle de danse au cabaret ; qu'ils surprissent quelques-unes de ces conversations qui se tiennent entre jeunes gens des deux sexes ; qu'ils entendissent quelques-unes de ces chansons que chante le frère et qui font rire la sœur. Mais leur vigilance ne va pas jusque-là : l'heure du repos arrivée, ils s'assurent que leurs bestiaux sont à l'écurie, et ils se couchent, laissant la maison ouverte, afin que les enfants puissent rentrer quand ils le voudront. Encore si ceux qu'ils croient endormis dans le cabinet voisin n'en pouvaient sortir en secret !

C'est à cette coupable indifférence des parents, c'est à l'absence de toute pratique religieuse dans la famille qu'il faut attribuer cette immoralité précoce que l'on remarque jusque chez les jeunes enfants. Aussi, dès leur treizième année, nos jeunes gens de l'un et de l'autre sexe sont-ils complètement abandonnés à eux-mêmes; à partir de ce moment ils n'entendent plus parler de la religion que comme d'une chose toute puérile; on les raillera d'avoir pu croire un instant à des dogmes incompréhensibles. Les leçons qui viendront attaquer les prescriptions de la morale seront moins explicites, mais non moins efficaces ; des exemples de tous les jours leur apprendront à rejeter leurs scrupules comme des niaiseries et à préférer en tout leur intérêt à celui d'autrui. Qui les ramènera dans le chemin du devoir quand ils s'en seront écartés ? Qui leur fera comprendre qu'il y a en eux autre chose que des appétits matériels à satisfaire ? Qui leur fera apprécier leur dignité d'hommes et de chrétiens? Ce ne sera pas le prêtre, qu'ils ne verront plus ; ce ne seront pas leurs parents, qui rougiraient de donner à leurs instructions d'autres principes que les injures et les menaces, et qui seraient les premiers à tourner en ridicule le pasteur qui viendrait les remplacer auprès de leurs enfants.

Comment s'étonne-t-on, après cela, que les idées de respect s'affaiblissent, que les mœurs se perdent, que nos jeunes garçons au regard effronté, à la parole insolente, aux gestes turbulents, ne reconnaissent plus d'autres supérieurs que ceux qu'ils redoutent ; que nos filles acquièrent sitôt cette liberté d'allure et de langage qui nous afflige, ce regard et ces rires provocateurs, ces paroles et cette démarche arrogantes, qui contrastent si péniblement avec les idées de modestie, de douceur et de retraite que l'on se plaît à prêter aux jeunes personnes. A les voir, à les entendre, on se demande involontairement si la vie, pour elles, cache encore quelque mystère. Voilà comment on élève la génération actuelle. Puisse l'excès du mal apprendre à mieux élever celles qui suivront ! C'est, en effet, en inculquant à l'enfance d'autres idées, d'autres mœurs, qu'on parviendra à régénérer la société. C'est assurément là une question d'une haute importance et bien faite pour éveiller la sollicitude de tous les gens de bien. […] »

M. Callais, "Sur l'insuffisance de l'éducation dans le Laonnais", Les ouvriers des Deux Mondes. Etudes sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières des diverses contrées. Paris, Société internationale des études pratiques d'économie sociale, t. IV, 1862.

"Le peuple est sage... et beaucoup plus heureux aussi qu’avant la révolution" (P.-L. Courrier, 1822)

« PETITION POUR DES VILLAGEOIS QUE L'ON EMPÊCHE DE DANSER.

Véretz [Indre-et-Loire], 15 juillet 1822.

Messieurs, […]

Je demande qu’il soit permis, comme par le passé, aux habitants d’Azai de danser le dimanche sur la place de leur commune, et que toutes défenses faites à cet égard par le Préfet, soient annulées. […]

Le peuple est sage, quoiqu’en disent les notes secrètes. Nous travaillons trop pour avoir temps de penser à mal, et s’il est vrai ce mot ancien, que tout vice naît d’oisiveté, nous devons être exempts de vice, occupés comme nous le sommes six jours de la semaine sans relâche et bonne part du septième, chose que blâment quelques-uns. […]

Les fêtes d’Azai étaient célèbres, entre toutes celles de nos villages […]. En effet, depuis que les garçons dans ce pays font danser les filles, c’est-à-dire depuis le temps que nous commençâmes d’être à nous, paysans des rives du Cher, la place d’Azai fut toujours notre rendez-vous de préférence pour la danse et pour les affaires. Nous y dansions comme avaient fait nos pères et nos mères, sans que jamais aucun scandale, aucune plainte en fût avenue de mémoire d’homme, et nous ne pensions guère, sages comme nous sommes, ne causant aucun trouble, devoir être troublés dans l’exercice de ce droit antique, légitime, acquis et consacré par un si long usage, fondé sur les premières lois de la raison et du bon sens ; car apparemment c’est chez soi qu’on a le droit de danser, et où le public sera-t-il chez lui, sinon sur la place publique ? On nous en chasse néanmoins ; un firman du préfet qu’il appelle arrêté, naguère publié, proclamé au son du tambour, considérant, etc. défend de danser à l’avenir, ni jouer à la boule ou aux quilles, sur ladite place, et ce, sous peine de punition. Où dansera-t-on ? Nulle part ; il ne faut point danser du tout ; cela n’est pas dit clairement dans l’arrêté de M. le préfet ; mais c’est un article secret entre lui et d’autres puissances, comme il a bien paru depuis. On nous signifia cette défense quelques jours avant notre fête, notre assemblée de la Saint-Jean. […]

Le curé d’Azai […] est un jeune homme bouillant de zèle, à peine sorti du séminaire, conscrit de l’église militante, impatient de se distinguer. Dès son installation, il attaqua la danse, et semble avoir promis à Dieu de l’abolir dans sa paroisse, usant pour cela de plusieurs moyens, dont le principal et le seul efficace, jusqu’à présent, est l’autorité du Préfet. Par le préfet, il réussit à nous empêcher de danser, et bientôt nous fera défendre de chanter et de rire. Bientôt ! que dis-je ? Il y a déjà de nos jeunes gens mandés, menacés, réprimandés pour des chansons, pour avoir ri. […]

Le peuple est sage, comme j’ai déjà dit, plus sage et beaucoup plus heureux aussi qu’avant la révolution ; mais il faut aussi l’avouer, il est bien mois dévôt. Nous allons à la messe le dimanche à la paroisse, pour nos affaires, pour y voir nos amis ou nos débiteurs ; nous y allons ; combien reviennent (j’ai grand honte à le dire) sans l’avoir entendue, partent, leurs affaires faites, sans être entrés dans l’église. Le curé d’Azai, à Pâques dernières, voulant quatre hommes pour porter le dais, qui eussent communié, ne les put trouver dans le village ; il en fallut prendre de dehors, tant est rare chez nous et petite la dévotion. En voici la cause, je crois. Le peuple est d’hier propriétaire, ivre encore, épris, possédé de sa propriété ; il ne voit que cela, ne rêve d’autre chose, et nouvel affranchi de même, quant à l’industrie, se donne tout au travail, oublie le reste et la religion. Esclave auparavant, il prenait du loisir, pouvait écouter, méditer la parole de Dieu et penser au ciel où était son espoir, sa consolation. Maintenant, il pense à la terre qui est à lui et le fait vivre. Dans le présent ni dans l’avenir, le paysan n’envisage plus qu’un champ, une maison qu’il a ou veut avoir, pour laquelle il travaille, amasse sans prendre repos ni repas. Il n’a d’idée que celle-là, et vouloir l’en distraire, lui parler d’autre chose, c’est perdre temps. Voilà d’où vient l’indifférence qu’à bon droit nous reproche l’abbé de La Mennais, en matière de religion. Il dit bien vrai ; nous ne sommes pas de ces tièdes que Dieu vomit, suivant l’expression de Saint-Paul, nous sommes froids, et c’est le pis. C’est proprement le mal du siècle. [...]

Paul-Louis Courrier, vigneron.»

"Faible, harassée..., elle se lève pour se rendre à la filature de coton" (Gilland, 1849)

"Hard Times" (1885), par Sir Hubert von Herkomer (1849 – 1914)

« Il est cinq heures du matin. Une bonne voiture bien close arrive au galop devant une noble maison du faubourg Saint-Germain […] Une jeune personne descend de la voiture. Elle arrive d’un bal, où elle a passé la nuit. Sa mère, qui l’accompagne, la quitte à l’entrée de sa chambre en lui souhaitant un bon sommeil. […] A dix heures, elle s’éveille. Un bon feu brûle dans la cheminée. Il faut qu’elle marche un peu, hier elle a tant dansé ! Elle se met au bain pendant que ses serviteurs lui apprêtent un breuvage qui la fortifie. Midi sonne. On l’appelle pour déjeuner, dans la salle à manger, où la famille est réunie. Elle arrive en toilette du matin. Chacun la félicite sur son goût, sur sa fraîcheur […]. Après le déjeuner, elle fait une seconde toilette. Quand son miroir ne lui reproche plus rien, elle descend au salon, elle s’assied devant un métier à tapisserie, sur lequel elle dessine quelques figures en chantant. Si ce "travail" l’ennuie, elle brode ou fait de la musique. Elle a sous ses yeux toutes les récréations de l’esprit et tous les aliments de l’âme : elle peut feuilleter un album de Delacroix, lire Dante ou Virgile, Corneille ou Delavigne, à son gré. Les brochures, les modes, les journaux, tout est là. Heureuse jeune fille ! On la mariera sans doute avec l’homme de son choix. Il est jeune et riche comme elle ; sa famille est des plus honorables. […]

A l’heure où la jeune fille dont nous avons parlé rentre dans sa maison, il en est une autre, de son âge, qui quitte la sienne. Faible, harassée, à moitié phtisique, elle se lève pour se rendre à la filature de coton où on l’occupe, et où il faut travailler quinze heures par jour pour gagner douze sous. Il fait bien froid, et elle est à peine vêtue. Elle court, elle court, elle a peur de s’être trompée d’heure et d’être en retard. Savez-vous qu’il y a une heure de chemin pour aller à la fabrique ! S’il était trop tard, elle serait à l’amende ! Peut-être perdrait-elle sa journée, quel malheur ! Enfin elle arrive à temps ; la cloche ne fait que sonner. La porte de l’atelier s’ouvre. Il fait chaud dans l’atelier, chaud comme au milieu d’une fournaise ; on y gémit, on y râle, on y étouffe. L’air qu’on y respire est empoisonné ; il s’attache aux poumons, il les dessèche, il les brûle. Il porte des germes de mort. La jeune fille le sait ; chaque soir, il lui semble qu’elle est plus malade, et le lendemain il faut pourtant bien recommencer. Elle voudrait elle propre […] mais du matin au soir, elle est enterrée dans l’ordure jusqu’au cou. La transpiration, la fumée, la vapeur, la suie, la graisse, le charbon, tout l’atteint, tout l’empoisonne, tout la souille… Et que de dangers la menacent au milieu des machines terribles qui l’entourent. Le soir, à huit heures, la journée est finie. Il y a quinze heures que la jeune fille est sur pied. Elle revient à sa demeure où sa mère l’attend sans lumière, parce que la chandelle coûte cher ; sans feu, parce que le dernier brin de bois est brûlé. On soupe en se partageant un morceau de pain noir et quelques légumes mal cuits, achetés dans les rebuts du marché. Puis l’on se couche après, sans quelquefois s’être dit une parole. Le lit, c’est de la paille froide, et il ne reste rien dont on puisse se couvrir.
 Jérôme-Pierre GILLAND. »

 L’Atelier, organe spécial de la classe laborieuse,10e année, n° 3, 28 décembre 1849, pp. 455-456.

"Silence au pauvre !" (Lamennais, 1848)

« AVIS. Le cautionnement imposé aux journaux ne permettant pas de continuer le nôtre, nous prévenons nos abonnés, qu’à partir de ce jour, ils recevront le journal La Réforme à la place du Peuple Constituant, suspendu forcément. Que nos lecteurs reçoivent, avec nos fraternels adieux, l’expression de notre reconnaissance. Leurs sympathies nous ont soutenus, encouragés ans la tâche, souvent difficile et rude, que nous nous étions imposées. Puissent-ils nous rendre ce témoignage, que nous n’avons point failli à notre devoir ! Maintenant nous sommes dans les jours mauvais : il en viendra de meilleurs. Désespérer de la France serait un sacrilège.

Le Peuple Constituant a commencé avec la république ; il finit avec la république. Car ce que nous voyons, ce n’est pas, certes, la république, ce n’est même rien qui ait un nom : Paris est en état de siège, livré au pouvoir militaire livré lui-même à une faction qui en a un son instrument ; les cachots et les forts de Louis-Philippe encombrés de 14.000 prisonniers, à la suite de l’affreuse boucherie organisée par des conspirateurs dynastiques devenus, le lendemain, tout-puissants ; des transportations sans jugement ; des lois attentatoires au droit de réunion, détruit de fait ; l’esclavage et la ruine de la presse, par l’application monstrueuse de la législation monarchique remise en vigueur ; la garde nationale désarmée en partie ; le peuple décimé et refoulé dans la misère, plus profonde qu’elle ne le fut jamais : non, encore une fois, non, certes, ce n’est pas la république ; mais, autour de la sa tombe sanglante, les saturnales de la réaction.

Les hommes qui se sont faits ses ministres, ses serviteurs dévoués, ne tarderont pas à recueillir la récompense qu’elle leur destine et qu’ils n’ont que trop méritée. Chassés avec mépris, courbés sous la honte, maudits dans le présent, maudits dans l’avenir, ils s’en iront rejoindre les traîtres de tous les siècles dans les charniers où pourissent les âmes cadavareuses, les consciences mortes.

Mais que les factieux ne se flattent pas non plus d’échapper à la justice inexorable qui pèse les œuvres et compte les temps. Leur triomphe sera court. Le passé qu’ils veulent rétablir est désormais impossible. A la place de la royauté, qui, à peine debout, retomberait d’elle-même sur un sol qui refuse de la porter, ils ne parviendront à constituer que l’anarchie, un désorre profond, dans lequel aucune nation ne peut vivre, et de peu de durée dès lors. En vain, ils essaieraient de le prolonger par la force. Tout force est faible contre le droit, plus faible encore contre le besoin d’être. Cette force, d’ailleurs, où la trouveraient-ils ? Dans l’armée ? L’armée de la France sera toujours du côté de la France.

Quant à nous, soldats de la presse, dévoués à la défense des libertés de la patrie, on nous traite comme le peuple, on nous désarme. Depuis quelque temps, notre feuille, enlevée des mains des porteurs, était déchirée, brûlée sur la voie publique. Un de nos vendeurs a même été emprisonné à Rouen, et le journal saisi sans autre formalité. L’intention était claire ; on voulait à tout prix nous réduire au silence. On y a réussi par le cautionnement. Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or, pour jouir du droit de parler : nous ne sommes pas assez riche. Silence au pauvre !
Paris, le 10 juillet

LAMENNAIS. »

samedi 14 août 2010

"Sur la nécessité de fixer par un décret un minimum de salaire pour tous les travailleurs" (F. Bresson, 1848)

Sydney Strickland Tully, "Au métier à tisser. Intérieur franco-canadien", huile sur toile, 1899. Collection d'œuvres d'art du gouvernement de l'Ontario.

« N'est-il pas de toute justice, de toute moralité, citoyens, que l'on ne puisse obtenir d'un ouvrier son labeur quotidien qu'en échange d'un salaire au moins suffisant à le faire vivre ? Eh ! quoi, on punit l'usurier qui, profitant des embarras d'un homme, lui prête son argent au-dessus de 5 %, et on ne punirait pas celui qui, bien plus coupable, profitant de la misère d'un ouvrier, de ce qu'il a faim, le ferait travailler pour un salaire moindre que celui nécessaire à le sustenter pendant ce travail ? Cela ne doit pas être. […]

Remarquez bien, citoyens, qu'il ne s'agit pas de réglementer les salaires par une loi ; loin de moi cette pensée ; les salaires doivent varier avec la capacité et l'intelligence des hommes, suivant les lieux et lés circonstances ; il ne s'agit que de fixer un minimum, parce qu'au-delà c'est l'abus de la liberté, et qu'il faut défendre l'ouvrier contre cet abus, le manufacturier lui-même contre les velléités qu'il pourrait avoir d'en user dans des moments difficiles.

Pour prouver qu'il y a nécessité absolue de réglementer le salaire minimum des travailleurs, examinons quels ont été les déplorables effets du système contraire. Il y a vingt ans, Rouen était le centre d'une vaste et productive industrie, dont les bienfaits s'étendaient dans un rayon de quatre-vingts à cent kilomètres ; sur toute cette étendue, pas une maison de paysan, pas une chaumière qui ne soit meublée d'un métier à tisser, au moyen duquel l'habitant de nos campagnes gagnait un salaire assez élevé, ce qui avait porté partout l'aisance et la prospérité. Depuis vingt ans, le tissage mécanique est connu et pratiqué à Rouen ; presque tous les articles en blancs se tissent par ce procédé, de là un grand nombre de bras inoccupés, chômage dont MM. les fabricants ont profité pour diminuer immodérément le salaire ; aussi les choses sont bien changées, l'aisance a fait place à la gêne et à la misère !

Aujourd'hui, un malheureux tisserand doit faire une pièce de rouennerie (110, 120 et quelquefois 140 mètres) pour le prix de 20 à 30 fr., suivant la difficulté du dessin et le nombre de navettes, prix duquel il faut déduire 6 fr. pour la trameuse, 2 fr. pour rentrer, parer et sécher, et il ne peut faire ce travail en moins de vingt-cinq à vingt-huit jours, chacun de quatorze à quinze heures. Ainsi, pour un travail aussi prolongé, aussi pénible, il gagne 60 à 65 c. par jour, heureux quand par des amendes, des retenues pour défaut, on ne lui diminue rien encore. Il a d'ailleurs son métier à fournir et à entretenir. S'il en est quelques-uns qui gagnent davantage, ce sont des ouvriers de choix ; mais il en est aussi qui gagnent moins. Est-ce là une condition tolérable ?

Mais ce n'est pas tout, citoyens, examinons maintenant quelle est la position d'un très-grand nombre de femmes ouvrières. Dans des temps éloignés, on ne voudra pas croire qu'à la même époque où le luxe, les beaux-arts, les fortunes se sont si prodigieusement accrus ; à cette époque où des chanteurs, des danseuses, des feuilletonistes gagnaient 100,000 fr. par an, et quelquefois plus ; à cette époque que l'on dit si éminemment philanthropique , où des gens superficiels ne cessent d'écrire que nous sommes à la tête de la civilisation du monde, on ne voudra pas croire, dis-je, qu'à cette même époque, dans ce même pays, il y avait des milliers de femmes qui étaient obligées de travailler quinze, seize et dix-huit heures par jour, à des travaux fatigants, ruinant leur santé, pour gagner 30 à 40 c, à peine le prix d'un kilogramme de pain ; malheureuses ! mille fois malheureuses ! ! !

Je n'exagère pas, citoyens représentants ; je n'ai pas besoin d'exagérer; d'ailleurs, je vais citer des preuves : elles abondent. Une lingère, qui travaille pour l'expédition, reçoit 30 centimes pour faire une chemise, quelquefois même 25 centimes, sur quoi elle fournit son fil, ses aiguilles, sa lumière. Les plus habiles, en se levant à cinq heures du matin et travaillant jusqu'à onze heures du soir, parviennent à peine à faire deux chemises, c'est 40 à 45 centimes, déduction faite de toute fourniture, pour dix-sept à dix-huit heures de travail ! Les trameuses, les bobineuses, qui, en général, travaillent aux pièces, ont bien du mal à gagner 50 à 60 centimes dans une journée de seize à dix-sept heures de travail effectif. Les ouvrières en bretelles ne gagnent que 40 à 50 centimes par jour de la même durée, et bien souvent moins. Combien d'autres femmes, brodeuses, plieuses, etc. , sont dans les mêmes conditions ! Ordonnez une enquête sur ces faits, citoyens, et la vérité vous apparaîtra dans toute sa laideur.

Et puis, y aura-t-il lieu de s'étonner maintenant de la démoralisation de beaucoup de ces malheureuses ? sera-t-il bien extraordinaire qu'un si grand nombre, spéculant sur leur jeunesse et leur beauté, s'abandonnent à la prostitution ? Loin de là, on est forcé d'admirer la toute-puissance de la vertu et de la pudeur chez les femmes; on est forcé de reconnaître qu'il faut une grande force morale pour endurer tant de privations, tant de misères, sans s'y soustraire à tout prix. On est contraint de s'incliner devant la résignation de ces pauvres victimes de l'égoïsme de notre siècle, si vanté, et qui mérite si peu de l'être!

Je sais bien que toutes les femmes ouvrières ne sont pas réduites à cette extrémité, qu'il en est qui gagnent 1 fr., 1 fr. 50 c. et même 2 fr. par jour ; mais il en est néanmoins beaucoup trop dans la cruelle position que je viens de signaler. Ce sont là des résultats de la liberté sans contrôle qu'on nous prône tant : ils sont assez' beaux pour s'en vanter !

A ce sombre tableau, on opposera sans doute les soi-disant conquêtes de l'industrie, des chemises à 2 fr., des rouenneries à 60 c. le mètre, des indiennes à 40 c., des bretelles à 10 c. la paire ! Oh! tout cela est magnifique sans doute, mais ne nous laissons pas tromper aux apparences, allons au fond des choses, qu'y trouverons-nous ? des objets à bon marché, c'est vrai, mais de mauvaise qualité, de mauvais teint, etc. ; puis les malheureux qui ont produit ces objets, affamés, réduits au désespoir!

On va me dire que l'exportation est impossible, si l'on ne peut continuer à faire travailler aux mêmes conditions que par le passé ; j'aime mieux, je l'avoue, la question posée en ces termes ; au moins ils sont nets, et les voici : continuera-t-on à permettre à cinq ou six cents citoyens d'en réduire des centaines de mille à la plus affreuse misère, pour qu'ils aient l'avantage de faire fortune ? L'assemblée nationale répondra.

On objectera encore, que si l'exportation de certains produits venait à cesser, les ouvriers seraient encore bien plus malheureux ; car ils n'auraient alors rien à faire du tout ; mais l'objection n'est pas sérieuse, il est facile d'y répondre. D'abord, rien n'est moins prouvé que cette prétendue impossibilité où l'on serait d'exporter, si certains salaires augmentaient ; j'ai la ferme conviction qu'il en résulterait tout simplement de moins grands bénéfices pour tous les agents principaux et intermédiaires de cette exportation, et voilà tout; l'exportation en elle-même continuerait. Mais à la dernière extrémité, devrait-il en résulter le chômage forcé d'un certain nombre d'ouvriers, cela n'est pas inquiétant ; en quelques années, ces ouvriers se déclasseraient, se livreraient à d'autres travaux; sans doute, pendant quelque temps, il faudrait venir à leur secours, mieux vaut cela qu'y venir à perpétuité; au moins, la source de ces misères serait tarie, l'avenir serait plus riant. […]

L'exécution du décret* que je sollicite offrirait-elle de grandes difficultés ? Pour toute réponse indiquons les moyens d'exécution. Dans chaque grand centre d’industrie, et dans chaque chef-lieu d'arrondissement, il serait formé une commission dite des salaires, qui aurait pour mission de déterminer, au commencement de chaque année, la valeur minima de la journée de travail, pour les hommes, les femmes et les enfants, conformément aux bases posées par le décret. Cette commission aurait encore pour mission de recevoir les plaintes des travailleurs qui se croiraient lésés dans les droits qu'ils tiendraient de la loi, et d'en poursuivre le redressement, soit par voie d'invitation, soit par un jugement qu'elle rendrait : ces jugements étant sans frais.[…]

Telles sont, citoyens représentants, les propositions que j'ai l'honneur de soumettre à vos méditation, vous-priant de me croire votre dévoué,

BRESSON F., ingénieur civil à Rouen, inspecteur du travail des enfants dans les manufactures.

Rouen, le 25 juillet 1848. »


Bresson, F.. Pétition à l'Assemblée nationale sur la nécessité de fixer par un décret un minimum de salaire pour tous les travailleurs, par M. Bresson, Rouen, Imp. Rivoire, 1848.

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* "Voici comment on pourrait rédiger le décret : quiconque occupera des ouvriers, soit à la journée, soit à façon, ne pourra leur payer un salaire moindre, pour un travail quotidien de douze heures, que le double de la valeur de soixante-quinze décagrammes de pain, vingt-cinq décagrammes de bœuf et un litre de la boisson ordinaire des ouvriers du pays.
Pour les femmes, le salaire minimum sera les trois quarts de celui fixé ci-dessus;
Pour les enfants , la moitié.
Si le maître nourrit l'ouvrier ou l'ouvrière, il ne sera tenu, comme salaire minimum, qu'à la moitié de ce qui est indiqué précédemment.
Toute contravention sera punie d'une amende de 25 à 200 fr., dont moitié au bénéfice des ouvriers lésés et l'autre moitié au bénéfice de l'État.
En cas de récidive dans les cinq ans, l'amende sera de 200 à 500 fr., elle serait de 1,000 fr. pour une deuxième récidive.
Toute personne peut dénoncer ces contraventions et en demander la répression."

vendredi 13 août 2010

"Il paraît que, quand on déjeune sur l'herbe, les femmes déjeunent sans chemise" (M. Roux, 1869)

Edouard Manet, Le déjeuner sur l'herbe (1863). Paris, Musée d'Orsay.

« On était arrivé à Asnières. Évariste entra seul dans une hôtellerie et en sortit avec un panier couvert, empli de provisions.
— As-tu soigné le menu? dit Raoul.
— Allons !... ça pèse !... ajouta Pont-Louis-Philippe en tâtant le panier.
— Voyons... quoi qu'il y a de bon... là-dedans ?... s'écrièrent en chœur les trois femmes.
— Laissez-moi vous faire une surprise, répondit Évariste. On n'ouvrira le panier qu'au moment du festin.

On descendit au bord de l'eau où étaient amarrés des canots. On en choisit un et le batelier fouetta l'eau de ses rames en s'arc-boutant d'un pied contre une traverse de bois. La barque gagna le milieu de la rivière et remonta le courant.
— Vous nous assurez, disait Raoul au batelier, que l'île où vous nous menez est riante et bien ombragée ?
— C'est ce qu'il y a de mieux par ici. Du reste, il ne vient pas un amateur qui ne s'y arrête et ne s'en retourne satisfait.
— Très-bien... et vogue la galère !..,
— J'aime assez le doux balancement de la barque, faisait Gabrielle. — Cela a quelque cbose de voluptueux,., n'est-ce pas, mon chat?
— Ne t'abandonne pas trop à cette volupté... ma minette... moi, je commence à avoir le mal de mer.
— C'est égal... ajoutait Pont-Louis-Philippe, le paysage est bête par ici... Cela ne vaut pas les bords du Rhin.
— Oh !... le Rhin !... s'écria Louise en mêlant à son exclamation des mots allemands.
Jeanne ruminait un air de son répertoire. Elle finit par trouver que le canot marchait sur une mesure à six-huit, et elle chanta une barcarole qui fit les délices de tous. Chacun allait de bon cœur au refrain. […]
— Nous voici, s'écria [Raoul], dans l'oasis rêvée par l'ami Évariste... Chapeau bas, messieurs ! et vous, mesdames, recueillez-vous...
— Plus tard, fit Pont-Louis-Philippe... Ouvrons le panier.
— Pas ici sur le sable, répondit Évariste. Pénétrons dans le bois, cherchons un bouquet d'arbres touffus, une nappe de gazon largement développée. Et Raoul :
"Le déjeuner sur l'herbe!... " où ai-je vu cela ?... Ah !... j'y suis... à l'Exposition de M. Manet...Tiens, c'est "très-chic !" Il paraît que, quand on déjeune sur l'herbe, les femmes déjeunent sans chemise... Mesdames... tâchez d'y mettre de la décence.

On était entré dans l'île. A peine Évariste et ses amis eurent-ils fait quelques pas qu'ils se trouvèrent en face d'une famille de marchands du Marais qui, elle aussi, se payait un déjeuner sur l'herbe. Ils passèrent, se disant avec un certain dépit que ce voisinage serait incommode si l'île n'était pas grande. Un peu plus loin, ils virent encore de nouveaux groupes et, encore une fois, ils passèrent en maugréant et en poussant en avant. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au milieu de l'île.
Oh ! malechance ! là, une compagnie d'ouvriers, remuant de grosses pierres, battant du mortier, faisant bouillir du bitume, était en train de bâtir des maisons neuves, plantées sur une route tracée selon les lois de l'alignement et aboutissant à deux ponts à moitié construits qui la reliaient à la terre ferme.
— Allons, bon !... s'écria Raoul, voilà notre oasis qui "s'haussmannise !" Passons encore... peut-être que plus loin...
Ils apprirent que plus loin l'île était tout à fait pleine. De ce côté se trouvaient les cabanes et les guinguettes des ouvriers : tout cela était, pour le moment, transformé en établissements, bals, cafés, boutiques de foire, pour recevoir la foule qui, durant quelques jours encore, viendrait à Asnières et à Saint-Ouen célébrer la Pentecôte.
Évariste crut à une mystification et voulut voir la chose de ses propres yeux. Il confia aux ouvriers le panier qui lui pesait au bras et alla en reconnaissance, suivi de sa petite troupe.
On ne l'avait pas trompé ; l'île était envahie de ce côté. Il y avait foule partout : les cafés en plein vent n'avaient ni assez de tables ni assez de chaises ; on se faisait livrer à grand-peine des verres et des bouteilles pour aller boire aux alentours, sur l'herbe, par terre ; les salles de bal, salles dessinées par des clôtures à hauteur d'appui et des mâts aux flammes de couleur, étaient trop étroites et des quadrilles s'organisaient tout autour. Il y avait un peu de tout dans ce tas de monde : le bourgeois et l'artiste, la mercière et la cocotte se coudoyaient sans y prendre garde. Des petits chanteurs napolitains étaient venus échouer là, armés de harpes deux fois grosses comme eux, pour apprendre aux échos de la Seine à faire rimer Garibaldi avec macaroni et liberta avec la poulenta !
Il fut décidé qu'on irait déjeuner de l'autre côté.
— A la guerre comme à la guerre... disait Évariste ; c'est une partie manquée. Une autre fois...
Et Raoul en l'interrompant :
— Une autre fois, avant de nous mettre en route, nous irons demander à M. Manet où gît cette île enchantée, dans laquelle on peut déjeuner sur l'herbe sans... se gêner. »

Marius Roux, Évariste Plauchu : mœurs vraies du Quartier-Latin, Paris, E. Dentu, 1869.

mercredi 11 août 2010

"Le véritable gastronome est un génie dans son espèce" (P. Lacroix, 1830)


PROFESSION DE FOI

OUVREZ LA BOUCHE ET LES OREILLES !

« Gastronomes de la petite et de la grande propriété, députés des tables ministérielles, illustres culinophiles et culinomanes, et vous serfs infortunés attachés à la glèbe du pot au feu, vous tous enfin qui avez un ventre et qui pratiquez le précepte : Dieu seul adoreras ! je m'adresse à vous en langage symbolique, comme dit Le Globe ; je suis le prophète du grand dieu Ventre, dieu de tous les siècles et de tous les peuples ; mes trépieds sont des fourneaux, mes oracles des mystères de gastrolatrie ! [...]

Il n'est pas donné aux esprits lourds et matériels d'être ou de devenir gastronomes. J'ai pour, système (qui diable n'a pas de système aujourd'hui ?) de rattacher à peu près, tout à la mastication, et de faire de celle-ci la pierre de touche des caractères. Voltaire avait dit avant, moi : "Les plus grandes choses dépendent d'une bonne ou d'une mauvaise digestion." Ainsi est-il certain que Charles IX a ordonné la St.-Barthélémy pendant une colique au sortir de table : il se crut empoisonné par les protestants. [...]

Une fois posé que le véritable gastronome est un génie dans son espèce ; bien plus, que son tact est plus fin, son jugement plus exquis que chez le commun des vivants, paradoxe ou non, je me fais fort de démontrer par A plus B que sciences, arts, gouvernements, tout dépend de la gastronomie naturelle, spéciale ou transcendante ; oui, tout se rapporte à ce centre unique qui est partout et dont la circonférence n'est nulle part. [...]
 
La civilisation n'est autre chose que le perfectionnement des plaisirs de la vie : la civilisation est donc essentiellement gastronomique. [...]
 
Manger est l'affaire la plus importante et la plus indispensable, au point qu'un scholiaste a lu dans la Bible : Mangez et multipliez ! Je le répète de peur qu'on l'oublie, il n'est rien ici-bas, à Paris ou à Pékin, qui ne tienne de quelque côté à cette belle et louable opération de l'humanité que les fidèles et les profanes nomment Cuisine; ceux-ci avec lin dédain impie, ceux-là avec la vénération d'un alchimiste pour le Grand-Œuvre. Heureusement que l'existence de la cuisine n'est mise en doute par personne.

La cuisine est l'alpha et l'oméga ! La chimie? cuisine. L'histoire naturelle et la botanique? cuisine. La médecine et l'hygiène ? cuisine. L'économie politique, le commerce, la Charte constitutionnelle ? cuisine ! cuisine ! cuisine ! On comprend qu'une nation puisse subsister sans lois, sans impôts, sans gaz hydrogène, mais non jamais sans cuisine! c'est le culte universel des vivants et des bons vivants.

Entre mille paradoxes de la philosophie moderne, on a pu imaginer une société d'athées ; mais une société de jeûneurs ne sera jamais mise en problème; car la fable des Membres et de l'Estomac est aussi vraie en 1830 que du temps d'Ésope ; et, Dieu merci ! la gastronomie que les barbares, Goths, Visigoths, Ostrogoths avaient cru déshonorer par le titre outrageant de l’Art de la gueule, voit refleurir son âge d'or. Voyez comme le vocabulaire gastronomique s'est introduit par figures de rhétorique dans la littérature, la politique, la conversation ! Autrefois les rois de France étaient baptisés : le long, le gros (le menu manque), le grand, le chevelu ; c'était comme des cheveux sur la soupe. Mais on n'a pas trouvé pour Louis XVIII, l'auteur de la Charte, de surnom plus noble et plus illustre que celui de Restaurateur de la monarchie détruite. Tout le monde sait ce que c'est que la restauration ! [...]

Ô Ventre, le monde entier est occupé à te servir : les plus grands seigneurs, ainsi que les plus vils animaux, sont tes esclaves. Bienheureux les gens d'esprit qui t'adorent ! Que d'autres te sacrifient fortune, et même santé : moi, je te consacre ma plume pour la plus grande gloire de ta divinité !

Et vous tous, adorateurs de messire Gaster, prêtez-moi votre esprit, sinon votre pieux appétit ! A moi, Rabelais, qui n'écrivait qu'à table les prouesses gastronomiques de Gargantua ! à moi, Vatel, martyr de la foi culinaire ! à moi, Chaulieu, Lafare, Saint-Aulaire, aimables Anacréons français , toujours le verre en main et jamais ivres ! à moi, Piron, l'Attaignant, Désaugiers, épicuriens modernes, pères de la joie et de la chanson ! Si quelque barbare prêche l'abstinence en carême, l'étiquette dans les repas, la sobriété en tout temps.et la moutarde après dîner, sentinelle avancée de la gastronomie, je vous crierai, comme d'Assas : A moi, d'Auvergne, ce sont les ennemis !

LE GASTRONOME [Paul Lacroix, 1806-1884] »

Le Gastronome : journal universel du goût. Rédigé par une société d'hommes de bouche et d'hommes de lettres. 1ère année, n° 1, dimanche 14 mars 1830.



"Puisse cette hideuse guillotine... ne jamais se relever sur nos places publiques" (Ayraud-Degeorge, 1871)

Journée du 6 avril 1871 : à Paris, la guillotine est brûlée au pied de la statue de Voltaire, inaugurée en août 1870 (dessin paru dans : Paris insurgé, histoire illustrée des événements accomplis du 18 mars au 28 mai 1871, Paris, 1872).


« Le 6 avril, vers neuf heures, le rappel battait dans une partie du 11e arrondissement, et bientôt le 137e bataillon prenait position sur la place Voltaire. Après quelques instants d'attente, le public que cette réunion avait attiré, voyait les rangs de la garde nationale livrer passage à quelques hommes accompagnés d'une escouade de gardes nationaux. Ils déposèrent, au centre de l'espace laissé vide, de fortes charpentes, des cordes, des engins divers et une épaisse lame d'acier sur laquelle les regards ne s'arrêtaient pas sans une émotion pénible : c'étaient les différentes pièces composant l'échafaud destiné aux exécutions capitales, ou, pour employer les termes officiels, les bois de justice.

Par une inspiration attestant dans la population parisienne un profond sentiment du progrès et de l'adoucissement des mœurs qui caractérisent la civilisation de notre temps, un grand nombre de citoyens du 11e arrondissement s'étaient rendus rue Folie-Méricourt, au lieu de dépôt de l'instrument de supplice, et s'étaient emparés des charpentes, afin d'en faire, au pied même de la statue de Voltaire, une auto-da-fé auquel applaudirent tous les vrais partisans du Progrès. Le premier acte de la République de 1848 avait été de prononcer l'abolition de la peine de mort; les républicains de 1871 ont voulu reprendre cette idée et lui donner en quelque sorte une sanction matérielle, en brûlant l'échafaud publiquement, au grand jour.

Quand on vit les flammes s'emparer des sinistres charpentes, des applaudissements et des cris de Vive la République ! ont éclaté de toute part; on suivait l'œuvre de destruction avec une sorte d'empressement attentif, et plusieurs femmes qui étaient présentes s'approchaient du foyer pour saisir quelque charbon à demi éteint, afin de conserver un témoignage matériel de cette éclatante protestation contre la peine de mort.

Puisse cette hideuse guillotine, que le peuple vient de brûler, ne jamais se relever sur nos places publiques. »

H. Ayraud-Degeorge, Le Petit National, 8 avril 1871.


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« Ce matin, jeudi, un spectacle des plus insolites avait attiré une foule considérable vers le boulevard Voltaire (ci-devant du Prince-Eugène.) On brûlait publiquement, sur la place et devant la statue de Voltaire, le bois de justice, autrement dit l’échafaud, ou, puisqu’il faut l’appeler par son nom, la guillotine.

Le public qui assistait à cet auto-da-fé de l’instrument du supplice paraissait satisfait. Cela se comprend à merveille, si l’on veut voir dans cet incendie la fin des homicides judiciaires et des condamnations capitales. Si ce spectacle est un symbole, nous en ferons honneur à ceux qui l’ont ordonné. Oui, à la condition qu’il signifie abolition de la peine de mort et inviolabilité de la vie humaine, nous y applaudissons de toute notre âme.

Mais si ce n’était par hasard que la suppression d’un appareil démodé, la mise au rebut d’un engin trop encombrant, trop diffamé, trop malpropre ; si l’on proscrivait simplement la guillotine, comme jadis le bûcher, la roue, la corde et l’estrapade, tout en laissant subsister l’œuvre ou plutôt les hautes œuvres de ces instruments de mort ; si, en un mot, cela n’indiquait qu’un changement de procédé ou de méthode, où seraient alors la conquête de la civilisation et le progrès de l’humanité ?

Et véritablement, s’il ne s’agissait que de destituer Guillotin pour employer Chassepot, qui va vite en besogne ; si enfin on jouait du fusil sans renoncer à la lanterne, à quoi bon alors se priver de la guillotine ? On n’aurait obtenu qu’un progrès en arrière et dans le sens de la destruction humaine, comme le jour où l’arbalète disparut devant l’arquebuse. Si, en brûlant l’échafaud, on n’avait fait que supprimer le signe en nous laissant la chose, ce serait là un lugubre, enfantillage et rien de plus. Et nous ne verrions pas la différence qu’il y aurait entre mettre le feu à la guillotine ou à un kiosque du boulevard, si ce n’est que l’échafaud appartient à l’État et coûte beaucoup plus cher.

Voilà pourquoi, ne pouvant considérer la manifestation de ce matin comme une sinistre puérilité, nous l’enregistrons comme un indice de l’apaisement des haines et de la fin de nos guerres fratricides. »

Le Siècle, n° 14025, vendredi 7 avril 1871.

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« Hier, à dix heures du matin, le peuple a brûlé l’échafaud sur le boulevard Voltaire. L’idée était bonne et le boulevard bien choisi. Mais à quoi bon, je le demande, cet auto-da-fé accompli sur le bois de justice, si, en détruisant l’échafaud, nous conservons la peine capitale, avec cette seule nuance que la guillotine est remplacée par le chassepot ?

Les Français sont décidément des êtres surprenants. Ils sont tous d’accord pour proclamer l’inviolabilité de la vie humaine, mais cette inviolabilité consiste à déclarer qu’aucun individu, à quelque sexe qu’il appartienne, et quelque crime qu’il ait commis, ne sera désormais appelé à grimper les degrés de la fatale machine qui a emprunté son nom au docteur Guillotin. En revanche, il paraît convenu entre nous qu’adosser un homme contre un mur et lui envoyer douze balles dans le corps ne s’appelle pas violer la vie humaine.

Le mode d’exécution ne nous inquiète pas, c’est l’exécution elle-même qui nous préoccupe. Si même il fallait choisir entre le fusil ou la guillotine, j’ai idée que je préférerais encore cette dernière, eu égard aux derniers préparatifs qui exigent un certain temps, tandis qu’il n’y a rien comme une arme à feu pour rayer avec promptitude un citoyen du nombre des vivants.

La terrible guerre que nous traversons n’établit que trop irréfutablement la vérité de ce que j’avance. Ce que nous voulons, ce n’est pas l’incendie de l’échafaud, c’est l’abolition de la peine de mort. »

Henri Rochefort, Le Mot d'Ordre, 7 avril 1871.