dimanche 20 juin 2010

"Blondin est un mythe" (Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1864)

Jean-François Gravelet, dit "Charles Blondin" (né à Saint-Omer, en 1824 - mort à Londres en 1897).

« Blondin est un mythe, Blondin n'est qu'un canard. D'abord, il a passé la rivière, et comme le dit la chanson : les canards l'ont bien passée. Il est vrai que la rivière de Blondin c'étaient les chutes du Niagara. Un nageur intrépide avait déjà voulu traverser ce fleuve à la nage, mais il s'était fait attacher à un bateau ; un autre prétendait traverser les rapides qui précèdent les cataractes sur des échasses de fer, mais il avait disparu sans dire s'il reviendrait pour exécuter son projet. C'est alors, en 1859, qu'un journal américain raconta que Blondin, acrobate français, dont personne n'avait encore entendu parler, venait de traverser d'un bord à l'autre le Niagara en marchant sur le câble en fil de fer d'un pouce de grosseur qui est tendu entre les deux tours du pont suspendu, à 10 pieds au-dessus de tons les autres câbles. Les compliments qu'il avait reçus pour ce haut fait l'avaient porté, continuait le journal, à faire mieux, et l'idée lui était venue de traverser d'une rive à l'autre, sur une corde posée en aval des chutes, à moitié chemin à peu près des cataractes au pont.

Le Times de New-York s'étonna que, les magistrats n'eussent rien fait pour empêcher un pareil acte de témérité. Le Courrier des États-Unis prit la peine de rassurer son confrère : Blondin avait fait quelque chose de bien plus difficile en passant cette corde elle-même au moyen d'un faible grelin. Le surlendemain Le Courrier des États Unis raconta qu'à l'heure dite Blondin avait traversé le Niagara, offrant galamment de porter un voyageur sur son dos, proposition que personne n'avait acceptée. Blondin, disait-il, était en maillot rosé, il s'est avancé le front haut et sans balancier. En le voyant danser sur son câble, qui à celte hauteur avait l'apparence d'un fil, les respirations étaient suspendues. Tantôt il se balançait sur un seul pied, tantôt il bondissait, tantôt il se couchait sur le dos, s'allongeait le long de la corde, tournait, retournait, se mettait à califourchon. Arrivé au milieu de la corde, Blondin s'est placé debout, dans la position d'un homme qui avance la tète hors d'une fenêtre, et se penchant légèrement sur l'abîme, il a tiré de sa poche une ficelle qu'il a déroulée lentement. Un petit vapeur cet venu sous le câble, a attaché au bout de la ficelle une bouteille de vin que Blondin a remontée, et, saluant l'aimable société, il l'a bue à la santé de ceux qui le regardaient, a jeté la bouteille au diable, et a repris le chemin du Canada, où il est arrivé dix-neuf minutes après son départ de la rive américaine : des hourras, des bravos retentirent de toutes parts. Les Canadiens le retinrent une demi-heure, et Blondin est revenu a son point de départ en 8 minutes. Les spectateurs placèrent alors le petit Français sur leurs épaules et le portèrent en triomphe jusqu'à une voiture.

Tel fut le premier récit de ces voyages merveilleux qui ne pouvaient manquer de se reproduire. La seconde fois le journal accusait 10,000 spectateurs, c'était 2,000 de moins que la première. Blondin se couvrit la tête d'un sac épais qui l'empêchait de lien voir, mais il s'aida d'un balancier. Puis il passa le Niagara avec une brouette ; puis il le passa ayant sur le dos un individu, M. Colcord, qui devint son agent à New York; puis il recul dans son chapeau une balle que lui envoya le capitaine du petit steamer stationnaire sur le fleuve; puis il traversa le fleuve la nuit, au milieu des feux d'artifice. Il avait attaché quantité de lanternes de couleurs différentes aux deux extrémités de son balancier; malheureusement la moitié de ces lumières tomba dans le gouffre, ce qui diminua l'effet. Arrivé au milieu, il se posa sur la tête. Ses lumières s'éteignirent, et il atteignit la rive canadienne, dans l'ombre, avec autant de facilité que si la lune eût éclairé. Il revint entouré d'un cercle de fer d'où partaient des chandelles romaines ; au milieu il se suspendit encore par les pieds et revint dans l'obscurité la plus complète. Enfin Blondin emporta un fourneau et des œufs, et se mit à faire au milieu de sa corde des omelettes qu'il envoyait au capitaine du steamer. C'était, comme on dit, incroyable, et quelques journaux américains déclaraient que vraiment cela valait l'argent qu'on dépensait pour se transporter à ce surprenant spectacle. »

Dictionnaire de la conversation et de la lecture: inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables a tous, offrant le résumé des faits et des idées de notre temps, Vol. 1, Firmin Didot Frères, Fils et Cie., 1864.

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« Besoin d'émotion.
 (Londres, 25 juin 1861)


II a été donné à Blondin de se faire ici une place importante dans le domaine des préoccupations publiques. Cet homme... Est-ce bien là le mot ? Je n'en sais trop rien, ma foi ! A le voir se tenir debout, s'asseoir, marcher ; à l'entendre parler, etc., etc., rien, assurément, n'indique qu'il appartienne à une autre espèce que vous et moi, c'est-à-dire à la catégorie des êtres que le philosophe grec, si bien réfuté par Diogène, définissait "un animal à deux pieds et sans plumes". Mais ce qui est sûr, c'est qu'à tous les attributs d'un animal pensant il joint ceux du singe le plus agile qu'ait jamais produit la création. II faut le voir courir avec la vélocité d'Hippomène — pour employer des comparaisons plus nobles — sur une corde longue de cinq cents pieds, placée à deux cents pieds du sol, et cela la tête couverte d'un sac qui fait la nuit autour de lui ! ll faut le voir se tenir renversé au centre de cette corde, la tête en bas, les pieds en l'air, les bras étendus ! L'autre jour, au Cristal-Palace, ne s'est-il pas avancé sur la corde roide, chargé d'un énorme appareil de cuisine, et ne s'est-il pas assis sur cette corde — à une hauteur de 150 pieds, n'oubliez pas ceci — pour faire une omelette, opération qu'il a menée à bonne fin, à travers tous les procédés requis ? Et vous figurez-vous un homme capable d'exécuter sur la corde le saut périlleux, avec un abîme béant au-dessous de lui, et monté sur des échasses ? Quel prodige de précision mathématique peut le sauver de la mort, lorsque, entre la mort et lui, il y a moins que l'épaisseur d'un cheveu ? Mystère !

Le succès qu'il a eu en Angleterre, vous le devinez. Exprimé en chiffres, il revient à ceci : Blondin a été engagé au Cristal-Palace pour douze représentations, elles actionnaires se trouvent avoir conclu un excellent marché, en ne lui offrant comme salaire que... 30,000 fr. Tout récemment, à Bradford, deux exhibitions de ses hauts faits gymnastiques lui ont valu 6,250 fr. Jugez du reste !

Une singulière querelle s'est élevée, à Bradford, entre lui et le comité du parc, qui l'avait engagé. Le comité, par des motifs de sagesse financière aisés à comprendre, ne voulant pas qu'on pût jouir du spectacle sans payer le droit d'entrée, avait fait placer la corde à une hauteur calculée de manière à ce qu'elle n'excédât pas celle des murs d'enceinte. Blondin arrive. Et comment rendre son indignation à la vue d'une corde qui n'était guère qu'à cent pieds du sol ! On a eu toutes les peines du monde a le consoler. Nul doute cependant qu'une hauteur de cent pieds ne fût tout ce qu'il lui était permis d'exiger raisonnablement pour se rompre le cou.

On avait fait courir le bruit que Blondin offrait 2,500 fr. (100 liv. st.) à quiconque consentirait à être porté par lui, dans ses promenades sur la corde. Ce bruit est sans fondement. Ce qui est vrai, et ce qui a été par lui-même raconté à un de mes amis, c'est qu'un beau jour il a reçu une lettre ainsi conçue : "Monsieur, on assure que vous offrez 100 liv. st. à quiconque se laissera porter dans vos bras. Je suis à votre disposition, et me contenterai même de 50 liv. st., à condition toutefois que si, par impossible, vous veniez à commettre quelque erreur, — a mistake, — la somme serait remise à ma mère." A Bradford, on m'affirme qu'un gentleman s'est proposé pour rien, par pur amour de l'art ! Ceci est à ajouter au chapitre des excentricités anglaises. Un fait assez amusant à constater est celui-ci : Au temps de la guerre de Crimée, et, plus tard, pendant la guerre d'Italie, lorsqu'il n'était bruit en Europe que des exploits de nos zouaves, nombre d'Anglais tenaient absolument à ce que les zouaves fussent des Arabes : eh bien, le même sentiment pousse nombre d'Anglais à prétendre que Blondin est un Canadien. Il a beau être de Saint-Omer ; il a beau n'avoir rien de commun avec le Canada, que d'y avoir fait un voyage, je connais des Anglais qui refuseront à Blondin le privilège d'être de son pays, jusqu'à ce qu'il leur ait montré son acte de naissance. Et même alors, je ne suis pas bien sûr qu'ils se rendent.

Pour compléter ces détails, j'aurais à vous représenter l'incomparable acrobate poussant devant lui, sur la corde roide, sa propre fille, assise dans une brouette ; et l'enfant— car ce n'est qu'une enfant—faisant pleuvoir sur le public, du haut de son trône mobile, une pluie de fleurs lancées çà et là avec une grâce à vous faire dresser les cheveux sur la tête, et la mère, là, en face, assistant à ce formidable spectacle, d'un air parfaitement rassuré ; et la Chambre des Communes finissant par dire : "Ah! pour le coup, c'est trop fort!" Mais cette circonstance, vous l'avez déjà mentionnée vous-même, et elle a donné lieu, de votre part, à un court commentaire auquel je m'associe du fond du cœur. C'est peu; s'il faut vous dire toute ma pensée, je trouve immoral qu'on laisse ainsi un homme faire profession de jouer publiquement avec la mort, pour le plus grand amusement des désœuvrés, des hommes blasés et des petites-maitresses auxquelles il faut des émotions fortes. C'est une horrible éducation donnée au public que celle de ces jouissances féroces. Il est très-intéressant, j'en conviens, de voir jusqu'à quel point l'organisation physique du corps de l'homme est merveilleuse, et il ne l'est pas moins de pouvoir juger de la puissance illimitée de l'habitude, dont on a coutume de dire que "c'est une seconde nature", et dont il serait plus juste de dire, que "c'est la première". Par malheur, là n'est point la vraie source de l'intérêt qui s'attache à ces sortes de spectacles. Le danger que court l'acteur, voilà ce qui en constitue, pour le plus grand nombre, le charme affreux. S'il en était autrement, quelle nécessité de placer la corde à 200 pieds du sol ? Or, que devient, avec de semblables exhibitions, ce respect de la vie humaine, qui est une des plus essentielles vertus de l'homme civilisé? Il y a en ce moment, à Londres, un autre de nos compatriotes, nommé Léotard, dont les exercices gymnastiques sont aussi une merveille ; mais lui vous enchante, sans vous donner le frisson ; on peut admirer sa prodigieuse souplesse, sans que la pâleur vous monte au visage. Hélas ! J’ai bien peur qu'à cause de cela même, Léotard ne soit moins couru que Blondin. »

Louis BLANC, Lettres sur l’Angleterre, vol. 1, Paris, Lacroix, Verboeckhoven & cie, 1866.


samedi 19 juin 2010

"La science d'un bon dîner" (Almanach de la bonne cuisine, 1860)

« LA SCIENCE D'UN BON DINER.

Un dîner bien ordonné se compose : d'huîtres, de potages, toujours deux au moins; de hors-d'œuvre, de relevés, d’entrée, de rôtis d'entremets, dessert, vins, café, liqueurs. Nous allons donner quelques explications sur ces différentes et essentielles parties d'un menu.

Huîtres. Les huîtres se mangent toujours avant le dîner. — Il importe qu'elles soient promptement digérées, afin qu'elles ne nuisent point à l'appétit et qu'elles fassent place aux aliments qui vont suivre : aussi les accompagne-t-on toujours d'un vin chaud et léger, tel que le Chablis, ou d'un bon verre de Frontignan. Si on les arrosait d'un vin nutritif, tel que le Bordeaux, ou de vins capiteux, tels que ceux de Champagne ou du Rhône, on troublerait les fonctions digestives dès le commencement du diner, ce qu'il faut éviter avec soin.

Il importe que les huîtres traversent l'estomac presque aussi rapidement que l'œsophage et qu'elles s'y dissolvent avec promptitude. Après le lait, rien ne remplit mieux ce but que le vin de Chablis.

Les huîtres constituent un aliment assez nourrissant, sain, léger et de facile digestion lorsqu'on les mange crues; elles conviennent dans certaines maladies chroniques et dans les convalescences. ' Il n'en est pas de même des huîtres cuites et même des huîtres marinées; les huîtres cuites, que l'on prépare de diverses manières, telles que frites, en coquilles, en ragoût pour garnitures, en purée pour potages, litières, gratins, sauces, etc., à la poulette, en hachis, etc., sont de difficile digestion et ne conviennent pas dans les mêmes cas que les crues. Les huîtres que l'on marine, quoique moins indigestes que les huîtres cuites, le sont néanmoins beaucoup plus que les huîtres mangées crues. Le mieux est donc de manger les huîtres crues, bien fraîches et nouvellement ouvertes. […]

Potage. Prélude obligé de tout dîner, riche ou pauvre. N'était l'heure, le potage était autrefois le seul signe caractéristique qui distinguât le dîner du souper; en effet, à ce dernier repas tant regretté de nos grands parents, on ne servait jamais de potage. Au dire des gourmands expérimentés, cette entrée en matière est une bonne chose ; elle prédispose favorablement l'estomac à recevoir les différents mets qui composent le dîner; cependant les personnes qui n'ont pas le bonheur d'être douées d'un bon appétit feront bien de n'en user qu'avec réserve, si elles ne veulent pas se priver des jouissances sensitives qui les attendent, jouissances que certains gastronomes célèbres, mais peu galants, placent au-dessus de toutes les autres.

Les potages constituent une alimentation fort utile aux enfants, aux vieillards, et généralement à toutes les personnes qui sont totalement ou partiellement privées de dents. Il est un choix à faire parmi les potages que l'on doit donner aux enfants; les plus simples, les moins excitants, ceux qui se digèrent facilement conviennent à cet âge, où il faut bien se garder d'épuiser prématurément l'estomac par une nourriture trop substantielle, et par conséquent stimulante, échauffante, etc. Les vieillards devront consulter leur expérience à cet égard ; mais, en général, il leur faut donner la préférence aux potages qui sont de facile digestion ; quant aux malades ou aux convalescents, c'est au médecin à leur prescrire l'alimentation appropriée à leur état.


Hors-d'oeuvre. On appelle ainsi les mets sans conséquence qui se servent immédiatement après le potage et ornent la table depuis le commencement du repas jusqu'au second service.

On les sert sur de petites assiettes ou dans des bateaux en porcelaine, que l'on nomme hors-d’œuvriers, et qui varient selon ce qu'ils doivent contenir; leur nombre peut être indéfini et on ne saurait les orner avec trop d'élégance, parce qu'ils servent à embellir la table pendant un temps assez long, et que leurs variétés admettent les couleurs les plus éclatantes ; la symétrie doit donc étudier les combinaisons qui doivent le mieux remplir ce but.

Ils se divisent en végétaux et en animaux. Dans la première classe, il faut ranger les cornichons, les olives farcies, les fruits et légumes marinés, graines de capucines, maïs, criste-marine, câpres confits au vinaigre, achards de l'Inde, petits artichauts à la poivrade, raifort, cerneaux, figues, betteraves, céleri-rave, mûres, bigarreaux, guignes, cerises, petites oranges, petits abricots, petites pommes, les raves et radis, champignons confits au vinaire, etc.

Dans la seconde catégorie, on comprend les côtelettes d'agneau et de mouton, les grillades, saucissons en tranches, les langues fourrées, les cervelas, rillettes et rillons de Tours, les saucisses, pieds truffés, boudin, andouille , le jambon cru , le bœuf fumé, les harengs saurs, salés, fumés et grillés, les filets de merlan, les crevettes, les petits homards, le thon mariné, le saumon mariné et fumé, les sardines, le caviar, les huîtres fraîches ou marinées, les anchois en salade et en canapés, les sept-œils, le beurre, les petits pâtés, etc.

Entrée. On appelle ainsi les mets, presque toujours chauds, que l'on sert soit en même temps que les potages, soit immédiatement après. On les divise en entrées ordinaires, grosses entrées, ou entrées de broche.

Elles se servent dans de grands plats ovales ou dans des terrines. C'est ordinairement, en gras, une longe de veau farcie à la crème et panée, ou un quartier de chevreuil piqué d'anchois avec une sauce au fumet, ou une tête de veau à la financière, ou un aloyau rôti à l'anglaise avec une sauce piquante, ou une moitié de, mouton avec des haricots blancs. En maigre, un beau turbot, un saumon frais un esturgeon, une carpe du Rhin, une alose de Seine, mais toujours avec une sauce ou une garniture, ce qui les distingue des rôtis.

Les grosses entrées sont moins délicates, et il faut que ce soit une belle pièce de résistance, comme un énorme dindon bien bourré de marrons, ou de belles truffes et de chair à saucisses.

Les entrées ordinaires s'élèvent de quatre à douze, selon le nombre des convives. La cuisine française en compte plus de six cents, et l'on en invente chaque jour. On les divise en entrées naturelles, masquées, grasses, maigres, de boucherie ou de basse-cour, d'issues, de forêts, de plaine, de volière, de marais.

Chaque entrée doit être mangée à son point, et le maître de la maison doit veiller attentivement à ce que les exigences du service n'amènent point de refroidissements compromettants pour ces plats délicats.

Rôti. Nom donné à une viande quelconque soumise à l'action immédiate du feu. Les viandes rôties conservent tous leurs principes nutritifs, et sont de bien plus facile digestion que lorsqu'elles sont cuites d'une autre manière.

Le rôti se divise en gros rôt et en petit rôt. On comprend sous la première dénomination les rôtis de boucherie et de venaison, tels que aloyaux, éclanches, longes de veau, quartiers de sanglier, de daim ou de chevreuil; et pour la seconde la volaille, le gibier, les petits pieds bardés ou piqués de lard bien frais.

Le rôti dans les grands repas doit être servi seul entre quatre saladiers, dont deux de salades potagères, une d'olives et l'autre de citrons ou de bigarades. Dans les dîners ordinaires, on sert le rôti avec l'entremets. […]

Entremets. On désigne par ce mot les différentes préparations culinaires que l'on sert avec le rôti avant le dessert. Tels sont, les légumes, les crèmes, quelques espèces de pâtisserie, quelques ragoûts, etc.

Les entremets sont les intermédiaires entre le rôti et le dessert. Ils comprennent presque tous les légumes destinés à paraître sur nos tables, tant frais que conservés, des œufs accommodés de toutes les manières, des crèmes de toute espèce et d'une multitude de pâtisseries ; on voit que le nombre en est infini.

La friture, qui fait partie des entremets, soit qu'elle recouvre des légumes ; soit qu'elle entoure les fruits, soit qu'elle masque des crèmes, offre de grandes difficultés. Il faut qu'elle soit d'une belle couleur, d'un bon goût, ferme et croquante, ce qu'on n'obtient qu'à l'aide d'une excellente pâte, et, par suite, d'un degré de chaleur dans la poêle, qu'il n'est pas toujours facile de déterminer rigoureusement. Il y a des légumes et des fruits plus aqueux que d'autres, qui par conséquent font relâcher plus ou moins la friture, et exigent une pâte moins coulante et un degré de chaleur plus fort.

Les crèmes, les omelettes soufflées, les mets dont les œufs font la base, et en général tous les entremets sucrés, demandent les soins d'un cuisinier habile. Le petit-four est encore une des parties les plus brillantes et les plus difficiles des entremets. […]

Dessert. […] Le dessert qui termine le diner n'est, à vrai dire, que la récréation de l'estomac; il n'est donc composé que d'aliments légers. Son apparition doit surprendre, étonner, enchanter, ravir les convives, et si le dîner qui a précédé a satisfait le sens du goût, le dessert doit flatter ceux de la vue et de l'odorat. C'est la poésie du dîner.

II faut dans un dessert bien ordonné des coupoles, des pièces montées garnies de friandises , des assiettes montées garnies de confitures sèches, de bonbons, de fruits glacés, des plus beaux fruits de la saison, montés avec art et simplicité, des confitures liquides contenues dans de riches compotiers de porcelaine ou de cristal, des fromages fouettés et panachés, des fromages glacés et cannelés, des glaces en tasses, en briques, en fruits, des petits-fours, des moules de conserves de fleur d'oranger soufflées au feu ; pour les convives qui ont besoin de gagner de la soif, du fromage de Hollande, Gruyère, Roquefort ou Chester, et surtout des vins fins et généreux. »

Almanach de la bonne cuisine et de la maîtresse de maison, Paris, Pagnerre, 1860.

  

vendredi 18 juin 2010

"Les femmes socialistes ne sont pas encore mortes sous le ridicule..." (Alex. Dumas, 1849)


Honoré Daumier, "L'émancipation des femmes par des femmes déjà furieusement émancipées", lithographie parue dans Le Charivari, 12 octobre 1848 (série : Les Divorceuses).


« Les femmes socialistes ne sont pas encore mortes sous le ridicule. Elles vivent encore, elles se réunissent encore dans des banquets. Nous en avons eu un aujourd'hui à la salle de la Fraternité, rue Martel, où tout s'est passé d'une façon assez froide. Le petit nombre de convives semblait causer quelque désappointement aux organisateurs, qui avaient sans doute compté sur les affiches placardées dans les divers quartiers pour augmenter ce nombre.

La salle n'avait reçu aucune décoration supplémentaire à l'intérieur ; mais à l'extérieur de la porte d'entrée on voyait de chaque côté une affiche bleue faisant un appel aux électeurs en faveur d'une candidature pour la prochaine Assemblée législative : cette candidature d'une espèce nouvelle est celle de Mme Jeanne Deroin, l'une des dames socialistes qui avaient organisé le banquet. Voici la circulaire électorale :

« Aux électeurs du département de la Seine.

Citoyens, je viens me présenter à vos suffrages par dévouement pour la consécration d'un grand principe : l'égalité civile et politique des deux sexes.

C'est au nom de la justice que je viens faire appel au peuple souverain contre la négation de principes qui sont la base de notre avenir social.

Si, usant de votre droit, vous appelez la femme à prendre part aux travaux de l'Assemblée législative, vous consacrerez dans toute leur intégrité nos dogmes républicains : liberté, égalité, fraternité, pour toutes comme pour tous.

Une Assemblée législative entièrement composée d'hommes est aussi incompétente pour faire les lois qui régissent notre société, composée d'hommes et de femmes, que le serait une Assemblée composée de privilégiés pour discuter les intérêts des travailleurs, ou une assemblée de capitalistes pour soutenir l'honneur du pays.

JEANNE DEROIN, Directrice du journal L'Opinion des femmes. »


Nous nous bornons à reproduire celle circulaire ; les électeurs la jugeront. Revenons au banquet. Une autre dame socialiste qui ne s'est pas encore, que nous sachions, présentée aux suffrages des électeurs, a porté le premier toast : Aux souffrants ! M. Hervé a porté un autre toast : A l'hospitalité ! Dans ses développements, faisant allusion aux désirs d'affranchissement des femmes socialistes, il a dit : "Que les femmes nous laissent faire, qu'elles ramassent les blessés qui resteront sur le bord du chemin ; leur lâche est assez belle. Le prolétaire n'est pas affranchi, la femme ne doit venir qu'après ; qu'elle attende, son heure viendra." II s'est élevé aussi contre l'expulsion de France du quelques étrangers.

On a entendu ensuite les toasts suivants : par M. Jean Macé, au respect de la dignité humaine ! par Mme Brasier : à la Pâque ! en mémoire de celui qui mourut sur la croix pour racheter le monde ! à la Pâque des travailleurs ! à la communion de l'intelligence ! Frères et sœurs, communions avec l'humanité, mais de cœur et non de bouche seulement. A la Pâque, banquet de tous, fête d'égalité, premier signe des temps pour les socialistes !

Mme Jeanne Deroin, candidat à la députation, a porté un toast à l'avènement social de la femme ! Elle a cherché à réfuter l'un des précédents orateurs, et s'est élevée contre les questions d'inopportunité et d'ajournement qu'on oppose toujours à la femme quand, après avoir vu transformer son esclavage en servitude, elle demande son affranchissement. La femme doit marcher avec les hommes comme citoyenne ; si elle demande à agrandir le cercle de ses devoirs, ce n'est pas par une pensée mesquine, pour une question personnelle ; il ne s'agit ni de mariage ni de divorce, mais d'une grande question politique.

Mme Jeanne Deroin, après être entrée dans quelques développements sur le dernier paragraphe de sa circulaire électorale, a terminé en disant qu'on avait commis une grande faute, en février, en ne prononçant pas l'affranchissement de la femme. "Vous avez crié alors, a-t-elle ajouté, après ceux qui voulaient garder leurs privilèges, et vous faites tout ce qui dépend de vous pour garder les vôtres ! La femme est une amie ; elle protège sans l'opprimer l'enfant qu'elle élève, et vous, vous ne voulez accorder aucune protection à la femme !..."

M. Gamet a répondu a Mme Deroin ; il a déclaré qu'en sa qualité d'homme il ne pouvait accepter la responsabilité qu'elle voulait faire peser sur la société ; il s'est livré à une courte, mais assez mordante digression sur un certain nombre de femmes qui, donnant plein essor a leurs penchants naturels, ne s'occupent nullement d'affranchissement ni de politique, mais passent des semaines entières pour savoir quelles toilettes elles mettront pour écraser ou éclipser madame une telle.

Le torrent des folies de ce siècle n'est pas encore passé ! Il y a des femmes pour assister à ces banquets, des femmes pour prononcer des discours, des compères pour leur répondre ; et tous ces gens-là se couchent contents le soir, croyant sans doute avoir remué le monde. Où sont les mots qui expriment le dégoût, le mépris, avec le plus de virulence, pour les jeter à la tête de ces mégères échappées du foyer domestique ou plutôt des cabanons de Bicêtre ! »

Alexandre Dumas, Le Mois. Revue historique et politique jour par jour de tous les événements qui se produisent en France et à l’étranger depuis Février 1848, 2e année, n° 17, 1er mai 1849.

"Quelle ruche, quelle fourmilière en travail que cette infatigable race des industriels de la rue !" (V. Fournel, 1867)

"Tableau de Paris à 5 heures du matin", estampe, Imp.-lith. Pellerin à Epinal, 1875.


« Que faire en un fiacre, quand on est las de regarder les enseignes et les affiches par la portière, à moins d'écouter, à demi accroupi en son coin, la symphonie si monotone dans sa variété, si variée dans sa monotonie, qui s'élève incessamment de chaque rue de la grande capitale ? Prêtez l'oreille, et vous n'entendrez d'abord que le désagréable roulement des voitures sur le pavé ; puis bientôt s'élèvera à côté de ce bruit la discordante et criarde mélopée des mille cris de Paris.

Chaque industrie a sa gamme technique, chaque industriel a adopté dans le ton général une note qui le distingue. Pas un cri qui n'ait sa signification et sa philosophie, pour ainsi dire. Il y a de la symétrie dans cette variété, de l'ordre dans ce désordre, du raisonnement dans cette fantaisie : il faudrait n'avoir pas d'oreilles et pas de sentiment pour ne s'en point apercevoir. Marchands d'encre, de marée, de pommes de terre au boisseau, de mottes à brûler, de mouron pour les petits oiseaux, ramoneurs, saltimbanques, charlatans, casseurs de pierres, joailliers en plein vent, étalagistes des boutiques à cinq sous, cela crie, chante, accentue ses apostrophes et scande ses invitations sonores sur tous les tons et dans tous les modes. On dirait un carillon monstre, mis en branle par dix mille mains à la fois, et qui sème sur les pavés de la ville une pluie formidable de notes rauques, argentines ou criardes. Dès six heures du matin ce concert commence à s'élever, pour ne s'éteindre qu'à dix heures du soir et recommencer le lendemain, et ainsi tous les jours que Dieu fait.

Il faudrait un volume in-folio pour faire ressortir dignement l'art naturel et spontané qu'il y a dans tous ces cris des petites industries, leurs inflexions dramatiques, leurs savantes roueries, leur expression vivante et variée : depuis le récitatif classique et saccadé de la marchande de cartons, jusqu'à la fanfare à la fois mélancolique et provocatrice du marchand d'habits ; depuis l'exclamation naïvement passionnée de la poissarde ambulante qui s'extasie devant la fraîcheur et la beauté de ses maquereaux, jusqu'à la retentissante mélodie de la marchande d'huîtres à quatre sous la douzaine ; depuis l'annonce confiante, sereine et cavalière du vitrier, sachant qu'on cassera toujours des carreaux, et du marchand de coco qui ne s'inquiète pas de l'avenir, tant qu'il y aura des gamins, des provinciaux, des blanchisseuses, et que le Petit-Lazari restera debout sur sa base, — jusqu'à l'appel, plaintif et désespéré comme le râle d'un homme qui se noie, de l'Auvergnat porteur d'eau, qui semble se demander avec angoisse s'il pourra ajouter deux sous à son trésor, —jusqu'au rugissement inquiet du raccommodeur de fontaines qui, pour avoir embouché la trompette dans un dernier et sublime effort, n'en prêche pas moins au milieu du désert.

Ajoutons-y encore la mélopée, humble et suppliante comme une élégie, du collectionneur de bouteilles cassées, qui implore un don, tout en se posant en acheteur par une fiction qu'il ne faut pas prendre au sérieux ; puis la marchande de plaisirs, avec son cri langoureux, plein de mystérieuses promesses ; et le montreur de lanterne magique, avec sa modulation fantastique et tentatrice, qui fait involontairement songer aux merveilles des Mille et une Nuits.

Quelle ruche, quelle fourmilière en travail que cette infatigable race des industriels de la rue! Ils pullulent tellement à Paris qu'ils semblent germer dans la boue du macadam. Heureusement, sauf quelques pauvres diables qui ont grand'peine à se tenir en équilibre sur le dernier échelon du commerce des rues, ils ne vous arrêtent pas au passage, et se contentent d'implorer votre bourse, armés de leur seule éloquence.

Parmi ces Lazares de l'industrie, qui viennent s'asseoir au coin de la table, ou plutôt sous la table parisienne, pour s'y disputer les miettes qui en tombent, il y a toute une légion de parasites étrangers, lesquels, au rebours des hirondelles, s'en viennent, pour la plupart, avec les neiges et s'en vont avec les roses. Tels sont ces marchands de statuettes en plâtre qui répandent et entretiennent dans le peuple le sentiment des arts : ils vendent aux portières, aux ouvriers, aux petits commerçants, des Christs et des Vierges, des Jeanne d'Arc d'après la princesse Marie, des odalisques, des guerriers musulmans appuyés sur leur cimeterre, des épreuves , dans les prix doux, de la Vénus de Milo ou des plus beaux ouvrages de Pradier. Cette race se compose surtout de Piémontais indolents, grands et gros gaillards qui doivent être proches parents des lazzaroni, à en juger par l'abandon caractéristique avec lequel ils savourent les douceurs du farniente.

Ce sont des êtres bien différents, ces petits joueurs de vielle et de mandoline, venus de Naples pour la plupart, qui vous poursuivent avec tant d'obstination dans la rue et ne répondent à vos impatiences que par un cri étrange et moqueur, assez semblable au gloussement d'un oiseau. Et voyez un peu l'influence des climats ! Ces chétives créatures ont sous leurs haillons un air effronté, une belle humeur étonnante, de grands yeux brillants comme des escarboucles, et c'est d'une voix délibérée et d'un geste hardi, en pirouettant sur eux-mêmes, qu'ils vous demandent cette aumône, implorée par le petit Savoyard avec une humilité si piteuse.

Un air toujours sombre et triste, une allure qui rappelle vaguement la marmotte, un visage barbouillé de suie, défiant, maussade et peureux, que n'ont jamais éclairé ni un sourire ni un rayon de soleil, une mine grelottante et sauvage, tels sont les caractères extérieurs de ces pauvres êtres qui forment la grande tribu des ramoneurs. Vrais Savoyards de mœurs et d'aspect comme de naissance, ils portent leur livrée à la fois sur la peau et sur les habits, et n'ont garde de se décrasser, de peur de perdre leur cachet. Un ramoneur blanc et propre, quel contre-sens ! Ce serait comme un négociant qui aurait décroché son enseigne et crierait au public qu'il n'a point de chalands.

Voilà les véritables gagne-petit de l'industrie parisienne ; mais c'est par un déplorable abus de mots que l'on range sous le même titre quelques humbles commerçants qui, en amassant sou par sou, avec la patiente et tenace lenteur de la fourmi, arrivent au bout de l'année à des bénéfices souvent plus considérables que ceux de tel directeur d'un grand magasin des boulevards. Sont-ce bien des gagne-petit, ces marchands de marrons cantonnés dans un coin de trois pieds carrés, et qui, en certains jours, à la Toussaint par exemple, comme me le confessait un d'entre eux, placé pourtant dans une des rues les moins hantées de Paris, vendent pour quatre-vingts francs de cette marchandise, où presque tout est bénéfice pur et simple !

Et les porteurs d'eau, ces frères siamois des charbonniers, presque tous rentiers sur leurs vieux jours! Ordinairement, le même homme réunit les deux emplois, et il faut bien subir avec résignation les conséquences suspectes de cet étrange cumul. Un très-grand nombre de ces petits industriels, sur le compte desquels vous êtes porté à vous apitoyer, en passant devant les trous noirs qui leur servent de boutiques, sont propriétaires de la maison qu'ils habitent. Pendant deux ans, j'ai fait l'aumône de mes vieux habits, de mes vieux chapeaux et de mes vieux souliers à un charbonnier des environs du Luxembourg, que je voyais déjeuner chaque jour d'un oignon cru, et qui avait acheté, l'année précédente, la maison à cinq étages dont il partageait le rez-de-chaussée avec l'échoppe d'un savetier. J'ai rencontré, depuis, dix exemples pareils. »

Victor Fournel, Ce qu'on voit dans les rues de Paris, Paris, E. Dentu, 1867 (1ère édition : 1858)

"La miraculeuse fontaine est devenue un vrai Pactole pour les Andelysiens" (B. de Villiers, 1870)

« Il est bon qu'on sache que la foi n'est pas morte au beau pays de France, quoi qu'en dise M. Louis Veuillot, le poète des Couleuvres ; et que, fut-elle bannie du reste de la terre, on la retrouverait toujours florissante en la coquette cité des Andelys […]

Vers la partie la plus déclive du Grand-Andely s'élève un immense tilleul, à végétation splendide et âgé d'une série de siècles, dont le tronc largement creusé pourrait contenir une chapelle confortable. […] La tradition veut que l'arbre ait été planté par la reine Clotilde, quand elle vint de Rouen à Andely pour y faire construire un monastère. […] Au pied du tilleul, et baignant ses racines, se trouve la fontaine miraculeuse. Les archéologues sceptiques veulent que ce soit tout bonnement une piscine ou nymphée gallo-romaine, les mécréants ! […]

La miraculeuse fontaine est devenue un vrai Pactole pour les Andelysiens. On vient s'y baigner, boire et acheter de son eau de cinquante lieues à la ronde. J'ai évalué, cette année, le nombre des pèlerins à quatre mille au moins. Quatre mille étrangers de plus dans une bourgade de cinq mille habitants, cela ne laisse pas que de jeter sur la place un joli tas de gros sous. Aussi tout le monde, clergé, municipalité, habitants, ont-ils, depuis longues années, compris l'importance de l'aubaine. […]

Personne ne croit au pèlerinage, mais chacun s'en fait le comparse, le compère. "Plus la cérémonie sera belle et pompeuse, plus il viendra d'étrangers et de dupes; plus les uns gagneront d'argent, plus s'amuseront les autres," écrivait à ce propos, on 1835, le spirituel bâtonnier du barreau andelysien, notre regrettable ami feu D.-F. Mesteil, dans ses intéressantes Lettres critiques sur les Andelys— maintenant rarissimes et rachetées au poids de l'or […]. Aujourd'hui, comme en 1835, le spectacle est le même. "Aucun citadin ne se baigne, mais beaucoup attendent après la fontaine pour effectuer un payement : on promet l'argent de son loyer pour après la Sainte-Clotilde." Elle rapporte tant aux aubergistes, cafetiers, hôteliers, marchands de chapelets, etc., etc., qui s'entendent comme larrons en foire pour plumer le pèlerin !

Procédons par ordre, et narrons épisodiquement la cérémonie. Elle a lieu le 2 juin, veille de la fête de sainte Clotilde, cette patronne des Andelys étant morte un 3 juin quelconque entre 531 et 539.

Bien avant le lever du soleil, les pèlerins affluent en ville par toutes les routes. Les uns apportent leurs vivres de trois jours dans d'immenses paniers; presque tous sont armés de bouteilles en grès, de gourdes, pour emporter de la précieuse eau qu'on paye deux sous le verre, et bien plus cher si on n'a pas eu la sage précaution de se munir d'un récipient au départ. Il en est qui apportent une dame-jeanne pleine de cidre, de poiré; cette boisson bue, ils font remplir à la fontaine leur immense vase, et, de retour au pays, vendent aux enchères l'eau sainte! Ils rentrent ainsi dans leurs frais de route, et au centuple.

Tous débarquent à l'église Notre-Dame et s'y installent dans les postures les plus pittoresques. Beaucoup y mangeront, boiront, coucheront, dormiront jusqu'au lendemain. La maison de Dieu est hospitalière avant tout. Au dedans et au dehors grouille toute une vermine de truands et de gueux béquillards, tous plus ou moins éclopés, cul-de-jatte, bossus, idiots, crétins, bancroches, manchots, moignons sanglants, caliborgnes, aveugles, goutteux, goitreux, eczémateux, dartreux, chancreux, éléphanliaseux, galeux, paralytiques, épileptiques, etc. Toutes les hideurs humaines! C'est l'escorte habituelle; ils vivent, eux aussi, ces misérables bipèdes, du pèlerinage et de ses produits. Ils sont les coryphées indispensables dans cette grande momerie chrétienne. Toute la journée, les messes succèdent aux messes. Entre l'office solennel et les vêpres, les pèlerins se livrent aux petites pratiques que nous allons énumérer :

Se faire dire un évangile. — Habitude presque exclusivement normande, qui se pratique comme suit : le pèlerin s'agenouille au seuil d'une chapelle, où est de planton un prêtre, qui se met aussitôt à réciter avec une extrême volubilité le premier texte latin venu d'un évangile quelconque, auquel le pèlerin n'entend goutte. Cette prière est récitée sur la tête du pèlerin, que le prêtre couvre de son étole. A côté, un acolyte tend son bonnet carré en guise de bourse, où, à chaque évangile, doit tomber un patard (décime) au minimum. Le paysan normand sait compter. J'en ai vu se faisant réciter des évangiles à la douzaine ; jamais je n'ai vu tomber dans le bonnet carré plus d'un gros sou à la fois. Le prêtre s'interrompait; le pèlerin mettait la main à la poche puis jetait son patard dans le bonnet carré, et toujours ainsi. Pas d'erreur possible dans l'addition avec ce sage système.

Mettre un cierge. — Les cierges se mettent partout. Un essaim de jeunes filles, douze à seize ans, jolies, parées, ont été réunies et catéchisées ad hoc. Ce gracieux bataillon sacré est distribué par pelotons dans les chapelles et la nef, pour quêter, vendre des amulettes et des cierges qu'elles allument à celui qui brûle devant la statue de la sainte. Elles vont, criant d'une voix féline: « N'oubliez pas la bonne sainte, s'il vous plaît ! » — Il y a rivalité de gros sous entre elles; elles luttent à qui allumera le plus de cierges, comme plus tard à qui allumera le plus de cœurs ! Quelques-unes ont l'air assez espiègle pour inspirer des craintes aux pèlerins méfiants, et il n'est pas rare de voir une vieille femme rester en prière devant son cierge pour le regarder brûler et s'assurer que la donzelle qui le lui a vendu ne le fera pas fondre par malice.

Faire toucher. — Ce n'est pas là le moins plaisant […] On fait toucher surtout dans la chapelle de la sainte, où est la plus grande image. Un sacristain est là, muni d'une perche; on lui donne divers objets : chapelets, missels, images, bagues, bouquets ; il attache l'objet au bout de sa perche et le porte à la figure de la sainte, puis à la poitrine, puis à gauche, à droite, imitant le signe de la croix. Dans les moments de foule, le sacristain se sert d'une fourche, de sorte qu'il fait toucher deux objets à la fois et double ainsi son bénéfice. On touche tout, et le plus les petits enfants, qui glapissent effrayés. Il en est qui font toucher panier à salade, parapluie, bâton, tabatière, besicles, bonnet de coton, sabots. J'en ai vu un qui faisait toucher sa montre, parce qu'elle était dérangée; ce qu'avisant, son voisin voulait faire toucher sa femme, de crainte qu'elle ne le devint !

La chapelle où on touche est décorée de peintures et d'ornements; mais cela ne vaut pas les bâtons, les béquilles et les jambes de bois qui paraient jadis son enceinte; trophées de guérison parlant à la vue du pèlerin, comme le chapelet de dents du docteur Turquetin ou le ténia en bouteille d'un opérateur forain, et attestant que bien des infirmes étaient retournés sans leurs maux puisqu'ils en avaient laissé le signe et le soutien. Une béquille, c'est presque une croix; de là sa puissance sur le chrétien qui attend miracle. […]

Pendant qu'à l'intérieur de l'église on se livre à toutes ces pratiques mercantiles, à l'extérieur sont dressées des tentes et baraques où se vendent pêle-mêle chapelets, scapulaires, christs de tous formats et de toutes matières et couleurs, médailles bénites, bagues de saint Hubert contre les morsures des chiens enragés, etc., etc. Puis, des tables où fume le gros cidre mousseux, où s'étalent en pyramides saucisses, fouaces, cervelas à l'ail; des fourneaux sur lesquels frit l'odorant boudin, où mijotent la crêpe et le pet-de-nonne, cuit l'andouille, durcit la gaufre dorée. A côté, on exhibe des phénomènes, veaux à deux tètes, moulons à six pattes dont les journaux officiels du département ont déjà établi la renommée.

Sur la place, ornée d'une halle qui ne fait pas honneur à l'édilité andelysienne ni à son architecte, on fait d'autres tours de passe-passe; on arrache des dents, on vend des drogues pour toutes maladies. Ainsi, saltimbanques, baladins, empiriques, attrape-niais au dehors comme au dedans. Un mur sépare le charlatanisme sacré du charlatanisme profane. Ici, comme là, les jongleries se payent et se payent le même prix. Le jour de Sainte-Clotilde, il n'y a pas plus loin de la vraie religion chrétienne à ce qui se passe à côté de l'église qu'à ce qui se passe dedans.

A l'issue des vêpres, a lieu le défilé de la procession. On croit fermement qu'il ne pleut jamais pendant le trajet. J'ai vu la pluie démentir celle superstition. Qu'importe, au reste, puisque beaucoup vont s'aller tremper dans la fontaine miraculeuse ?

La procession – clergé, pèlerins, mendiants – grossie chemin faisant d'une tourbe de curieux, bonnes femmes, gamins, sortant de l'église, se rend en grande pompe à la fontaine. Les cierges sont allumés, les clairons sonnent, les casques de pompiers rutilent au soleil : c'est imposant ! […]

La procession est arrivée à la fontaine. Il va y avoir des miracles ! Les pèlerins sont tout yeux et tout oreilles. Les plus ingambes et les mieux payants sont déjà dans l'enceinte, à moitié déshabillés, attendant que le bain soit prêt. Voici comment on le prépare. Ne riez pas !

Pour singer autant que possible la toute-puissance divine qui a changé l'eau en vin, on change ici le vin on eau. C'est-à-dire qu'on répand dans la fontaine quelques pintes de vin qui la colorant à peine. Le vin a été recueilli d'avance par les sonneurs chez les dévots des deux Andelys, et ce mélange do diverses qualités de vin, fort aigre de sa nature, est en effet bon... à jeter à l'eau. […]

Cette opération accomplie, le clergé s'en va. Immédiatement, tous les pèlerins entrés, qui ont fini de se déshabiller pendant la préparation du bain, de se précipiter dans la fontaine. Le premier plongeon garantit le miracle, assure-t-on. Aussi jugez du pugilat auquel se livrent parfois ces enragés fidèles, dont quelques-uns ont payé leur écu de cinq francs pour entrer avant tout le monde !

Ceux qui se conforment à la stricte tradition gardent leur chemise avec soin ; d'autres se baignent nus et trempent leur chemise après. C'est variété d'idées; mais nous pouvons garantir que, en général, homme comme chemise ont grand besoin de lessive.

Cette année, la majorité des pèlerins s'est baignée sans chemise. Nous en avons vu une cinquantaine à la fois s'exhiber ainsi : si c'était édifiant, ce n'était pas propre, à coup sûr. Nous conseillons aux amateurs do ne dîner qu'au retour, et non avant de faire visite à la baignade. C'est le cas de dire du spectacle qu'il est bête... à faire vomir !

Une pratique habituelle aux baigneurs, c'est de se frotter mutuellement : plus on se frotte, plus il y a de chance de guérison. L'axiome latin est mis en action : A sinus asinum fricat.

Quelquefois, dans tout ce pêle-mêle, une chemise, un pantalon, une bourse disparaissent. Les pèlerins montent la garde réciproquement autour de leurs bardes; j'en ai vu se baigner avec leur parapluie et leur panier sur le bras, crainte d'en être dépouillés par quelque main sacrilège.

A la dérobée, on peut plonger un regard dans le compartiment des dames. On y voit de grosses crasseuses créatures, peau de crapaud, vrais éléphants, plus mafflues que La Femme sortant du bain de maître Courbet. Elles sont soutenues sur l'eau par leur grosse chemise imperméable, en toile écrue, qui se change en ballon... C'est comique et hideux, ne regardons plus...

Dans les deux compartiments, même cohue, mêmes hurlements. On crie, on jure, plus qu'on ne prie; on se bouscule, on se pousse, on tousse, on renifle et crache l'eau puante, on secoue son poil hérissé, on grelotte des épaules...

Tout à coup le cri espéré : miracle! Miracle ! se fait entendre et vole de bouche en bouche ; un ou deux baigneurs, pour le moins, se précipitent hors de la piscine, achètent un cierge et le brandissent en criant comme des sourds : miracle! Miracle ! Puis ils se rhabillent, accrochent leurs béquilles, devenues inutiles, à la place indiquée par le gardien.

La foule s'ouvre devant ces miraculés que les pèlerins portent en triomphe... et qui ne reparaissent plus, emportant avec eux le secret du miracle opéré en leur personne. C'est assez cependant pour que, deux jours après, Le Moniteur de l'Eure ou L’Annotateur des Andelys relate la miraculeuse guérison, à la sanctification de ses lecteurs et pour entretenir le feu sacré du crétinisme parmi les naïves populations. »

A. L. R. Boué de Villiers, La Normandie superstitieuse. Le pèlerinage de la fontaine Sainte-Clotilde, aux Andelys. Les saints grotesques. vol. 2, Paris, Le Chevalier, 1870.

"Le comte de Chambord, c'est le roi qu'il nous faut..." (C. J. Grand, 1872)

« Braves ouvriers des villes et des campagnes, qui, comme moi, vous nourrissez du fruit de votre travail, c'est à vous que j'adresse ces quelques lignes. Quel est celui de vous qui ne s'en rapporte à ceux qui se disent nos plus grands amis, messieurs les démocrates? "Si vous votez pour un tel, nous disent-ils, vous votez pour Henri V, pour la dîme, les droits féodaux, le rétablissement des biens nationaux et des billets de confession, le règne des nobles et des curés." Simple que l'on est, on les écoute comme des oracles, et, par-derrière vous, ils se frottent les mains de faire tant de dupes et se reposent de leur grand amour pour nous en touchant de gras honoraires de députés. […]

La dîme a disparu avec les biens du clergé en 1789. Croire qu'Henri V tente de la rétablir, c'est croire l'impossible ; un homme qui a du bon sens ne peut y songer. Il en est de même pour la féodalité et les droits féodaux. A propos de ces droits, les révolutionnaires n'ont pas manqué d'en faire des montagnes. En voici un de leur fabrique : "autrefois, disent-ils, le seigneur, pour protéger son sommeil contre le coassement d'importunes grenouilles, forçait ses vassaux à battre la mare du château pour les forcer au silence." Vous en doutez ? Cependant la chose est certaine, messieurs les républicains le tiennent de leur père et de leur grand-père qui l'ont entendu dire ou qui l'ont inventé eux-mêmes.

Quant aux biens nationaux, c'est encore un épouvantail. Franchement peut-on, après quatre-vingts ans, remettre les propriétés au même état qu'avant 1789 et retrouver les anciens titres qui en font foi et les héritiers des anciens propriétaires ? Henri V ne sera pas non plus le roi du clergé et de la noblesse. "Partout et toujours, a-t-il écrit, je me suis montré accessible à tous les Français sans distinction de classes et de conditions. Comment pourrait-on me soupçonner de ne vouloir être que le roi d'une caste privilégiée, ou, pour employer les termes dont on se sert, le roi de l'ancien régime, de l'ancienne noblesse et de l'ancienne cour ?"

On nous dit : "le comte de Chambord ne veut pas régner, s'il l'avait voulu, au mois de novembre 1873, il serait déjà venu." — Ce prince n'est point un intrigant, ni un aventurier, il ne veut point du trône au prix d'une équivoque ou d'un parjure; il n'ignore point que les gouvernements qui ont usé en France de pareils moyens en ont été finalement la victime. Pendant ce mois-de novembre dont on nous parle, il était à Versailles, prêt à se montrer si l'Assemblée l'eût appelé ; ce n'est donc point lui qui a fait défaut, mais bien l'Assemblée, qui n'a pu qu'affirmer une fois de plus son impuissance à remplir la mission que nous lui avons confiée. Le comte de Chambord, lui, a foi dans la sienne ; il sait qu'un jour ou l'autre, il sauvera la France de l'abîme où l'amène infailliblement le provisoire actuel : "la monarchie héréditaire dont la Providence m'a confié la garde, écrivait il, est l'unique port de salut où, après tant d'orages, cette France, objet de tout mon amour, pourra retrouver enfin le repos et le bonheur." […]

Quelques mots maintenant sur le drapeau. Le drapeau tricolore a assisté à toutes les horreurs de nos révolutions, et il décore par centaines les musées de l'Allemagne. Il nous a enlevé en 1814 et en 1815 une partie de nos colonies, toute une ligne de frontière, et naguère l'Alsace et la Lorraine ; il nous a fait payer des milliards à l'étranger, sans compter ceux qu'il nous a fallu, donner à la Prusse. Le drapeau blanc, vous n'en trouverez aucun dans les musées de l'Europe, il a chassé les Anglais et fait la France, émancipé les Etats-Unis et délivré la Grèce.

Résumons. Le drapeau tricolore nous a donné sous l'empire trois départements; sous la république un ; sous l'orléanisme zéro. Le drapeau blanc, sous l'antique monarchie : quatre-vingt-cinq départements, presque toutes nos colonies et Alger. L'avantage reste donc au drapeau blanc. "Je n'arbore pas un nouveau drapeau, disait Henri V, je maintiens celui de la France et j'ai la fierté de croire qu'il rendrait à nos armées leur antique prestige. — Si le drapeau blanc a éprouvé des revers, il y a des humiliations qu'il n'a pas connues" (28 janvier 1872).

Telles sont, mes amis, les suites des réflexions qui me sont venues en idée. Ne nous laissons pas tromper par nos soi-disant grands amis messieurs les démocrates. Croyez-moi, le comte de Chambord, c'est le roi qu'il nous faut. »

[C. J. Grand], La vie d'Henri V (comte de Chambord) racontée aux ouvriers et aux paysans par un enfant du peuple. Dixième édition revue, augmentée et ornée d'une belle photographie, Paris, chez tous les libraires [18...? 1ère édition : 1872] 

samedi 12 juin 2010

"C'est aux bains de Dieppe que maintenant viennent se réunir les baigneurs" (Le Mercure du dix-neuvième siècle, 1826)

Dessin paru dans The Punch, 20 septembre 1862.

« LES BAINS DE DIEPPE.

C'est aux bains de Dieppe que maintenant viennent se réunir les baigneurs qui, avant leur établissement, peuplaient Boulogne, Cherbourg, Saint-Valery ; et même, par un juste retour, plus d'un Anglais traverse aujourd'hui Brighton sans s'y arrêter, pour venir chercher sur la côte de Normandie des bains plus fréquentés, une vie plus facile, et de plus joyeuses réunions que ne peut lui en offrir sa terre natale.

Le bâtiment des bains est situé au pied du château de Dieppe, sur une plage immense où la mer se déploie dans toute sa majesté ; une galerie ouverte est coupée au milieu par une espèce d'arc de triomphe, sur lequel ces mots sont tracés : Bains Caroline. Cette galerie se termine de chaque côté par des salons élégants ; durant le jour ces salons sont ouverts, et, pour un modique abonnement, on y trouve l'hygiène des bains et les journaux.

Le soir, l'une des deux salles est consacrée au jeu, l'autre est réservée pour la danse ; mais, ainsi que dans les salons de Paris , les tables d'écarté sont presque toujours encombrées de joueurs, de parieurs et de curieux , tandis que de charmantes danseuses manquent de partenaires : la plus embarrassante des positions, la plus ridicule des contenances, est celle de ces galants de soirée, partagés entre les soins qu'ils voudraient prodiguer à une jolie femme, et les distractions que leur causent quelques pièces d'or, qu'une chance heureuse va doubler ou qu'un mauvais sort va leur ravir. Il devrait y avoir un âge pour le jeu ; tout homme qui, avant trente ans, se livre à cette distraction, mérite d'être banni de la société des femmes t je leur conseille de porter cette loi de bienséance et de bon ordre social. J'avertis les jeunes imprudents qu'il court d'assez mauvais bruits sur la salle de jeu des bains de Dieppe : on assure qu'elle est fréquentée par des joueurs dont l'adresse surpasse celle de Cornus.

(dessin paru dans The Punch, 4 octobre 1862)

Le besoin du plaisir, plus encore que le besoin de la santé, a inspiré ce goût des bains de mer, qui amusent plus qu'ils ne guérissent ; c'est un exercice dont les femmes sont avides, parce qu'il procure des sensations vives et fortes; qu'il exige une certaine audace, et qu'il offre l'image des grands périls sans en avoir les graves conséquences.

Une tente portative sert de refuge à la baigneuse; elle en sort couverte d'un long peignoir de laine brune, qui dérobe aux regards indiscrets toutes les formes féminines. Dans cet état, elle se confie à un baigneur juré qui l'étend sur ses bras, et, chargé de ce doux fardeau, s'avance gravement dans la mer; il présente d'abord la tête de la baigneuse, puis enfin tout son corps aux vagues écumeuses. La première surprise de l'immersion passée, elle quitte sa position horizontale, se relève, et présente courageusement sa poitrine au courroux des flots : c'est alors que son ivresse est au comble; chaque vague, qu'elle semble invoquer, lui fait pousser des cris de joie, des exclamations, de plaisir qui retentissent dans les airs, et que répètent les échos du rivage; on la voit sauter poursuivre le mouvement de l'onde, attaquer, se défendre, ou, lasse et dans une inaction délicieuse, se laisser bercer par un flot voluptueux.

(dessin paru dans The Punch, 4 octobre 1862)

Mais qui sont donc les êtres privilégiés, ou maudits, qu'une patente autorise à presser des charmes que l'action de l'eau trahit et rend mille fois plus séduisants encore ? Amants jaloux, maris ombrageux, essuyez la sueur dont votre front se couvre. Sans être aussi radicalement incapables de faiblesses que les femmes de chambre des épouses du grand-turc, les tritons de vos belles néréides sont de vieux marins encore nerveux, mais depuis longtemps engourdis, qui passent la moitié de leur vie dans l'eau, dont le visage est flétri, dont le corps, à demi-congelé, semble n'avoir conservé d'action musculaire que celle nécessaire pour mouvoir les bras et les jambes. Ces marins forment une corporation ; on n'est admis à en faire partie qu'après avoir fait vœu de chasteté et preuve d'insensibilité. Il est des moments où l'accomplissement de ce vœu est vraiment méritoire; par exemple, lorsqu'une grosse yague vient surprendre la baigneuse et lui fait perdre l'équilibre, pleine d'effroi, elle s'accroche à son guide, le saisit où elle peut, quelquefois, l’enlace et le presse des plus beaux bras du monde ; mais la peur explique tout, excuse tout; d'ailleurs les baigneuses n'ont pas prêté serment ; elles ne se sont engagées à rien.

La démarcation des rangs et des fortunes, qui rarement est aperçue dans les réunions de ce genre, se fait sentir aux bains de Dieppe. Si cette ligne devient plus apparente, le charme sera rompu, l'étiquette bannira la joie et la gaieté même la plus décente, et les bâillements succéderont au rire. »


Le Mercure du Dix-neuvième siècle, vol. 14 (1826).