mercredi 9 juin 2010

"Il importe de soigner l'éducation des enfants..." (A. Moeder, 1839)


"L'école de village", cliché publié dans : Etudes photographiques, par Ildefonse Rousset. Avec une introduction et des notes par Louis Jourdan. Paris, Maison A. Giroux, 1865


« Le dimanche qui suivit mon arrivée au village, […] j'avais renoué connaissance avec mes amis d'enfance. Ces derniers me conduisirent à l'église, et, au sortir de l'office du soir, ils me proposèrent de les accompagner à l'Ange d'Or pour y faire la partie et prendre un verre de vin. Je m'en défendis, en les assurant que je ne faisais pas la partie et que je n'allais jamais à l'auberge.
— A quoi t'amuses-tu donc le dimanche, Monsieur le parisien? demanda mon cousin Claude.
— A quoi je m'amuse ? je ne saurais le dire en détail; mais en somme je me repose des travaux de la semaine, je cherche à m'instruire, je règle mes comptes et je me promène.
— Cela doit passablement t'ennuyer, et d'ailleurs tu profanes le jour du repos, remarqua Claude.
— Ni l'un ni l'autre, lui répondis-je; c'est vous qui vous ennuyez, et c'est vous qui profanez le jour du repos. En effet, si vous saviez que faire de votre temps, vous ne m'eussiez pas proposé d'aller au cabaret, et si vous saviez ce que c'est que le. dimanche, vous ne hanteriez pas des lieux où l'on dépense son argent, où l'on prend de mauvaises habitudes, et où l'on risque de s'abandonner à des excès nuisibles à la santé. Allons nous promener!
— Nous ne nous promenons jamais! s'écrièrent mes amis d'un commun accord, nous sommes assez sur pied dans la semaine.
— Eh bien, leur dis-je, puisque vous ne vous souciez pas de la promenade, allons nous asseoir sous le vieux chêne qui ombrage la place du village; je vous y entretiendrai de Paris et des curiosités qu'il renferme. Cette proposition ayant été acceptée, nous allâmes sous le chêne, où je me mis à parler de l'ours Martin, de l'éléphant, du musée d'histoire naturelle et de mille autres choses que j'avais vues dans la capitale.

Quand je vis mes amis bien attentifs, je demandai soudain :
— Je vous ennuie peut-être?
— Pas du tout, continue toujours, dirent- ils!
— De tout mon cœur, répondis-je ; mais ne craignez-vous pas de profaner le jour du repos?
— Comment cela ? demanda Joseph le charron.
— Parce que je viens de vous instruire, répliquai-je, et que tout à l'heure vous avez soutenu qu'il n'était pas permis de s'instruire le dimanche.
— Oh, ce n'est pas ainsi que je l'ai entendu, observa le cousin Claude : je m'imaginais que tu passais le dimanche à lire, à écrire et à d'autres occupations semblables; mais on ne pèche point en écoutant raconter des historiettes, fussent-elles même instructives comme celles que nous venons d'entendre.
— Eh! m'écriai-je, n'est-ce donc pas comme si j'entendais parler un autre, en lisant dans un bon livre, et n'est-ce pas pour penser avec plus de clarté que j'écris? Croyez-moi, mes amis, je respecte l'institution du dimanche, j'y vois une des grandes garanties de la vie sociale, et je le sanctifie mieux que vous : je n'y fais pas les ouvrages de la semaine, et le consacre à Dieu en visitant son temple, en réfléchissant sur ses œuvres, en cherchant à orner mon esprit de connaissances utiles, et en réglant mes comptes, afin de savoir toujours où en sont mes affaires, ce qui est un excellent moyen de rendre justice à la Providence. Quant à la promenade, bien loin de me fatiguer, elle me délasse, elle me fait voir les merveilles de la création et m'instruit. Le dimanche, comme je l'entends, est un bienfait pour l'homme et une institution divine, tandis que le vôtre est une véritable profanation. En général, tout ce que je vois au village me serre le cœur. Comment, vous avez de quoi faire vivre quatre aubergistes, et vous n'avez rien pour assainir vos maisons, pour fertiliser vos terres, pour engraisser vos bestiaux, pour accroître votre bien-être ? Vous êtes Français, et vous ne savez pas votre langue, vous parlez un misérable patois ? Vous êtes chrétiens, et vous ajoutez foi aux contes les plus absurdes, et vous haïssez vos frères? Vous êtes des créatures intelligentes, et vous êtes aussi ignorants que les brutes?
— Ah! dit Michel le forestier, il nous prêche;
— Comme tu voudras, répliquai-je en élevant la voix; toujours est-il que je dis la vérité et que vous devriez rougir de l'état pitoyable où vous vous trouvez.
— Pour çà, non, murmura Claude, et tu n'avais pas besoin de revenir au village pour nous dire des choses désobligeantes. II est vrai que nous sommes assez à plaindre, que nos champs produisent peu et que nous sommes criblés de dettes; mais, est-ce notre faute à nous, si nous ne gagnons pas davantage?
— Et à qui donc serait la faute? répondis-je à Claude. J'ai vu des villages dont les terres ne valaient pas les vôtres, et leurs habitants jouissaient d'une honnête aisance.
— C'est, prétendit le cousin, qu'ils auront été heureux à la loterie, tandis que moi je n'y gagne jamais rien.
— Il ne te manquait que cela pour te rendre méprisable à mes yeux ! m'écriai-je avec l'accent de la plus profonde indignation. […] Tu voudrais devenir riche ou du moins un laboureur aisé; c'est pour cela que tu joues à la loterie. Eh bien, que dirais-tu, si je savais un moyen presque infaillible, non pas précisément de devenir riche, mais de gagner le nécessaire sans avoir recours au pauvre moyen que tu as employé jusqu'à ce jour ?
— Ce que je dirais ? répondit Claude, je dirais que tu es un sorcier et que je voudrais connaître ton moyen.
— Faites donc attention, dis-je à mes amis, je vous l'indiquerai en peu de mots. Si vous désirez améliorer votre sort et vous relever de l'état d'abjection où vous êtes, il vous faut du travail, de l’ordre et de l'économie; il vous faut de plus un corps sain, un esprit juste, un cœur droit et de l'instruction; il vous faut, en un mot, ce qu'on n'acquiert que par une bonne éducation. Or, cette bonne éducation manque généralement dans notre village, et, croyez-moi, le jour où elle ne manquera plus, vous serez des hommes nouveaux, dont les affaires prendront une tournure avantageuse. Certes, vous êtes trop âgés pour recevoir, dans toute son étendue, cette éducation si nécessaire au bonheur des hommes; mais, pour peu que vous en ayez l'envie, vous pourrez encore recevoir des directions utiles et apprendre à bien élever vos enfants. […]
 Que nous nous considérions sous le rapport du progrès des lumières, de l'industrie et de l'accroissement de la population, ou sous celui des besoins moraux, il ne se peut pas que nous continuions notre ancien train de vie. L'Etat a besoin de citoyens éclairés, l'industrie de gens habiles, le sol de bras qui le cultivent, l'incrédulité d'un puissant contrepoids. N'allez pas m'objecter que la civilisation moderne ne pénétrera jamais dans nos montagnes : elle entraîne dans sa marche les peuples et les rois ; elle frappe de mort les imprudents qui voudraient l'arrêter. Si vous méprisiez mes avertissements, vous seriez, au bout de quelques années, comme ces ruines des temps anciens qui attestent un siècle qui n'est plus et dont on ne sait que faire. Il est donc du devoir de l'homme raisonnable de suivre la marche progressive de la société, et comme à un certain âge on ne fait plus guère de progrès, il importe de soigner l'éducation des enfants. »

A. Moeder, Maître Pierre, ou le savant de village, Bibliothèque d’instruction populaire, Strasbourg, F. G. Lebrault, 1839.

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