dimanche 27 février 2011

"Il importe.... de retenir les populations dans les campagnes" (Valentin-Smith, 1858)

"La paye des moissonneurs" (détail) par Léon Lhermitte (18844-1925), 1882.
Musée d'Orsay.

« Le recensement de 1856 nous apprend que, dans cinquante-quatre départements, par un déplacement extérieur de département à département, il y a eu, en France, pendant la période quinquennale de 1851 à 1856, une diminution de population de 370.000 personnes, qui, des campagnes, se sont portées dans les villes, dont 305.000 dans le département de la Seine.

Ce recensement nous apprend aussi que, dans cette même période, par l'effet des déplacements qui se sont opérés dans les départements mêmes, joints aux déplacements extérieurs, les villes de dix mille âmes et au-dessus se sont accrues de 900.838 individus, c'est-à-dire que la proportion de la population urbaine au préjudice de la population rurale, s'est élevé de 43 % de 1850 à 1856 sur la période précédente ; accroissement énorme qui ne s'est jamais vu à aucune époque, ni dans notre pays , ni dans aucun autre pays, pendant un aussi court espace de temps.

Enfin le recensement de 1856 constate un ralentissement bien marqué dans l'accroissement de la population générale de la France ; tellement que cet accroissement a été cinq fois moins fort dans la période de 1851 à 1856, que dans la période de 1841 à 1846.

Un mot rapide d'abord sur le ralentissement de la population en France. Il provient sans doute, pour partie, pendant la période de 1851 à 1856, de causes accidentelles, particulièrement de la cherté des subsistances, c'est-à-dire de la disette avec laquelle, suivant une loi mise en évidence par la science statistique, l'on voit toujours se produire parallèlement moins de naissances et plus de décès. Mais ce ralentissement provient aussi d'une cause générale que révèle également la statistique, a savoir : la diminution de la famille, par la diminution du nombre des enfants.

Il y a soixante et dix ans que l'on comptait, en France, en moyenne, 4,19 naissances par mariage ; aujourd'hui, l'on n'en compte plus que 3,19. La fécondité conjugale, en moins d'un siècle, a diminué d'un quart; significatif ralentissement dans l'expansion de la population […] L'on sait […] que, chez les Romains, l'affaiblissement de la population, incessante préoccupation de leurs législateurs, commença à se manifester dès l'instant où les patres familias préférèrent le théâtre et le cirque de Rome, au séjour de la campagne ; ce qui excita si vivement les plaintes de Varron et de Columelle. Et certes, au temps de splendeur où écrivaient ces deux auteurs, l'on était loin de penser qu'un jour Rome tomberait, surtout parce que la dépopulation des campagnes laisserait l'Empire sans défense contre l'invasion des Barbares.

Dans l'antiquité comme de nos jours, l'affaiblissement de la population venait des grands centres ; le besoin du luxe y diminuait le nombre et la fécondité des mariages dans les classes riches, et la misère y dépeuplait les classes pauvres dans des proportions anormales ; comme de nos jours, l'invasion des villes par les campagnes devenait une cause perturbatrice qui altérait profondément aussi les conditions du développement régulier de la population.

L'émigration des campagnes qui s'est produite, en France, pendant la période de 1851 à 1856, constitue un trouble sérieux dans l'économie et dans les conditions générales de la société, trouble dont les conséquences pourraient devenir funestes, si l'on n'avisait à y porter un prompt remède.

Sans doute, la France est douée d'une grande énergie de fécondité ; mais pourtant il ne faudrait pas la laisser pencher trop longtemps vers des tendances qui pourraient amener l'affaiblissement de la production agricole par l'affaiblissement de la population rurale. Il y a, pour les nations, comme pour les individus, des lois générales qui dominent, et d'où sort inévitablement leur prospérité ou leur ruine. On l'a dit souvent : l'agriculture est la grande force d'un État, la force qui nourrit le pays, et qui lui donne des soldats robustes pour sa défense. "L'agriculture, a dit Louis Napoléon dans un travail devenu historique, publié en 1842, est le premier élément de la prospérité d'un pays, parce qu'elle repose sur des intérêts immuables, et qu'elle forme la population saine, vigoureuse, morale des campagnes (*)."

Ainsi, la science statistique constate que, dans les quartiers opulents de la capitale, les ménages réguliers ne fournissent pas un nombre suffisant d'enfants pour remplacer le père et la mère. De son côté, la science médicale, par suite d'observations faites, de 1825 à 1856, dans l'un des quartiers les plus populeux, au 7e arrondissement, atteste que "si la population de Paris était abandonnée a ses seules ressources indigènes de propagation, elle diminuerait rapidement et finirait par s'éteindre dans un assez court espace de temps." Ce sont les propres paroles du docteur Duparcque, dans un travail lu par lui à la Société de médecine du département de la Seine, dans la séance du 5 octobre 1856

Ces résultats ne sont pas assurément particuliers à la ville de Paris ; ils sont absolument les mêmes dans toutes les grandes villes ; seulement avec cette différence rationnelle qu'ils se manifestent proportionnellement à la masse de la population agglomérée. "Partout en Europe, dit encore M. Passy, dans le travail que nous avons déjà cité, les mariages sont d'ordinaire moins féconds dans les grandes villes que dans les petites, et moins dans celles-ci que dans les campagnes." […] Depuis que M. Passy s'exprimait ainsi, la décroissance du nombre d'enfants par mariage, dans le rapport des campagnes avec les villes, est devenu bien plus sensible encore, maintenant que l'on ne compte plus par mariage que 3, 19 naissances en moyenne.

Les campagnes seules forment donc le grand réservoir de la population, de la population sur laquelle repose surtout l'avenir d'une nation. […] il faut le dire, nos institutions : la constitution de la famille, notre système d'éducation, etc., tendent peu à retenir les familles à la campagne ; et c'est peut-être, plus qu'on ne le pense, l'une des causes qui font que, depuis la fin du siècle dernier, nous roulons sans cesse de révolutions en révolutions.

Lorsque la famille n'est pas fortement constituée par la puissance paternelle, par les lois successorales, par quelques possibilités de conservation héréditaire de la propriété dispensées dans une sage mesure, la solidarité patrimoniale s'effaçant, chacun tend à se disperser. Alors l'individualisme s'empare de la société pour y porter ses appétits et ses convoitises ; et de la sortent ces agitations incessantes qui trouvent leur aliment dans les grands centres de population, qu'on peut comprimer plus ou moins longtemps, mais qui couvent toujours dans les bas-fonds de la société.

Sans doute, il faut protéger les villes, parce qu'elles sont le foyer des lumières ; il faut protéger l'industrie, cette merveilleuse action des forces physiques et morales de l'homme appliquées à la production ; il faut la protéger beaucoup, parce qu'elle est, dans les États modernes, l'un des grands éléments de la prospérité et de la puissance publiques. Mais il ne faut pas que la protection aille jusqu'à devenir une amorce qui détourne les populations de l'agriculture.[…]

De nos jours, que de faveurs ne sont pas prodiguées à l'industrie ? N'est-ce pas pour elle et en vue d'elle seule, qu'ont été créés les chemins de fer si largement subventionnés par l'État ? que les ports sont améliorés, les grandes rivières canalisées et entretenues avec les deniers publics ? […]

A côté de tout ce qui invite les populations rurales à quitter leurs foyers, il importe de placer aussi ce qui peut les retenir. Autrement, si le mouvement d'émigration ne s'arrêtait, ne pourrait-on pas craindre qu'un jour la société ne se trouvât tout à coup surprise et ébranlée par l'inconnu pouvant sortir d'imprévoyantes combinaisons.

Que de faveurs également ne sont pas accordées aux villes ? A elles tous les établissements publics d'éducation et de bienfaisance, les subventions de spectacles, les plaisirs de tous genres ; à elles les millions pour leur embellissement ; dépenses de luxe, dépenses splendides, mais après tout dépenses le plus souvent improductives, et dont une part tombée à la salubrité des campagnes et à l'allégement de leurs misères, serait si féconde pour la terre et pour les hommes.

En donnant aux villes un développement anormal, vous créez des populations qui semblent comme perpétuellement suspendues sur un gouffre, parce qu'elles ne reposent que sur un capital bien plus fictif que réel, incessamment soumis aux caprices du luxe, aux chances et à tous les revers industriels ou politiques ; à la grande différence des populations rurales, qui sans doute peuvent être douloureusement atteintes par l'intempérie des saisons, mais enfin pour lesquelles le sol forme un capital toujours invariable et toujours réparateur qui ne les abandonne jamais.

Les villes ne sont que trop attractives de la population ; il faut en détourner l'habitant des campagnes, plutôt que de le convier, par de décevants attraits, à une existence qui trop souvent altère les conditions de la vie morale et physique.La proportion des mariages est moins grande, la proportion des naissances moins élevée et le rapport des enfants naturels aux enfants légitimes plus considérable dans les villes que dans les campagnes, et a Paris que dans les autres villes.

Dans les villes, sous l'action d'une misère léthifère, la mortalité est bien plus forte et la vie moyenne, ce criterium de la civilisation, bien moins longue que dans les campagnes. A Paris, un tiers de la population meurt dans les hôpitaux. Le nombre des crimes et des délits des populations urbaines se manifeste dans une proportion qui s'élève presque au double des crimes et des délits commis par les populations rurales ; enfin, sur seize fous, les campagnes n'en présentent qu'un seul et un seul suicide sur trente.

Voilà pourquoi il importe si fort de retenir les populations dans les campagnes, par des institutions qui attachent au sol, par un système d'éducation qui invite aux travaux de la vie agricole au lieu d'en éloigner, par d'utiles encouragements, par des honneurs qui relèvent l'agriculture, par des combinaisons qui, sans enrayer le développement des familles nouvelles se fondant et s'élevant par le travail, arrêteraient ce mouvement qui fait que les familles aujourd'hui, comme on l'a si bien dit, se liquident tous les vingt-cinq ou trente ans, comme un fonds de commerce.

Il ne faut pas perdre de vue qu'il existe un lien nécessaire entre la durée des familles et la durée des États qui semblent surtout trouver leurs assises solides et communes au sein des campagnes. Si les grandes cités sont le foyer actif de la civilisation, elles sont aussi le foyer des révolutions qui font rebrousser la civilisation et tomber les empires.

La désertion des campagnes, l'accroissement exagéré des villes, un luxe immodéré, la corruption des mœurs, l'affaiblissement de l'autorité paternelle, des obstacles incessants suscités au développement de la liberté, toutes ces choses, qui marchent insensiblement et graduellement ensemble, ont préparé et amené la chute de Rome.

L'exemple ne doit pas rester perdu. »

Valentin-Smith, "Note sur le danger de l'accroissement des villes par la dépopulation des campagnes et sur la nécessité d'aviser aux moyens de prévenir l'émigration des populations rurales (lue à l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, dans la séance du 19 janvier 1858)", Mémoires de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon., vol. 6, 1858




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(*) Analyse de la question des sucres. Paris, 1842,

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