"Une bonne pipe avant la messe", lithographie Pellerin à Epinal, 1862.
« Nous avons emprunté aux mœurs de l'empire l'habitude de fumer. Un de mes anciens professeurs, le père Boyer, fumait une pipe tous les soirs après dîner ; mais l'usage du cigare et même de la pipe est aujourd'hui une habitude de tout le monde. L'enfant fume, on fume au collège malgré toutes les défenses ; un élève de quatrième me racontait qu'à défaut de tabac, ses camarades raclaient la semelle de leurs souliers, enveloppaient ces raclures dans du papier fin, et se trouvaient très-heureux de fumer de pareilles cigarettes. Les vieillards et beaucoup de femmes fument. On fume en travaillant, en écrivant, en buvant, en mangeant, en jouant et surtout en causant ; on fume chez soi, on fume dans certains lieux publics, on fume à pied, à cheval, on fume le matin, on fume le soir, à toute heure de la journée, même la nuit. On sert souvent des cigares à table au milieu des plats de dessert. Je suis entouré de fumeurs qui ne brûlent pas moins de douze, quinze ou vingt cigares par jour. On n'a pas encore complètement emprunté les mœurs du soldat, on ne chique pas encore.
Le cigare et la pipe ont sur notre économie une action qu'on ne peut contester. L'habitude du cigare en crée le besoin : il en est du cigare comme de l'opium, comme du vin, comme de l'eau-de-vie, comme de l'absinthe pris en grande quantité. Celui qui mange de l'opium ne peut plus s'en passer, de même que l'ivrogne ne peut se guérir de ses excès de vin, d'absinthe et d'eau-de-vie. Je conclus de ce fait que le cigare exerce une action vive et profonde sur tout l'appareil digestif, et, plus encore, sur tout le système nerveux. Cette action puissante ne peut être que délétère. Les "digestions ne peuvent plus s'accomplir qu'à l'aide de cet excitant; l'usage immodéré du tabac produit certainement sur le système nerveux des organes des sens, sur le système nerveux des fonctions organiques, une excitation suivie bientôt d'affaiblissement et d'adynamie.
Il est certain que les maladies de la moelle épinière sont aujourd'hui plus fréquentes que jamais. Royer-Collard, qui a succombé à cette maladie, et qui fumait beaucoup, n'innocentait pas le cigare du mal dont il souffrait. Le comte d'Orsay mourut aussi d'une maladie de la moelle épinière. Cette mort causa sur un grand personnage de ses amis une vive impression. Le docteur Bretonneau (de Tours) fut appelé. Ce grand personnage se plaignit de fatigues dans les membres, d'énervation. Le docteur Bretonneau répondit : "Vous devez fumer douze ou quinze cigares par jour, fumez moins, abstenez-vous, si vous le pouvez encore, de la pernicieuse habitude du cigare, et vous ferez cesser tout cet ensemble de symptômes de faiblesse et d'énervation."
L'habitude du cigare, si universellement répandue en France, et contractée parmi nous dès l'enfance, modifiera assurément, dans l'espace d'un certain nombre d'années, la race, le caractère et l'esprit français. C'est d'ailleurs un trait qui révèle les penchants des temps nouveaux que cette passion insensée dont nous nous sommes pris pour le cigare ; le désir de jouissances nouvelles nous pousse aujourd'hui, hommes et femmes, à tous les ridicules et à tous les excès. »
Dr Louis Véron, Mémoire d’un bourgeois de Paris, vol. 1, Paris, Librairie nouvelle, 1856.
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Lithographie extraite de : L'Art de fumer, ou la Pipe et le cigare, poème en trois chants, suivi de notes,
par Barthélemy, Paris, Lallemand-Lépine, 1844.
« Il est écrit dans les lois... de la nature que le cigare doit contribuer au bonheur de l'homme en général et de l'étudiant en particulier. […]
Tous les étudiants fument, mais tous ne fument pas de la même manière. Il existe une foule de nuances dans toutes ces nuées tabacales qui planent sans cesse comme des nuages au-dessus du quartier latin. Il est des degrés dans le tabac tout comme dans le crime — sans autre comparaison.
Le jeune étudiant qui débute dans le Code civil (titre premier, jouissance des droits civils) commence par jouir de ses droits de citoyen en achetant un cigare de quatre sous, le plus gros et le plus noir qu'il peut trouver; — mais, hélas ! les effets les plus prompts et les plus déplorables prouvent au néophyte que le tabac n'est pas seulement une plante narcotique ! Aussi est-ce avec un air d’envie que l'apprenti-fumeur admire les exercices de l'étudiant de septième année, qui fume vingt-trois cigares dans sa journée!
Jugez de la stupéfaction du novice, quand il voit son maître fumer par le nez, — et même par les oreilles! Le jeune adepte-fumeur est obligé d'aller graduellement, et de se mettre d'abord aux petites cigarettes formées avec des feuilles de rose, ou autres plantes qui n'ont pas une action directe et immédiate sur le cœur et sur l'estomac. C'est humiliant, mais c'est de rigueur ! Quand l'étudiant arrive vers l'article 390, qui traite de l’émancipation, il se risque à se lancer dans le véritable cigare de la régie. Et une fois, qu'il arrivé à l'article 488, qui déclare formellement qu'à vingt-et-un ans on est capable de tous les actes de la vie civile, notre jeune Français achète décidément une pipe, qu'il s'occupe à culotter avec tous les soins que mérite ce travail important.
Bref, à mesure que l'étudiant avance dans le Code civil, il découvre quelque nouvelle manière d'employer le tabac; et s'il n'est pas encore arrivé à le mâcher, à l'instar des marins et des tambours de la garde nationale, c'est que le Code civil n'a que 2,281 articles, —et c'est fort heureux ! Qu'on dise encore que l'étude du Code civil ne même à rien ; vous voyez que cela conduit à passer au moins bachelier en cigares et licencié ès-pipes.
L'étudiant en médecine prend ses degrés bien plus promptement encore que l'étudiant en droit, attendu que les études si elles anatomiques, ont un charme, n'ont pas du moins celui de charmer l'odorat, et le tabac remplace avantageusement l'eau de Cologne. Aussi l'étudiant en médecine, obligé de se parfumer presque du matin au soir, méprise-t-il souverainement le charlatanisme du cigare, bon tout au plus pour des rhétoriciens ou des femmes de lettres! Ce qu'il lui faut, à lui, c'est une bonne et vaste pipe, qui engloutisse dans ses larges flancs un demi-kilogramme de tabac de caporal.
Avec un ustensile pareil on peut fumer tranquillement depuis le déjeuner jusqu'au dîner, et quelquefois même le déjeuner et le dîner sont-ils compris dans cette pipe monstre, — surtout du 20 au 30 de chaque mois, quand les fonds sont excessivement rares, et qu'on n'a plus crédit que chez les marchands de tabac. C'est une manière de prendre ses repas en reniflant !
Dans toute fête donnée par un étudiant, le cigare joue le premier rôle ; très-souvent même ; il arrive qu'il joue tous les rôles, et qu'il compose à lui seul les diverses classes de rafraîchissements. Aussi, en général, les dames et demoiselles qui fréquentent ces soirées nocturnes ont reconnu la nécessité de se familiariser au moins avec le cigare, et toute étudiante pur-sang fume son petit cigare de manière à faire envie aux femmes de lettres les plus célèbres.
Les lionnes du quartier latin ont aussi admis en principe d'hygiène que le tabac est excellent pour la conservation des dents ; seulement, au lieu de s'en frotter légèrement les gencives, elles le fument complètement : voilà toute la différence. — Mais le gouvernement n'y trouve rien à redire, — au contraire! […] »
Louis Huart (1813-1865). L'étudiant. Paris, 1850.
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