Prisonniers autrichiens à Novare, pendant la campagne de 1859. Dessin extrait du Journal de campagne de Charles Robert. Paris, Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires et Documents Italie.
« Le soleil du 25 éclaira l'un des spectacles les plus affreux qui se puissent présenter à l'imagination. Le champ de bataille est partout couvert de cadavres d'hommes et de chevaux ; les routes, les fossés, les ravins, les buissons, les prés sont parsemés de corps morts, et les abords de Solferino en sont littéralement criblés. Les champs sont ravagés, les blés et les maïs sont couchés, les haies renversées, les vergers saccagés, de loin en loin on rencontre des mares de sang. Les villages sont déserts, et portent les traces des ravages de la mousqueterie, des fusées, des bombes, des grenades et des obus; les murs sont ébranlés et percés de boulets qui ont ouvert de larges brèches ; les maisons sont trouées, lézardées, détériorées; leurs habitants qui ont passé près de vingt heures cachés et réfugiés dans leurs caves, sans lumière et sans vivres, commencent à en sortir, leur air de stupeur témoigne du long effroi qu'ils ont éprouvé.
Aux environs de Solferino, mais surtout dans le cimetière de ce village, le sol est jonché de fusils, de sacs, de gibernes, de gamelles, de shakos, de casques, de képis, de bonnets de police, de ceinturons, enfin de toutes sortes d'objets d'équipement, et même de débris de vêtements souillés de sang, ainsi que de monceaux d'armes brisées.
Les malheureux blessés qu'on relève pendant toute la journée sont pâles, livides, anéantis; les uns, et plus particulièrement ceux qui ont été profondément mutilés, ont le regard hébété et paraissent ne pas comprendre ce qu'on leur dit, ils attachent sur vous des yeux hagards, mais cette prostration apparente ne les empêche pas de sentir leurs souffrances; les autres sont inquiets et agités par un ébranlement nerveux et un tremblement convulsif; ceux-là, avec des plaies béantes où l’inflammation a déjà commencé à se développer, sont comme fous de douleur, ils demandent qu'on les achève, et ils se tordent, le visage contracté, dans les dernières étreintes de l'agonie. Ailleurs, ce sont des infortunés qui non-seulement ont été frappés par des balles ou des éclats d'obus qui les ont jetés à terre, mais encore dont les bras ou les jambes ont été brisés par les roues des pièces d'artillerie qui leur ont passé sur le corps. Le choc des balles cylindriques fait éclater les os dans tous les sens, de telle sorte que la blessure qui en résulte est toujours fort grave ; les éclats d'obus, les balles coniques produisent aussi des fractures excessivement douloureuses et des ravages intérieurs souvent terribles. Des esquilles de toute nature, des fragments d'os, des parcelles de vêtement, d'équipement ou de chaussure, de la terre, des morceaux de plomb compliquent et irritent souvent les plaies du patient et redoublent ses angoisses.
Celui qui parcourt cet immense théâtre des combats de la veille y rencontre à chaque pas, et au milieu d'une confusion sans pareille, des désespoirs inexprimables et des misères de tous genres. […] En plusieurs endroits les morts sont dépouillés par des voleurs qui ne respectent même pas toujours de malheureux blessés encore vivants; les paysans lombards sont surtout avides de chaussures, qu'ils arrachent brutalement des pieds enflés des cadavres. […]
Parmi les morts, quelques soldats ont une figure calme, ce sont ceux qui, soudainement frappés, ont été tués sur le coup; mais un grand nombre sont restés contournés par les tortures de l'agonie, les membres raidis, le corps couvert de taches livides, les mains creusant le sol, les yeux démesurément ouverts, la moustache hérissée, un rire sinistre et convulsif laissant voir leurs dents serrées.
On a passé trois jours et trois nuits à ensevelir les cadavres restés sur le champ de bataille'; mais sur un espace aussi étendu, bien des hommes qui se trouvaient cachés dans des fossés, dans des sillons, ou masqués par des buissons ou des accidents de terrain, n'ont été aperçus que beaucoup plus tard; ils répandaient, ainsi que les chevaux qui avaient péri, des émanations fétides.
Dans l'armée française, pour reconnaître et enterrer les morts, un certain nombre de soldats sont désignés par compagnie; à l'ordinaire ceux d'un même corps relèvent leurs compagnons d'armes ; ils prennent le numéro de matricule des effets de l'homme tué, puis aidés dans ce pénible devoir par des paysans lombards, payés pour cela, ils déposent son cadavre avec ses vêtements dans une fosse commune. Malheureusement dans la précipitation qu'entraîne cette corvée, et à cause de l'incurie ou de la grossière négligence de quelques-uns de ces paysans, tout porte à croire que plus d'un vivant aura été enterré avec les morts. […]
Quant aux cadavres des Autrichiens qui sont répandus par milliers sur les collines, les contre-forts, les arêtes des mamelons, et qui sont épars au milieu des massifs d'arbres et des bois ou dans la campagne et les plaines de Médole, vêtus de vestes de toile déchirées, de capotes grises souillées de boue ou de tuniques blanches toutes rougies de sang, des essaims de mouches les dévoraient, et les oiseaux de proie planaient au-dessus de ces corps verdâtres, dans l'espoir d'en faire leur pâture ; on les entasse par centaines dans de grandes fosses communes.
Combien de jeunes hommes hongrois, bohèmes ou roumains, enrôlés depuis quelques semaines, qui se sont jetés à terre de fatigue et d'inanition, une fois hors de la portée du feu, et qui ne se sont plus relevés, ou qui affaiblis par la perte de leur sang, quoique peut-être légèrement blessés, ont péri misérablement d'épuisement et de faim!
Parmi les Autrichiens faits prisonniers, il en est qui sont remplis de terreur parce qu'on avait jugé bon de leur représenter les Français, les zouaves particulièrement, comme des démons sans pitié; c'est au point que quelques-uns, en arrivant à Brescia et en voyant les arbres d'une promenade de cette ville, ont demandé sérieusement si c'était à ces arbres-là qu’on allait les pendre ; et plusieurs qui reçurent des soins généreux de soldais français, les en récompensaient, dans leur aveuglement et leur ignorance, d'une manière bien insensée : le samedi matin, un voltigeur, ému de compassion en voyant sur le champ de bataille un Autrichien étendu par terre et dans un état pitoyable, s'en approche avec un bidon rempli d'eau et lui présente à boire ; ne pouvant croire à tant de bienveillance, l'Autrichien saisit son fusil qu'il avait à côté de lui, et en frappe de la crosse, avec toute la force qui lui reste, le charitable voltigeur qui demeure contusionné au talon et à la jambe. Un grenadier de la garde veut relever un autre soldat autrichien tout mutilé, celui-ci qui avait près de lui un pistolet chargé, s'en empare et le décharge, à bout portant, sur le soldat français qui lui portait secours.
"Ne soyez pas surpris de la dureté et de la rudesse de quelques-unes de nos troupes, me disait un officier autrichien prisonnier, car nous avons des sauvages, venus des provinces les plus reculées de l'empire, en un mot, de vrais barbares dans notre armée."
Des soldats français voulaient à leur tour faire un mauvais parti à quelques soldats prisonniers qu'ils prenaient pour des Croates, ajoutant avec exaspération que "ces pantalons collants", comme ils les désignaient, achevaient toujours les blessés ; cependant c'étaient des Hongrois qui, sous un uniforme ressemblant à celui des Croates, ne sont point aussi cruels ; je parvins assez promptement moi-même, en expliquant cette différence aux soldats français, à retirer de leurs mains ces Hongrois tout tremblants. »
Henry Dunant (1828-1910), Un souvenir de Solférino, Genève, Fick, 1862.
Il semblerait que ce spectacle est émue l'Empereure au point de lui faire fuir le commandement d'une armée pour toujours!!
RépondreSupprimerTu en as d'autres des dessins du journal de campagne de Charles Robert? Ils sont trés interressant !!
cordialement
paco