samedi 12 juin 2010

"La France doit renoncer à coloniser cette terre qui sera toujours pour elle une terre maudite" (Lasnavères, 1865)

Jean-Adolphe Beaucé, Napoléon III en Algérie,
Musée national du Château de Compiègne.


« Rapport adressé à son Excellence Monsieur le Maréchal Comte Randon, Ministre de la guerre.

Toulon, le 21 janvier 1865.

... Nous avons dit […] que les fièvres intermittentes et le fanatisme musulman étaient les deux ennemis qui attendaient nos colons sur cette possession africaine qui a été, jusqu'a présent, une calamité pour la métropole. M'opposerez-vous que si le Gouvernement français s'attachait à mettre en relief, dans des publications populaires écrites en français et en arabe, les nombreux points de contact qui existent entre notre religion et le Koran, le rapprochement deviendrait facile et les préjugés religieux tomberaient d'eux-mêmes ? Ce sont là de belles théories qui ne peuvent naître qu'à Paris, mais qui ne pourraient fructifier de l'autre côté de la Méditerranée. Devrions-nous imiter les Russes qui, de nos jours, chassèrent une population d'environ un demi-million d'âmes des montagnes du Caucase et de faire des provinces d'Oran, d'Alger et de Constantine une véritable solitude à l'imitation de la Géorgie, de la Circassie et de la Mingrélie ? Ou bien de refouler les Arabes quelque part, dans le désert, par exemple, et de les détruire par la famine comme les Américains du Nord ont anéanti les Indiens par l'abus de l'eau-de-vie?

Les sauterelles naissent dans le sable et peu de jours après elles viennent déborder sur le Tell pour pourvoir à leur subsistance ; mais les Arabes auraient cela de particulier qu'expulsés de la terre labourable ils se maintiendraient dans les sables. Vous ne pourriez les contraindre ni a se diriger vers l'ouest de l'empire du Maroc, ni à l'est vers le royaume de Tunis. Les Russes ont, en quelque sorte, jeté dans la mer Noire les montagnards du Caucase, mais vous ne pourriez pas précipiter les Arabes de l'Algérie dans la mer Méditerranée. Par la force des choses vous êtes contraints de vivre avec eux, malgré eux et malgré vous, car, outre les 500 millions que ces barbares ont enfouis depuis notre présence, ne voulant et ne pouvant pas dire depuis notre conquête, et qui ne rentreront jamais dans la circulation, nous dépensons annuellement pour cette colonie 70 millions, sans compter les dépenses imprévues; qu'enfin, d'autre part, ils ne laissent aucun repos à notre armée; et c'est en présence d'une pareille situation des esprits, situation qui ne variera jamais tant que des chrétiens se trouveront en présence des musulmans et de l'insalubrité de l'atmosphère, a part les montagnes de la Kabylie, que vous voudriez créer de l'autre côté de la Méditerranée, une nouvelle France. Si tel est votre projet, je vous préviens que nul ne vous y suivra. D'abord, ne comptez ni sur des Irlandais ni sur des Suisses, et encore moins sur des Français. Quel est le colon qui, à chaque instant du jour et de la nuit, voudrait se trouver en présence d'une coalition si réfractaire à son existence à lui et à celle de sa femme et de ses enfants ?

Et cependant nous ne pouvons quitter volontairement cette terre maudite parce que cet abandon déverserait sur la France la perte d'une grande considération parmi les puissances européennes, et c'est là, avouons-le en famille, le seul mobile de notre ténacité à ne pas rembarquer nos troupes. Je considère ce point comme fondamental, attendu que depuis l'invention des bateaux a vapeur et la création des vaisseaux cuirassés. Alger, comme point stratégique, a énormément perdu de son importance. Comme port de commerce, sa valeur se réduit a bien peu de chose malgré vos illusions; que voulez-vous importer chez un peuple qui ne veut rien de vos produits, qui se plaît à vivre sans chemise, dont la tempérance est un ordre impérieux de la nature comme instinct de conservation, qui se plaît à n'avoir pour toiture qu'une mauvaise tente et bien souvent que le ciel, qui ne porte ni bas ni chaussure, qui, jouissant du bénéfice de l'acclimatement, bénéfice inconnu à nos soldats, ne connaît ni les fièvres intermittentes ni la dysenterie. A l'exportation, ses hordes ne peuvent rien fournir, puisque, constamment en insurrection, elles ne cultivent pas les champs, perdent d'innombrables troupeaux, n'exploitent ni les forêts, ni les mines. Bien plus, elles incendient les bois de chênes lièges attendu que ceux-ci vous donneraient quelques bénéfices. Ces fanatiques ne feront jamais rien entre nos mains, et ils nous empêcheront de faire quoi que ce soit. Je me trompe, ils nous feront quelque chose, c'est la guerre, une guerre acharnée, et pendant tout ce temps, une nation, l'Angleterre, que nous proclamons hautement l'intime amie de la France, leur fournira des armes et des munitions de guerre venant de trois grands entrepôts, savoir : de Gibraltar au nord-ouest, de Livourne au nord-est, et de Malte à l'est.

[…] La France doit donc renoncer à coloniser cette terre qui sera toujours pour elle une terre maudite, et puisque l’amour-propre national nous impose malheureusement la nécessité de la conserver, contentons-nous de la gouverner militairement. C'est là le conseil que ma conscience, mes lumières sur cette question me font un devoir de donner à mon Gouvernement, bien que celui-ci paraîtrait émettre une opinion diamétralement opposée. […] »

Dr Jean-Joseph-Maximilien Lasnavères (chirurgien de la Marine en retraite), De l'impossibilité de fonder des colonies européenes en Algérie, Paris, E. Thunot et cie., 1866.

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