Honoré Daumier, "En chemin de fer. Un voyage agréable" (1862).
« Le sieur Léon Marie, médecin à Paris, expose que, depuis quelque temps, les trains de wagons se transforment, aussitôt après le départ, en véritables tabagies où les prières, les observations, les appels aux égards, aux convenances, au règlement, sont mal accueillis. Après une digression dans laquelle il nous paraît inutile de le suivre, le sieur Marie, rentrant dans sa spécialité de médecin, dit que l'extension toujours croissante de l'usage du tabac amène de nouvelles et fréquentes maladies, comme des angines de poitrine, des cancers aux lèvres; que, pour certaines personnes, la fumée du tabac est un véritable supplice. Dans l'hiver, les glaces sont levées ; or, le danger des émanations se décuple dans les pièces closes. Le remède, suivant lui, serait d'affecter un wagon spécial aux fumeurs. Comme amélioration dans le service des chemins de fer, il demande que les trains express soient composés de wagons de 1ère et de 2e classe.
[…] Le sieur Chopard, à Clermont-Ferrand, dit, comme le sieur Marie, que les wagons deviennent de vraies tabagies roulantes, mais il ne considère que ceux de 3e classe. Il voudrait, tout en accordant la liberté de fumer, que les non fumeurs, les femmes, les enfants, c'est-à-dire la grande majorité des voyageurs, pussent trouver, dans chaque wagon, des compartiments réservés où auraient le droit de se réfugier tous ceux qui, par motif de goût, de santé ou de tenue ne peuvent pas se résigner à supporter l'infection d'une tabagie permanente.
Le cinquième paragraphe de l'article 63 de l'ordonnance du 15 novembre 1846 est ainsi conçu :
"II est défendu de fumer dans les voitures ou sur les voitures et dans les gares ; toutefois, à la demande de la compagnie et moyennant des mesures spéciales de précaution, des dérogations à cette disposition pourront être autorisées."
Les compagnies sont dans l'usage de réserver une caisse pour les fumeurs; mais il arrive que ceux-ci, ne voulant pas se séparer des personnes avec lesquelles ils voyagent, se répartissent dans toutes les voitures. Là, ils demandent aux voyageurs qui leur sont étrangers la permission de fumer, permission qui leur est ordinairement accordée, bien que souvent elle contrarie ceux qui la donnent. Mais réserver un wagon entier pour les fumeurs, c'est-à-dire vingt-quatre places dans les voitures de première classe et trente dans celles de seconde, comme le propose le sieur Marie, ne changerait rien à l'état actuel des choses et serait contraire à l'intérêt des compagnies qui, dans chaque train, auraient plusieurs places perdues; car on ne peut songer à parquer tous les fumeurs dans un wagon spécial.
Et cependant il y a quelque chose à faire. Il n'est que trop vrai que le sentiment des convenances, la politesse font place à un sans-gêne regrettable. Dans les longs voyages, la plus grande partie des wagons est envahie par les fumeurs. On voit même des jeunes gens, employés des chemins de fer, donnant le mauvais exemple, s'y installer et se mettre à fumer, sans égard, sans respect pour les femmes et les vieillards. Nous croyons l'administration suffisamment armée par l'ordonnance de 1846 ; mais il est à désirer qu'elle veille à sa stricte exécution. Il faut que les conducteurs de train mettent plus d'exactitude et de fermeté à remplir leurs devoirs.
Ménager des compartiments dans les wagons de 3e classe, comme le demande le sieur Chopard, nous paraît d'une exécution difficile. Ces wagons sont cloisonnés à hauteur d'appui ; des bancs sont disposés le long des cloisons. Au-dessus, l'espace est libre. Les personnes versées dans la pratique des chemins de fer prétendent que ce libre espace, où la vue peut s’étendre, fait la sécurité des voyageurs. Cependant, l'état de choses signalé par le pétitionnaire mérite l'attention de l'administration supérieure.
Quant à l'introduction, dans les trains express, des wagons de 2e classe, comme le demande le sieur Marie, nous ferons observer que la vitesse, sur les chemins de fer, coûte fort cher et doit être payée. Les frais de traction d'un train quelconque sont, en général, de 1 franc par kilomètre ; mais les express ne portent que la moitié ou le tiers des autres trains ; c'est donc, pour eux, une dépense double ou triple, et l'on ne peut les charger davantage, si l'on veut qu’ils conservent, sur tout leur trajet, malgré les rampes qu'il leur faut gravir, la vitesse de 60 à 80 kilomètres à l'heure, sans laquelle leur but serait manqué.
Cependant, satisfaction sur ce point pourra être donnée au sieur Marie, attendu qu'il est question d'établir des trains intermédiaires entre les express et les omnibus. En conséquence des observations précédentes nous avons l'honneur de proposer le renvoi des pétitions des sieurs Marie et Chopard à M. le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics.
M. le baron de Heerkeren. Oh ! non, non ; je demande l'ordre du jour sur la première partie, sur la partie relative aux fumeurs.
Plusieurs sénateurs. Pourquoi donc ? Nous demandons le renvoi. (Appuyé ! appuyé !)
M. le rapporteur. M. le baron de Heeckeren demande l'ordre du jour. Il peut donner ses motifs.
M. le baron de Heeckeren. Je fais seulement cette observation sur la demande du sieur Chopard, c'est que s'il y a beaucoup de gens qui fument dans les wagons de chemins de fer, cela prouve que l'habitude de fumer devient tous les jours plus générale. Le Sénat serait-il bien dans son rôle en se posant en adversaire des fumeurs ?
M. le général marquis d’Hautpoul. Non, mais le Sénat protège le respect de la politesse et des convenances.
Plusieurs sénateurs. Et les femmes?
M. le baron de Heeckeren. Les femmes ont des compartiments à part où l'on ne peut pas fumer... (Interruptions.)
Un sénateur. Pas dans les troisièmes.
M. le marquis de Boissy. Je demande la parole.
Plusieurs sénateurs. Aux voix ! aux voix !
M. le baron de Heeckeren. Permettez, messieurs; un peu de calme. (On rit.) Le sujet ne me semblait pas devoir soulever tant de passions. (Aux voix ! aux voix !) Dans les autres compartiments, quand on fume, c'est toujours avec le consentement des personnes qui s'y trouvent.
Un sénateur. Consentement forcé. (Oui ! oui ! — Aux voix ! aux voix !)
M. le baron de Heeckeren. Et s'il y a opposition, on ne fume pas... (Interruptions et protestations.) Oh ! Messieurs, du moment que je provoque un tel mouvement d'indignation (Rires), il ne me reste qu'à retirer mon observation et la proposition de l'ordre du jour. (Nouvelle hilarité.)
M. le premier président de Royer. Messieurs, un mot seulement. Il n'est pas question d'indignation... Mais je tiens à dire que l'ordre du jour demandé par M. le baron de Heeckeren ne me paraît pas possible. Le renvoi proposé par la commission est exclusivement fondé sur les règlements qui défendent de fumer dans les wagons et qui sont affichés dans les wagons eux-mêmes. C'est aux compagnies à faire exécuter ces règlements, et c'est ce qu'elles ne font pas assez. Or, quoi qu'en dise M. le baron de Heeckeren, des personnes qui supporteraient facilement ailleurs le voisinage des fumeurs, peuvent le trouver très-incommode quand elles sont enfermées dans une disse telle que le compartiment d'un wagon, avec des fumeurs qui se dispensent le plus souvent de demander l'autorisation dont a parlé M. de Heeckeren. Les règlements existent, on a le droit de réclamer qu'ils soient exécutés.
M. le baron de Heeckeren. Mais quand la fumée gène un voyageur, il est là en définitive pour se plaindre, et je pense que tout le monde est comme moi : quand quelque chose me gène, je le dis. Du moment que l'on ne dit rien, c'est que l'on consent. (Rires, agitation.)
De toutes parts. Aux voix ! aux voix !
M. le Président. C'est là, il faut l'avouer, une bien petite question pour occuper les moments du Sénat. Voilà la vérité.
Le renvoi proposé par la commission est hors de contestation, puisque M. de Heeckeren retire sa proposition, je le mets aux voix. (Le renvoi au ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics est adopté.) »
Sénat, séance du 28 avril 1863. Annales du Sénat et du Corps législatif, t. 3e, du 15 au 29 avril 1863, Paris, E. Panckoucke, 1863.