« Lorsqu'un détenu entre en cellule, il est pris d'un sentiment de haine, de colère contre les chefs de l'établissement, contre les gardiens et contre tous ceux qu'il accuse de cette peine disciplinaire et de la peine primitive, contre ceux qui l'ont conduit au crime ou l'ont dénoncé. En un mot, il repasse toute sa vie avec un sentiment de rage. Cette colère est souvent concentrée : chez des caractères plus ardents, elle se manifeste par des injures, des menaces, des voies de fait envers les surveillants; ils brisent leur mobilier, leurs vêtements. De là aggravité de peine ; fers aux mains et aux pieds, des coups.
Dans l'un et l'autre cas, la nature succombe enfin, par l'influence du défaut d'espace dans la cellule; par la nature de l'air qu'on y respire; par le régime atténué. Alors le détenu tombe dans une sorte de stupeur, il ne sent pas, il ne pense plus. On le croit corrigé, amélioré; il n'est qu'affaibli, qu'abruti.
Le défaut de mouvement produit l'atrophie des membres, l'impuissance à exécuter leurs fonctions ; dans la cellule tout s'atrophie : muscles et centre cérébro-spinal ; corps et âme.
Voilà ce que nous ont dit des centaines de détenus qui avaient passé par les cellules de punition, et ils ajoutaient : « Ceux qui disent le contraire sont des hypocrites. » Nous le croyons.
La commission trouve la nourriture suffisante, et les détenus ne s'en plaignent pas. (
Ann. d'hyg., t. XLIX, pag. 53.) Elle n'est suffisante que parce que les forces digestives perdent leur activité, que le corps est inactif, que l'organisme dans la stupeur ne sollicite pas des moyens réparateurs. Ce régime concourt à amener l’asthénie générale dont l'encellulement est le résultat; mais on voit bientôt le détenu maigrir, pâlir. C'est ce que nous avons toujours observé.
Nous avons voulu rectifier une erreur qui s'était glissée dans le travail de la commission ; erreur portant sur la base d'appréciation du chiffre des suicides. Nous avons noté, à cette occasion, quelques réflexions, et le résultat de notre expérience de vingt-six ans de service médico-chirurgical d'une immense prison, dans laquelle les cellules sont en usage comme moyen de répression disciplinaire.
Nous ne rejetons pas l'isolement solitaire, mais nous ne pouvons y voir une panacée universelle applicable à toutes les maladies morales, à tous les temps de ces maladies, à tous les tempéraments moraux, etc. L'isolement cellulaire est un puissant moyen de thérapeutique des maladies morales, comme il l'est dans quelques cas des maladies mentales. Dans celles-là, comme dans celles-ci, il doit être employé pour remplir une indication, et dosé en conséquence du cas particulier qui exige son emploi. [...]
La prison doit être un hôpital du moral, une école où l'on refera l'éducation morale, intellectuelle et professionnelle du condamné. En l'habituant à gagner sa vie par son travail, à vivre en société de ses semblables sans leur nuire. Les travaux de voierie, de canalisation, d'assainissement des sols insalubres, appellent leurs bras, et offrent un moyen de former des ateliers-écoles. Ces ateliers ouvriraient des voies à l'agriculture, étendraient son domaine ; ils rendraient les moyens de communication plus faciles et plus prompts.
Ainsi, les condamnés seraient employés à percer des tunnels à travers les montagnes que gravissent les routes. Un tunnel est une prison naturelle, où seraient enfermés les condamnés et gardés facilement. Les campagnes souffrent par le mauvais état des chemins vicinaux et des chemins d'exploitation rurale. Le mauvais état de ces chemins est en raison de la misère des villages, et ceux-ci ne peuvent y remédier sans les fonds municipaux. Rien de plus simple que de faire exécuter, par les ateliers-écoles des condamnés, les travaux nécessaires à ces chemins communaux.
Si l'on prétend organiser un système général dans le sens que nous indiquons, on n'arrivera jamais à un résultat. Mais qu'il soit ordonné, à chaque préfet du département où est sise une maison centrale, d organiser un ou plusieurs ateliers des cent meilleurs sujets, pris parmi ceux qui seraient les moins dangereux à la société en cas d'évasion : les insubordonnés militaires, les condamnés pour voie de faits simples, et qui auraient fait une partie notable de leur peine.
Il serait encore mieux d'organiser les ateliers des nouveaux condamnés, sans les laisser passer par l'enseignement mutuel du vice des maisons centrales, et en constituant les ateliers d'individus pris hors de la classe des voleurs.
Nous conserverions l'isolement cellulaire aussi pour les prévenus, à la condition que la justice hâterait davantage l'instruction des petits criminels, et que le prévenu aurait à sa disposition un petit préau à ciel ouvert, où il pût prendre l'air aussi souvent qu'il le jugerait utile. »
"Quelques remarques sur le rapport de la commission sanitaire de la prison de Mazas, par M. Boileau de Castelnau", Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1853 (cf. note 1).
« Le moment où le détenu voit se fermer sur lui la porte de la cellule produit une impression profonde sur l'homme qui a reçu de l'éducation comme sur celui qui a toujours vécu dans l'ignorance, sur le criminel comme sur l'innocent, sur le prévenu comme sur le condamné : cette solitude, l'aspect de ces murs, ce silence absolu l'effrayent et le confondent. S'il a de l'énergie, s'il possède une âme forte et bien trempée, il résiste, et peu de temps après il demande des livres, de l'occupation, du travail. Si c'est un être faible et pusillanime, il se laisse abattre ; insensiblement il devient taciturne, triste, morose; bientôt il refuse ses aliments, et s'il ne peut occuper ses mains, il reste de longues heures immobile sur son escabeau, les bras appuyés sur la table, les yeux fixés sur elle. Quelques jours encore, et la promenade ne sera plus un besoin pour lui, et les visites des aumôniers ne le soulageront guère, et les paroles des médecins ne le tireront pas de ses rêveries.
Selon les degrés de son intelligence, selon ses habitudes, sa manière d'être, son organisation morale, la monomanie prendra une forme érotique ou religieuse, gaie ou triste.
Les affections dépressives sont les plus ordinaires ; mais à côté des mélancolies les mieux caractérisées, nous avons vu l'exaltation la plus complète : un ancien militaire, par exemple, s'excitant au combat, à la mêlée, parlant de cliquetis d'armes et de bruits de clairons ; un commis, détenu pour vol d'une cravate, soupirant sans cesse des vers à sa maîtresse; un choriste de l'Opéra se livrant à la danse la plus échevelée.
Cependant dans les moments de calme, d'intermittence, ces malheureux répondent parfaitement aux demandes qu'on leur adresse ; souvent même il faut un interrogatoire minutieux pour déterminer le point sur lequel leur esprit divague et se perd.
De pareils troubles de l'intelligence sont inhérents au système ; ils prennent naissance chez des individus qui jouissaient antérieurement d'une parfaite santé, qui n'avaient présenté aucune prédisposition héréditaire ou acquise, et, de plus, ils sont facilement modifiés par un traitement convenable; ils disparaissent avec la cause première. Nous avons signalé plus haut l'heureuse influence des distractions, de la société, des promenades, du transfèrement dans une maison en commun. Tout ce qui précède nous autorise donc à admettre cette proposition :
"Fréquence plus grande, pour le régime cellulaire, des aliénations mentales." […]
Abordons enfin cette question si délicate et si controversée des suicides.
En principe, le nombre des aliénations mentales, et partant des suicides, est en rapport avec l'état politique du pays : dans les moments de calamités et de discordes civiles, aux jours de troubles de la cité, aux époques de bouleversement social, l'imagination s'exalte, et l'exaltation conduit bientôt à la folie : « Plus le cerveau est excité, s'écrie Esquirol, plus la susceptibilité est active, plus les besoins augmentent, plus les désirs sont impérieux, plus les causes de chagrin se multiplient, plus les aliénations mentales sont fréquentes, plus il doit y avoir de suicides. »
Depuis un demi-siècle, le flux et le reflux révolutionnaire ont changé bien des positions sociales, et l'accroissement des suicides est réellement effrayant dans cette période. […] Dans Paris, de 1817 à 1821, le terme moyen des suicides a été de 346 ; en 1834 de 247 ; en 1849 de 303 ; en 1850, de 391 […]
Nous possédons les indications et les renseignements les plus précis sur tous les suicides et une grande partie des tentatives survenus à Mazas. En les consultant avec attention, ils nous ont fourni une preuve directe pour admettre que cette énorme quantité de morts volontaires est inhérente au système, ou du moins qu'elle en est une des conséquences les plus immédiates.
Voici quelques détails à ce sujet :
Sur les 26 suicidés, 21 étaient prévenus, 5 seulement condamnés.
25 fois la mort est survenue par suspension au moyen de courroies ou de cravates à la tringle de tirage de la fenêtre: ou à son barreau, à la planche de la cellule, à l'anneau qui fixe le hamac, au bec de gaz, etc. Une fois une cuillère de bois et une cravate ont suffi pour opérer la strangulation. Parmi les tentatives, 2 prévenus voulaient s'empoisonner en fabricant du vert-de-gris par l'infusion de quelques sous dans de l'urine. La nature des préventions et des condamnations, pour être diverse, ne présentait pas d'ordinaire une bien grande gravité.
Sur les 21 prévenus : 6 l'étaient pour vagabondage ou mendicité ; 4 pour attentat à la pudeur; 8 pour vols (parmi ceux-ci deux de peu d'importance, 1 habit, 12 bûches); 3 pour coups, rébellion à la force publique, rupture de bans.
Des 5 condamnés : 2 l'étaient à 3 et 6 mois d'emprisonnement pour vol ; 1 à 2 mois pour abus de confiance ; 1 à un an pour rupture de ban ; aux travaux forcés à perpétuité pour vol qualifié.
L'enseignement qui découle de la durée du séjour me parait devoir mériter une attention particulière. 14 fois le suicide a eu lieu dans les 8 premiers jours (de 1 à 8) ; 3 fois dans le premier mois (de 9 à 30) ; 7 fois dans les deux mois (de 30 à 60) ; 2 fois dans le cours du troisième mois (de 60 à 90).
Pour ce qui est de l'âge : 3 avaient moins de 20 ans ; 6 de 20 à 40; 7 de 40 à 50 ; 10 de 30 et au delà.
Ces notions, qui nous ont semblé très intéressantes, conduisent aux résultats suivants:
1° En général, les détenus qui se sont suicidés n'étaient pas de la catégorie de ces hommes pervers, perdus de dettes ou de crimes, misérables sans foi ni loi, ne possédant ni feu ni lieu.
2° La grande majorité était en prévention pour des délits qui les rendaient spécialement passibles de la police correctionnelle.
3° L'impression première de la solitude, de l’encellulement, a été si violente, que la pensée de la destruction est née instantanément avec une force extrême dans leur esprit. Deux d'entre eux avaient cessé de vivre le lendemain même de leur arrestation ; 14 sur 26 n'avaient pas dépassé la huitaine.
4° C'est dans la force de l'âge, chez les hommes qui ont déjà traversé la vie et ses péripéties, que cette passion est la plus énergique. »
Prosper de Pietra Santa (1820-1898), Mazas: études sur l'emprisonnement cellulaire et la folie pénitentiaire, Paris, Librairie de Victor Masson, 1858.
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