vendredi 23 juillet 2010

"C'est par l'exercice du pouvoir que l'opposition se modère" (Lefèvre-Pontalis, 1864)


"Affiche pour candidat officiel". Dessin extrait de : Léon Bienvenu (1835-1911). La dégringolade impériale : Seconde partie de "L'histoire tintamarresque de Napoléon III". 1878.


« A considérer l'histoire des différents régimes qui se sont succédé en France depuis cinquante ans, il semble que le gouvernement impérial a bien moins que tout autre le droit de se plaindre des partis hostiles. Il n'a pas eu à traverser les épreuves du gouvernement de la Restauration, héritant de nos désastres après les glorieuses victoires de l'Empire, renversé une première fois par la révolution militaire qui valut, hélas ! Waterloo à la France, et exposé pendant plus de dix ans, malgré la rigueur des condamnations judiciaires, à des conspirations sans cesse renaissantes, sans avoir suspendu, jusqu'à la veille de sa chute, le libre cours du gouvernement constitutionnel inauguré par la Charte. Il n'a pas été obligé, comme le gouvernement de 1830, de se défendre contre les coups de main des partis, les séditions révolutionnaires et les entreprises d'un prétendant, sans avoir jamais été tenté de se départir de la clémence, d'imposer silence à la discussion et de se servir d'autres armes que celles des lois. Il n'a pas été ballotté, comme le gouvernement de 1848, de secousse en secousse et d'écueil en écueil, sans avoir usé de la violence. Il n'a rencontré devant lui, depuis douze ans, ni les émeutes ni les factions.

Pour faire mesurer les dangers qu'il court, il en est heureusement réduit à se plaindre qu'un publiciste du parti démocratique, devenu député, ait eu l'audace de le prémunir contre le danger des révolutions qui peuvent se préparer à l'abri des ténèbres et du silence, en invoquant l'exemple des termites, "qui creusent sans bruit et qui rongent dans l'ombre." Pour faire reconnaître les inquiétudes que lui donnent les partisans des dynasties qui ont régné sur la France, il n'a pas eu de témoignage plus convainquant à invoquer, que le souvenir d'une réunion, dans laquelle les principaux hommes d'État des anciens gouvernements, volontairement éloignés depuis les événements de 1851 de toute participation aux affaires publiques, s'étaient posé la question de savoir s'ils prêteraient le serment "de fidélité à l'empereur et d'obéissance à la constitution," et avaient résolu de prendre cet engagement, auquel tous les candidats sont tenus de se conformer. […]

Nous ne nous dissimulons pas qu'en France, toutes nos révolutions ont laissé après elles, à côte des pieux souvenirs de la fidélité, le triste legs des mécontentements, des amertumes et des passions. Nous ne prétendons pas qu'il faille s'imaginer que les désirs et les espérances de désordre ne fermentent nulle part, et qu'il n'y ail plus à gouverner que des sages. Nous savons bien que l'intérêt même de la liberté exige un pouvoir fort, sûr du lendemain, et qui ne soit réduit ni à l'humiliation, ni à l'impuissance. Mais, sans vouloir contester au gouvernement les droits qui lui appartiennent, il convient de lui demander s'il trouvera jamais l'heure plus propice pour faire, de son côté, la part plus large à la nation, en traitant les électeurs en citoyens plutôt qu'en administrés. […] Il jouit, à l'intérieur du pays, de la pleine indépendance de ses mouvements, débarrassé de tous les obstacles, disposant à son gré de la liberté de la presse, n'ayant plus à porter le lourd fardeau des haines et des ressentiments qu'il a pu provoquer à son origine, fortifié par le concours de toutes les classes, satisfaisant aux sympathies des populations des campagnes, rassurant les intérêts des populations des villes, et considéré communément comme nécessaire par ceux mêmes qui sont le moins disposés à lui accorder leur préférence. […]

Il est donc temps de presser le gouvernement de renoncer à l'autorité prépondérante qu'il prétend exercer dans les élections. Vainement se retranche-t-il, pour la justifier, derrière le principe de la responsabilité du souverain : ce principe a été destiné, il est vrai, d'après le préambule de la constitution, à permettre à l'empereur "de faire appel au pays, dans les circonstances solennelles, pour que le pays, consulté, lui continue ou lui retire sa confiance." Mais, si cette théorie n'est plus mise en réserve pour les grands jours seulement, et si elle est employée tous les six ans comme un instrument vulgaire de politique électorale, c'en est fait des conditions d'un gouvernement monarchique et des conditions d'un gouvernement libre. Du moment où le choix des députés est représenté aux électeurs comme un acte de soumission ou d'hostilité à l'égard du souverain, les élections ne sont plus qu'un appel aux révolutions, et si elles donnent gain de cause à l'opposition, c'est le souverain qui est vaincu. Le pouvoir va ainsi au-devant de toutes les aventures, et compromet comme à plaisir la stabilité des institutions, de telle sorte qu'il finirait, à son insu, par déshériter le pays des avantages d'un gouvernement monarchique, sans lui assurer les avantages d'un gouvernement républicain. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'il n'y ait à prévoir, avec un tel système, que des dangers peut-être aussi lointains. Il y a un danger plus rapproché dont il faut tenir compte, et dont nous avons déjà fait l'épreuve, c'est la prétention du gouvernement à opposer la toute-puissance de l'empereur à la liberté du choix des candidats, en vue de dominer ainsi la contradiction, qui ne peut, en effet, être impunément soufferte, quand c'est contre la politique ou la volonté du souverain qu'elle paraît s'exercer. Il en résulte que ce sont les fonctionnaires investis de sa confiance ou de celle de ses représentants, qui sont chargés d'obtenir des électeurs leur obéissance au gouvernement, et que ceux-ci, au lieu d'être, à leur honneur, les serviteurs du pays, paraissent quelquefois disposés à s'en faire les maîtres.

Les élections de 1863 ont témoigné combien il était facile de glisser sur cette pente à pas précipités, et de se laisser aller à transformer, en quelque sorte, les désignations des candidatures officielles en décrets impériaux, dont l'exécution ne devait plus rencontrer aucune résistance. Il ne fallait rien moins qu'une déclaration de l'empereur pour faire reconnaître l'abus de cet envahissement de l'autorité souveraine ; et si les candidats continuent à être traités en amis et en ennemis du chef de l'État, il sera au moins permis d'invoquer, contre l'injustice d'un tel traitement, les paroles adressées, dans le dernier discours du trône, aux députés du nouveau Corps législatif : "vous m'avez tous prêté le même serment; il me répond de votre concours." […]

… Et n'est-ce pas l'intérêt du pays qui exige que l'accès du pouvoir reste ouvert à l'opposition, si elle venait, à son tour, à conquérir la majorité ? En effet, c'est par l'exercice du pouvoir que l'opposition se modère, et perd beaucoup de préventions à l'égard de l'autorité, en même temps que le parti mis légalement hors du pouvoir par l'opposition victorieuse apprend à moins se défier de la liberté, parce que la minorité ne peut s'en passer, au risque d'être opprimée. Tel est le régime dont s'accommodent aujourd'hui, avec plus ou moins de bon vouloir suivant les pays, presque tous les souverains de l'Europe, excepté en Russie et en Turquie. »

Germain Antonin Lefèvre-Pontalis, Les lois et les moeurs electorales en France et en Angleterre, Paris, M. Levy frères, 1864.

"Le garde champêtre a amené par les mains des idiots et des vieillards pour voter" (1863)


"Les gardes-champêtres remettent aux habitants des villages les bulletins de vote des candidats officiels", T. Delord, Histoire illustrée du Second Empire, vol. 3.


« A Monsieur le préfet de la Haute-Loire.

Monsieur le préfet,

Les soussignés Valentin Clément, propriétaire à Romagnac, Baptiste Clément, scieur au long aussi à Romagnac, Pierre Bertrand, cultivateur à Malavieille. Jean Boucher, cultivateur à la Malmelie, ont l'honneur de porter à votre connaissance les faits regrettables qui se sont produits le 31 mai et 1er juin courant, au sujet des élections au Corps législatif.

Le maire convoqua les électeurs pour se réunir à son domicile, tandis qu'il y avait une maison commune, où jusque-là on avait toujours failles élections.

Ayant réuni les électeurs chez lui, dans un petit salon d'environ trois mètres carrés, il forma son bureau comme il voulut et exclut tous ceux qu'il doutait n'être pas ses partisans ; pour arriver à ce petit salon, il fallait traverser sa cuisine, et là, les électeurs étaient engagés à manger et boire, et en rentrant dans le salon, le maire donnait des bulletins à chaque électeur, pris parmi ceux disposés dans le bureau au nom de M. de Romœuf et les faisait immédiatement déposer dans la boîte.

Sur les observations faites par les soussignés, qui protestèrent contre ce dépôt et cette distribution illégale, le maire fut forcé de faire enlever lesdits bulletins de dessus le bureau et les fit placer dans sa cuisine, et là, lorsque un électeur se présentait, il quittait son siège, et allait lui remettre un bulletin, et le conduisait jusqu'au scrutin où il était forcé de déposer leur bulletin, et lorsque un électeur refusait d'accepter son bulletin, il prenait la liberté d'ouvrir le bulletin qui lui était remis avant de le déposer dans la boîte. Enfin, toute la journée fut employée par le maire à faire la fraude en influençant les électeurs par des promesses et des manœuvres frauduleuses.

Le 31 mai, au moment de la clôture du scrutin, les soussignés firent observer au maire que la boîte devait être scellée et cachetée et fermée avec deux clefs. Celui-ci répondit qu'il y avait une serrure qui pouvait suffire, et plaça une bande sans y mettre ni le sceau de la mairie, ni signature, et on plaça la boîte dans une armoire du petit salon qui ne fut point scellée. Cette opération faite, il engagea le public à se retirer de chez lui; dès lors, il appela ses partisans pour leur offrir à boire et à manger, ce qui fut exécuté. Parmi eux se trouvaient les deux frères Jean et François Delorme qui, arrivant pour voter, ayant un bulletin chacun pour M. le baron de Flaghac furent arrêtés à la porte et engagés à boire et à manger avant de déposer leur vote ; et ce ne fut en effet qu'après cela, qu'ils rentrèrent dans la salle séparément portant le billet qui leur avait été remis par le maire, que ce dernier déposa dans l'urne.

Le premier jour, la caisse fut décachetée avant l'ouverture de la séance, et sans la participation du bureau ; elle fut gardée par le maire et l'instituteur, les autres membres du bureau furent absents toute la journée, à tel point que le maire fut obligé d'envoyer chercher à quatre heures du soir le sieur Jourdan, propriétaire, qui n'avait pas paru la veille à la formation du bureau, et ne fut appelé le lendemain que pour remplacer Lengony, qui ne se présenta pas.

Une partie des faits ci-dessus se sont produits en présence d'un gendarme d'Alleyras, et du facteur rural Champ, qui ont été pris à témoin.

Lors de la clôture du procès-verbal, les soussignés ont insisté, pour que les faits ci-dessus fussent constatés dans ledit procès-verbal ; mais le maire s'y est formellement réfusé, et n'a pas voulu donner son refus par écrit. Cela s'est passé en présence des témoins ci-dessus désignés.

Tels sont les faits que les soussignés veulent bien porter à la connaissance de la morale publique et de la vérité. Ils ont l'honneur d'être, monsieur le préfet,

Vos très-humbles et respectueux serviteurs,

BAFFIE.*

On a fait voter le fils Bacon de France, qui n'a pas encore 21 ans.

(Quatorze signatures apposées.) Saint-Christophe d'Allier, le 4 juin 1863. »

 
* Adrien-François Baffie, propriétaire.
 
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« Nous soussignés, électeurs et propriétaires de la commune de Viarmes, canton de Luzarches, certifions et attestons les faits violents qui ont eu lieu dans cette commune à l'effet de supprimer la liberté des électeurs à l'avantage de M. Dambry, candidat du Gouvernement et au préjudice du candidat M. Lefèvre-Pontalis. Nous citons les faits suivants, tels qu'ils se sont passés :

1° M. Libert, le maire, fait annoncer à son de caisse et afficher qu'il fallait voter pour M. Dambry, en disant qu'il avait l'ait avoir des secours et que s'il était nommé, il en ferait encore avoir, il le promettait;

2° Un nommé Rohic offrait des bulletins de M. Lefèvre-Pontalis, et M. le maire en ayant eu connaissance lui a fait des menaces, en disant que s'il venait à avoir besoin du bureau de bienfaisance, il ne lui serait rien accordé, et de plus, que s'il continuait, il allait le faire arrêter et conduire en prison ;

3° Le maire et l'instituteur se sont permis de coller des bulletins Dambry sur une grande partie des cartes des électeurs, afin de les priver de leur droit. Ceci n'est donc pas un vote libre, et a causé une émotion dans la commune, puisque, plusieurs personnes se sont présentées chez le maire pour lui faire ce reproche;

4° Le garde champêtre, nommé Richard, s'est présenté dans plusieurs localités à domicile, où il n'a trouvé que des femmes et des enfants et demandé s'il y avait des bulletins pour voter. Il a saisi les circulaires et bulletins de M. Lefèvre-Pontalis et remplacé par ceux de M. Dambry, en disant que c'était pour celui-là qu'il fallait voter. Ainsi donc, nous nous disons : où est notre liberté?

5° Le même garde champêtre a amené par les mains des idiots et des vieillards pour voter, et toujours avec des bulletins Dambry ;

6° L'instituteur nommé Davanne a aussi prononcé qu'il ne fallait pas voter pour M. Pontalis, que c'était un homme toqué. Voilà donc la manière dont nos employés se sont comportés envers nous aux élections, et cependant nos vœux sont le maintien de l'ordre et de notre liberté qui nous est due.

Signé :
MEUNIER,
LECOMTE. »


Note : témoignages extraits de Jules Ferry, La lutte électorale en 1863, Paris, E. Dentu, 1863.

"Quand tout le monde demande, le point délicat, c'est de ne mécontenter personne" (J. Ferry, 1863)

Inauguration du chemin de fer de Toulouse à Cette, d'après une photographie de M. Le Gray (détail), paru dans Le Monde illustré, n°4, 9 mai 1857.


« Les gros bourgs et les villes ont de [...] hautes exigences. Tout marquis jadis voulait avoir ses pages ; aujourd'hui, tout chef-lieu de canton a rêvé son chemin de fer. Les chemins de fer sont la grande affaire... […]

La France, qui se sent en retard, demande à grands cris qu'on l'en couvre ; elle en veut partout, coûte que coûte ; ni montagnes ni devis ne l'arrêtent : il lui en faut pour ses affaires, pour ses produits, pour sa défense, pour son plaisir. Naturellement, c'est de l'État qu'elle les espère. Le ministre est assiégé de démarches et de prières, d'avant-projets et de délégués. Opposer les charges du trésor ou la parcimonie des Chambres, au temps qui court, n'est plus de mise. Mais quand tout le monde demande, le point délicat, c'est de ne mécontenter personne. Avant d'être un homme d'affaires, un économiste, un ingénieur, le ministre des travaux publics est tenu d'être, en temps d'élections surtout, un prodige de diplomatie. Rendons ce témoignage à l'administration, que son habileté a dépassé toutes les espérances.

Quelques exemples le feront voir.
Il y a dans le département de Saône-et-Loire un pays riche, industrieux, peuplé, qu'on appelle le Charolais. Il est entre deux chemins de fer, la grande ligne de Lyon et celle du Bourbonnais, à proximité de l'un et de l'autre : d'autant plus friand d'avoir à lui seul un des précieux tronçons. Comme de juste, la compagnie de Lyon refuse : elle a des intérêts contraires. Entre les deux, le gouvernement jouait son rôle, ne disait ni non ni oui, promettait à moitié, de temps en temps, sans échéances. Le fait est qu'il n'y avait pas même d'études préliminaires. Mais l'approche des jours de vote fait sortir des dossiers les promesses endormies. Tout à coup le ministre désigne un ingénieur, le préfet autorise les études; des plans sont levés, les piquets s'alignent, les nivellements commencent. Un mot a suffi pour mettre tout le monde en l'air, un serment déposé dans une préfecture. Le serment est du 15, la décision ministérielle du 18, l'arrêté préfectoral du 24. L'opposition fait les affaires du pays à sa manière, qui pourrait s'en plaindre ? Étudier un tracé, n'est ce point chose permise ? Cela se fait au grand jour, cela s'affiche, se crie, se tambourine, et comme pour trouver le bon chemin il faut un peu tourner autour, cela fait des heureux, sans faire de jaloux. Et puis cela n'engage pas trop.... au dire des gens du Var. Ceux-ci caressaient aussi le vague projet d'une ligne de fer, perçant le massif de montagnes qui fait le centre du département, et doublant la grande voie qui longe la mer. Eux seuls y croyaient un peu, comme on croit aux choses qu'on désire. Le 22 mai, il n'y avait pas le plus petit bout de plan, la plus légère apparence d'étude. Mais le 23 mai, arrêté du ministre qui prescrit d'étudier, qui nomme l'indispensable ingénieur. Le 30, tous les doutes tombent : une nuée d'employés sort de terre, portant leur mission écrite sur leur chapeau, l'uniforme des ponts et chaussées ramène partout l'espérance : c'est le chemin de fer qui commence ! Les jalons pointent au fond des vallées, couronnent les rocs inaccessibles : tous les tracés imaginables triomphent à la fois, n'est-ce point assez ? C'était trop, hélas ! puisque depuis le 31 mai l'affaire en est demeurée là.

Toulouse, plus modeste, ne voulait qu'une gare, pour le bien d'un de ses faubourgs. Quel bruit se répand, à la fin de mai ? Que la gare désirée est certaine. Cela, grâce à M. le maire, candidat du gouvernement, et bien placé pour le savoir. Voici, en effet, qu'on dépave le faubourg, qu'on toise, qu'on tire des lignes, qu'on plante des piquets. […]

Cela dura l'espace d'un scrutin ; le lendemain — comme le matin dans les ballades — les piquets éphémères s'enfuyaient et les pavés rentraient chez eux. »

Jules Ferry, La lutte électorale en 1863, Paris, E. Dentu, 1863.

mercredi 21 juillet 2010

"Pouvons-nous rester divisés... devant les inexprimables malheurs de la patrie ?" (anonyme, 1871)

"Le Triomphe de la République", lithographie anonyme (1875).


« N'est-il pas écrit que toute maison divisée se renverse sur elle-même ? Les Français l'oublient complètement, cette vérité que toutes les histoires confirment. Prêtez l'oreille aux conversations des riches et à celles des pauvres, à celles des bourgeois et à celles des ouvriers ; ils appartiennent tous à un parti ou à une nuance quelconque. L'un, le plus avancé selon lui, adopte les idées de la Commune ; le second est républicain démocrate socialiste ; le troisième, républicain démocrate seulement ; le quatrième, républicain modéré;  le cinquième est monarchiste, constitutionnel ou orléaniste ; le sixième est monarchiste pur ou légitimiste ; le septième est pour un chef absolu, puisant sa force clans le suffrage universel ou impérialiste.

Et ne croyez pas que deux communeux s'entendent ; que deux républicains rouges ou deux républicains modérés soient du même avis ; que deux orléanistes soient complètement d'accord ; qu'il y ait entente sérieuse entre deux impérialistes !

Non ! Dans la Commune, celui-ci est pour Félix Pyat, cet autre pour Delescluze. Dans la République socialiste, l'un est pour Louis Blanc, l'autre pour l'Internationale ; un troisième pour Cabet. La République démocratique à toutes sortes de nuances, depuis celle de Gambetta jusqu'à celle de l'Avenir ou de tel autre journal. La République modérée a également ses nuances et ses divisions : l'une est libérale, l'autre autoritaire. Les orléanistes se rallient les uns autour du comte de Paris, ce sont les purs ; les autres, les politiques, se rangent autour des ducs d'Aumale et de Joinville. Parmi les légitimistes, il y a les légitimistes libéraux et les légitimistes purs sang ; les légitimistes catholiques ultramontains et les légitimistes gallicans. Il y a surtout ceux qui ne veulent rien faire sans fusion, et ceux qui la repoussent avec horreur. Les bonapartistes eux-mêmes, naguère si étroitement unis, se divisent. Les uns veulent le retour de Napoléon III ; les autres se contentent d'une régence. Une minorité met en avant le prince Napoléon. Tot capita, tot sensus ; autant d'hommes, autant de partis.

Eh bien! de bonne foi, pouvons-nous rester ainsi divisés, ainsi désunis ? Devant les inexprimables malheurs de la patrie, est-ce que quelqu'un ne va pas crier enfin d'une voix retentissante : Vive la France ! Ne verrons-nous pas tous enfin que notre salut est de nous dire comme Béranger :

Je suis Français, mon pays avant tout !

La France n'a-t-elle pas assez souffert, assez pleuré, assez perdu? N'a-t-elle pas été assez battue, pillée, déshonorée, ravagée ? Nos pertes se chiffrent par des milliards. Nous avons perdu trois départements et une année entière de travail. Or, une année de travail chez nous représente plus de vingt milliards.

Au lieu de continuer à nous diviser et à nous subdiviser jusqu'à l'infini, est-ce que nous n'allons pas enfin nous réunir dans une pensée commune : celle du travail ? On a beaucoup ri de cette réponse qui fut autrefois faite par un ouvrier. On lui demandait s'il était royaliste ou bonapartiste. Il répondit avec simplicité : Je suis ébéniste.

Certes, je ne demanderais pas à chacun de mettre de côté son opinion politique et de se renfermer dans son travail. Je sais que l'homme ne vit pas seulement de son état et de son pain, mais qu'il vit aussi de sa religion, de sa conscience, de ses opinions. Je ne demanderai donc pas à chacun d'être simplement ébéniste ou tailleur, ouvrier ou commerçant, professeur ou homme de lettres.

Mais il est un cri que je me permets de jeter à toute la France, et je voudrais que ma voix eût la force du tonnerre pour être entendue. Ce cri, c'est celui-ci : Soyons Français ! La France avant tout !!! »

Robert X, Plus de partis. Vive la France !, par Robert X (membre de la vraie Société du Travail), Paris, Chez toutes les librairies, 1871.

samedi 17 juillet 2010

"Le génie civilisateur... désignait... le pape Pie IX... comme un nouveau Moïse" (C. Drigon de Magny, 1848)



« Un travail, dont la conception date de l'époque même de la découverte du Nouveau Monde, et regardé dès lors comme le plus immense bienfait dont l'humanité pût être dotée ; un travail jugé impraticable tant que la science ne s'était pas élevée à la hauteur de sa difficulté gigantesque, mais universellement reconnu de nos jours, après les études faites par les ingénieurs, comme possible et sur-le-champ réalisable ; un travail dont l'exécution mettrait ses auteurs au rang des hommes qui auraient le mieux mérité de la civilisation : le percement de l'isthme qui sépare l'océan Atlantique du grand océan Pacifique, complété par la canalisation de l'isthme de Suez, ne pourrait franchir l'intervalle qui sépare toute conception théorique de sa réalisation pratique, s'il n'était remis entre les mains d'une compagnie digne, par son organisation, d'en tirer parti, au profit de la religion, de la civilisation générale et de la paix du monde. […]

Le génie civilisateur, qui d'un seul coup a rendu à l'Eglise l'influence morale qui lui appartient, et qu'elle est accoutumée à exercer, à toutes les grandes époques, sur les événements et sur les hommes, désignait tout naturellement le pape Pie IX, à l'un de ses plus humbles mais aussi de ses plus fervents admirateurs, comme un nouveau Moïse, prédestiné à ouvrir à l'humanité les voies encore inconnues qui le conduisent vers l'avenir. [...]

Les découvertes ou les œuvres dues au génie de l'homme, parvenu au plus haut degré de puissance intellectuelle, ont des droits d'autant plus assurés à l'admiration, qu'elles sont conçues dans une plus haute pensée d'utilité générale et d'intérêt universel.

Tels seraient les travaux, qui, par le percement de deux isthmes devenus, depuis dix ans surtout, l'objet des préoccupations des principaux gouvernements des deux mondes, auraient pour résultat de doubler la rapidité avec laquelle communiquent aujourd'hui les diverses nations disséminées sur la surface du globe, et de multiplier d'une manière inespérée les richesses matérielles du monde. […]

La politique des gouvernements les plus généreux, quelque noble et désintéressée qu'elle fût, pourrait-elle faire entière abstraction des intérêts privés, et céder aux légitimes exigences du patriotisme et de l'attachement au pavillon national, aux considérations plus larges, fondées sur les besoins généraux de l'humanité ? Sur ce point, comme sur tant d'autres, deux ou trois grandes puissances, profitant des immenses avantages produits par les travaux exécutés sous leur patronage, ne consacreraient-elles pas ainsi indéfiniment leur supériorité relative ?

Il n'est qu'une autorité qui puisse, en présidant à l'exécution de travaux destinés à modifier d'une manière si heureuse les relations existantes aujourd'hui entre les peuples des deux hémisphères, détruire tous les obstacles suscités par les rivalités des peuples, et faire disparaître le discrédit qui frapperait une entreprise réduite aux proportions d'une simple spéculation industrielle.

Il n'est qu'une seule influence qui puisse donner à une société, fondée dans le but marqué plus haut, ce caractère auguste qui la recommande aussitôt au respect des peuples, l'investir d'une force morale suffisante, et lui communiquer cet esprit vivifiant qui assure aux grandes entreprises la réussite et la durée.

Il n'est qu'une seule puissance au monde, dont l'auguste patronage, réunissant sous un même drapeau des hommes choisis parmi les peuples de toutes les nations, puisse composer, avec les éléments empruntés à toutes les sociétés, une société unique, dépositaire des intérêts de toutes les autres, agissant comme un seul homme au profit de tous les hommes ; se développant cl grandissant sans donner d'ombrage et sans exciter la défiance ; impartiale et neutre entre toutes les puissances, même dans le cas où les maux d'une guerre générale viendraient encore peser sur la terre; remplissant une mission spéciale par le percement des deux voies de communication qu'elle se chargerait de garder après les avoir construites, et travaillant, par surcroît, à une autre mission plus haute et plus sainte dont elle serait le bras, tandis que la tête serait ailleurs.

Cette autorité, cette influence, cette puissance, existe, c'est celle du chef de l'Eglise ; consacrée par une durée de dix-huit siècles, toujours accoutumée à marcher à la tête des peuples, à les contenir par la permanence de ses doctrines dans les temps d'effervescence et de désordres ; à les réveiller par les élans d'un saint enthousiasme dans les temps de tiédeur et d'indifférence ; à régler leurs mouvements et à diriger leurs efforts dans ces époques marquées par la Providence pour le renouvellement des idées, le développement des institutions et les grandes révolutions sociales.

Et comme cette puissance vénérable a toujours eu, à toutes les époques, des représentants marqués par le doigt de Dieu d'un signe spécial qui devait les rendre propres aux diverses missions qu'elle a eu à remplir, comment nous étonner qu'elle ail aujourd'hui un chef sur lequel rayonnent d'une manière si éclatante tous les signes qui attirent sur lui l'attention du monde, comme sur le symbole de l'esprit qui anime le dix-neuvième siècle, et qui doit présider à ses destinées futures ?

Persuadés de la nécessité de ne confier l'exécution de l'œuvre la plus délicate et la plus importante qu'il soit donné à notre siècle d'accomplir, qu'à une compagnie, qui en puisse universaliser les précieux résultats et en tirer le plus grand parti possible au profit de l'humanité tout entière, nous nous adressons avec confiance au représentant vénéré de celte puissance, qui seule a jusqu'ici marqué du cachet de la durée les institutions humaines.

Nous avons voulu invoquer le patronage de l'auguste possesseur des clefs mystérieuses de Saint Pierre, de ce signe manifeste de la mission réservée à l'autorité tutélaire, qui, sur la terre comme au sein de la patrie céleste, n'ouvre et ne ferme la voie que selon les décrets et les volontés du Très-Haut. […]

Toutes nos craintes se sont dissipées, tout notre enthousiasme s'est illuminé d'une clarté soudaine, quand nous avons vu surgir à l'horizon celte lumière qui, partie de la chaire de Saint Pierre, n'a pas tardé à se répandre sur toute l'étendue du monde chrétien. Telle est l'influence d'un grand homme ! À son apparition, les idées naissent ou se développent ; les vagues lueurs de l'imagination prennent un corps, les conceptions obscures de l'esprit, les pressentiments du cœur, revêtent les proportions du possible, et les forces morales ou physiques de l'humanité, impuissantes lorsqu'elles étaient isolées, deviennent tout à coup invincibles dès qu'elles viennent se concentrer à sa personne.

C'est ainsi que nous avons été conduit à supplier humblement le successeur des saints apôtres, à qui notre divin maître a légué le soin d'accomplir dans la suite des siècles son œuvre d'émancipation, de moralisation et de progrès continu, de sanctifier par son suffrage, une société, une compagnie, nous oserons dire un Ordre nouveau, qui, héritier des traditions de dévouement et de charité transmises par les institutions religieuses et militaires du moyen âge, vivifiera et sanctifiera par la foi dont celles-ci furent animées, ces œuvres d'art et de science, dont les temps modernes célèbrent les merveilles, mais dont ils commencent à s'effrayer, parce qu'ils n'ont pas encore découvert le moyen de les faire servir au bonheur des nations.

C'est en vain, en effet, que les économistes, les hommes d'Etat, les philosophes, cherchent des remèdes contre ce résultat terrible des progrès incessants de la civilisation, qui, multipliant depuis deux siècles les forces productives, semble avoir multiplié les sources de l'immoralité et de la misère. Le génie prodigue les inventions utiles, rapproche par des voies de communication, rapides comme la pensée, les points les plus distants, élève des monuments solides et commodes, crée enfin partout de nouvelles conditions de bien-être, — et puis il s'arrête, désespéré, lorsqu'il s'est aperçu que ce qu'il imaginait pour le bonheur de tous n'a servi qu'à accroître le bien-être de quelques-uns seulement !

Le christianisme seul peut donner à cet effrayant problème une solution satisfaisante : ce que des compagnies purement industrielles n'auraient pu faire, ou n'auraient exécuté que d'une manière incomplète, ne peut être accompli que par une société formée sous les auspices de cette autorité dont l'esprit veille à la fois sur la ville des Césars et sur le monde : Urbi et Orbi. […]

Missionnaires de la civilisation européenne, les membres de la compagnie de Saint-Pie deviennent, à divers titres, les bienfaiteurs du genre humain : avec eux et par eux se réalise tout ce qu'offrent d'utile et de praticable les projets d'amélioration les plus désirables pour nos sociétés affaissées sous le poids même de leur civilisation.»

Claude Drigon, marquis de Magny (1797-1879), Canalisation des isthmes de Suez et de Panama par les frères de la Compagnie maritime de Saint-Pie, Ordre religieux, militaire et industriel, Paris, Schneider, 1848.

mercredi 14 juillet 2010

"Les Russes entourent d'un profond mystère leurs opérations militaires dans le Caucase" (F. Lacroix, 1845)

Shamil (vers 1797 - 1871), lithographie vers 1855.   


« Les Russes entourent d'un profond mystère leurs opérations militaires dans le Caucase. Aussi ne peut-on jamais savoir qu'une partie de la vérité sur leurs victoires ou leurs échecs ; mais ce qu'on en sait suffît pour faire apprécier leur situation précaire et humiliante vis-à-vis des populations du Daghestan et de la Circassie.

Les premières années de la guerre qui s'est prolongée et se prolongera sans doute indéfiniment, furent employées par les Russes à tracer quelques routes et à établir des forts sur les points importants. Toutes les fois qu'ils réussirent dans leurs entreprises, ce ne fut qu'au prix des efforts les plus énergiques et des pertes les plus cruelles. Cependant ils avaient la supériorité du nombre, l'avantage de la discipline, de la science et de l'artillerie. […]

Veut-on prendre une idée de ce qu'il en coûte aux Russes pour avoir à enregistrer quelques succès éphémères ? Qu'on lise les détails suivants relatifs à un seul fait, au siège d'Akourjo [1]. Ce village était défendu par Chamil en personne, assisté par une poignée de ses intrépides partisans. Le général Grabbé l'attaqua avec six mille hommes et une nombreuse artillerie. Akourjo n'était protégé que par un misérable mur en terre, mais les assiégés tirèrent un merveilleux parti de la position naturelle de la place, qui s'élève sur un rocher et qu'un ravin profond sépare des montagnes environnantes. Le régiment du colonel Wrangell, qui comptait quinze cents soldats d'élite, s'avança le premier pour tenter l'assaut ; aussitôt le feu de l'ennemi foudroya si bien cette avant-garde, que de ces quinze cents hommes il n'en resta plus que cinquante, de l'aveu même du colonel que nous venons de nommer. Le siège, au lieu de se terminer après la première attaque, comme l'avaient espéré les chefs de la petite armée russe, traîna en longueur. Peu à peu les rangs des assaillants s'éclaircirent, si bien qu'il fallut réclamer des renforts. Le corps d'armée, notablement accru, livra un dernier assaut, et se rendit enfin maître de la place, mais avec une perte énorme. La possession d'une pauvre bicoque, impossible à conserver, et qui, en effet, a été rasée, coûta aux Russes quatre ou cinq mille hommes.

Après avoir longtemps hésité à attaquer Chamil dans sa retraite de Tcherkaï, le général Grabbé s'y décida en 1841. Pour venir à bout de six ou huit mille montagnards, il jugea prudent de mettre en ligne vingt mille hommes avec vingt bouches à feu. Cette prévoyance, qui fait peu d'honneur aux soldats russes, eut sa récompense. Tcherkaï fut pris, mais Chamil échappa à ses adversaires. A quelque temps de là, un parti de Tchetchens prenait une sanglante revanche en surprenant les colonies militaires situés sur la route de Wladi-Cawcas à Ékatérinograd, et en massacrant impitoyablement les habitants des villages qu'ils rencontrèrent sur leurs pas.

Durant cette année 1841, les Russes étaient au nombre de cent soixante mille dans le Caucase ; et cependant leurs généraux ne se crurent pas en mesure de rien tenter de sérieux contre les Circassiens ni contre les Tchetchens ! Ces forces imposantes n'amenèrent pas la soumission d'une seule peuplade. Tout au contraire, des tribus qui, jusqu'à ce moment, avaient reconnu la domination moscovite, se révoltèrent. Alors, découragé, ne sachant plus quel parti prendre, le commandant général Golowine s'avisa de mettre à prix la tête de Chamil, triste moyen, et qui montre bien à quelle pitoyable situation les troupes russes, malgré leur nombre, étaient arrivées. Le fait est que battus dans plusieurs engagements partiels, et cruellement décimés même dans les combats dont l'issue avait été en leur faveur, les Russes avaient toute espèce de raisons pour désespérer. Entre autres circonstances malheureuses, une armée envoyée contre les Tcherkesses de la mer Noire fut surprise dans une gorge profonde, et laissa sur le champ de bataille sept cents soldats et quarante officiers.

Malgré les menaces du général Golowine, malgré ses grands préparatifs militaires, les montagnards ne s'en montrèrent pas moins audacieux, au commencement de l'année 1842. Chamil était présent partout, et était devenu l'épouvantail des Russes. Il s'empara du colonel Sinaxoroff, commandant du fort d'Akhtsi dans le Daghestan septentrional ; dans une autre affaire, un aide de camp du commandant supérieur de cette province tomba entre ses mains. Chamil poussa la hardiesse jusqu'à écrire au sultan d'Elissoni, tributaire et sujet fidèle de Nicolas qu'il ne tarderait pas à aller lui demander compte de sa lâcheté.

Enregistrons encore un échec de cet infortuné général Grabbé, destiné, à ce qu'il paraît, à être toute sa vie battu et humilié par des barbares sans discipline. Enveloppée par les montagnards, son armée se débanda, et rendit la victoire plus facile aux Tchetchens. Sept cent cinquante hommes, dont quarante-huit officiers, restèrent sur le terrain.

Nous ne pousserons pas plus loin notre récapitulation, très-incomplète à coup sûr, mais suffisante pour le but que nous nous proposons. Nous rappellerons seulement, pour parfaire le tableau, que, dans le mois de mai 1844, les Russes ont encore été battus par Chamil près de Derbend, sur la mer Caspienne. Les montagnards ont pénétré dans la ville et y ont fait un riche butin en vivres et en munitions. Deux mille Moscovites ont péri. La lettre, dont nous extrayons cette nouvelle, ajoutait : "les Russes ont été défaits de nouveau près de Gratigorsk, dans le haut Caucase et ont perdu beaucoup de monde. L'armée est de cent cinquante mille hommes. Elle est profondément découragée."

Ce découragement se conçoit, et il existe depuis plusieurs années. En peut-il être autrement ? Les Russes ont employé tous les moyens qu'il leur a été donné d'imaginer, pour dompter la résistance de leurs adversaires. Ils ont fait de leur mieux les armes à la main. Voyant que leur courage, que ne secondait pas leur habileté, ne suffisait pas, ils ont recouru à des expédients de toute nature. Ils ont prodigué l'argent jusqu'à offrir cinq francs par jour à tout Circassien qui entrerait dans leurs rangs, ou qui reconnaîtrait seulement l'autorité du tzar. Pour priver leurs ennemis de l'abri de leurs bois impénétrables, ils ont détruit parle fer el par l'incendie les magnifiques forêts du Caucase. Ne pouvant réussir à s'emparer des chefs montagnards, ils ont conçu l'absurde et ignoble idée de mettre leur tête à prix. Ce n'est pas tout : ils sont allés jusqu'à faire usage de puériles fantasmagories pour effrayer leurs adversaires. "Je connais, dit M. Hommaire de Hell, un général, d'une bravoure personnelle à toute épreuve, qui s'est avisé de recourir à la physique pour séduire ou épouvanter les montagnards. Reçoit-il des chefs dont la fidélité lui parait douteuse, c'est une machine électrique qu'il met en jeu ; au moindre contact avec lui, les montagnards subissent de violentes commotions ; leur barbe, leurs cheveux se hérissent, et dans le trouble que leur cause cette force mystérieuse, ils laissent parfois échapper un secret important, et se livrent souvent à leur ennemi."

Tout cela fait hausser les épaules de pitié. En fait de ressources plus sérieuses, les Russes n'ont pas été moins inventifs ; ils ont augmenté dans des proportions considérables leur armée d'occupation ; ils se sont décidés à ne plus envoyer dans le Caucase que des soldats ayant au moins dix ans de service ; ils ont incorporé dans leurs bataillons quinze ou vingt mille infortunés Polonais, en qui ils avaient sans doute, et avec raison, plus de confiance qu'en leurs troupes nationales. Rien de tout cela n'a été efficace. On peut dire que depuis dix ans ils n'ont pas fait un seul pas vers la pacification de ces contrées. S'ils avancent d'un côté, ils reculent d'un autre. Quand ils élèvent des forts dans l'intérieur du pays, ces postes sont aussitôt cernés par les montagnards, et dés lors ils ne peuvent plus communiquer avec les garnisons voisines que sous la protection d'escortes formidables. Ces forteresses sont, d'ailleurs, par elles-mêmes beaucoup plus nuisibles qu'utiles. Elles ne peuvent être défendues avec succès que par des troupes nombreuses ; et les soldats y périssent par centaines, de misère et de maladie. La seule force qui reste aux Russes, ils la puisent dans la division des tribus caucasiennes. Si toutes les peuplades du Daghestan et de la Circassie étaient unies et se coalisaient dans le but d'une défense commune, nul doute que les troupes de l'autocrate ne fussent obligées d'évacuer le pays. Pour venir à bout de la résistance des montagnards, tout divisés qu'ils sont, il ne faudrait pas moins qu'un de ces coups foudroyants et décisifs qui tranchent les questions en apparence les plus insolubles, mais auxquels l'incapacité des chefs de l'armée impériale, et l'absence des vertus vraiment militaires chez les subalternes, rendent les soldats du tzar tout à fait impropres. C'était l'opinion du général Golowine lui-même, du commandant général du Caucase, qu'on ne parviendrait à pacifier la Circassie et le Daghestan qu'après avoir détruit toute la population existante. Sans nous prononcer sur cette manière quelque peu brutale de résoudre le problème, nous dirons que les Russes sont incapables de réaliser cette œuvre de destruction.

Il faut que les empereurs de Russie se résignent à subir indéfiniment l'affront de cette guerre circassienne, si déplorable et si honteuse pour leurs armes. Cette lutte sera, pour les puissances rivales de la Russie, un échantillon de ce que peuvent les armées moscovites les mieux aguerries. Il faut espérer que cet enseignement finira par profiter à ceux qu'épouvantent encore les forfanteries du Colosse du Nord. »

Frédéric Lacroix, Les mystères de la Russie, tableau politique et moral de l'Empire russe... Paris, Pagnerre, 1845.

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[1]  Siège d'Akhoulgo, juin–août 1839.

mercredi 7 juillet 2010

"Les bourgeois sont vivants ! frères ! brûlons-les tous..." (A. Carquillat, 1873)

Frédéric Théodore Lix. Les Séides de la Commune, les pétroleuses et les enfants perdus (1871). Musée d'art et d'histoire de Saint-Denis.













« Divin pétrole, oh non ! ton rôle est pas fini !
Pour un début, c'est bien ; mais tu n'as pas tout dit!...
Laisse-là tes lauriers, essence trop fameuse :
Un monde d'aristos, à la mine rageuse,
Que l'on sait irrités écarquillant les yeux,
Pleure ses monuments et ses cloîtres pieux....
Bref, à peine échappé de ta serre infernale,
Il te montre déjà ses palais qu'il redalle ;
Ses desseins sont connus, ainsi que ses complots ;
Mais jurons de venger victimes et héros !
Faut défendre un bon coup les gens de la Commune,
Ou sinon consentir à leur donner la lune !

Que ce jour fait par eux, soit par nous tous béni !
L'avenir est à toi, mon pétrole chéri !
Faut-il verser le sang, on saura le répandre !
Justice ! C’est ton jour : sois bien longue et bien grande!
De tous ces gros bourgeois (bénissons le Progrès!)
Le sang et puis la peau nous serviront d'engrais !
Ils ont beau s'extasier de la note finale,
J'entrevois déjà, moi, cette immense rafale,
Qui nous en purgera... Vivent les libertés!
Ah ! voilà bien l'effroi de ces gens hébétés,
Bons à toujours sucer le pauvre sang du peuple,
En Afrique, en Asie, et surtout en Europe !

Pétrole ! Ô mon espoir et mes consolations !
Il te faut délivrer et sauver les nations,
Qui sont encore la proie adulée de ces brutes,
Vrais démons des enfers, défendant d'autres luttes
Que celle où le sang coule, aux yeux mêmes des rois,
Où l'on tue les humains ; comme on abat les noix!....
Ô mon cœur ! je te sens bondir, sauter d'ivresse,
En songeant qu'un beau jour nous les tiendrons en liesse !
Monuments et mortels, et cités et nations ;
Complices des tyrans, témoins de leurs passions,
Oui, vous périrez tous, au jour de la vengeance,
Vos gloires et votre or, et toute votre engeance !

Qu'ont fait les communards, qui fut contre la loi ?
Nul ne le saurait dire, et trouver, mieux que moi :
Ils ont brûlé Paris, — mais leur but était noble,
On le sait bien en France, et jusqu'au bout du globe!
S'ils versèrent le sang de quelques aristos,
Et celui de plusieurs, qui faisaient les dévots ;
S'ils ont brûlé, flambé, cet amas de merveilles,
Noble orgueil d'une ville aux autres sans pareilles,
Peuple ! c'est qu'on rêvait, pour toi, félicité :
Tu devais être roi... Certes, tu l'as été !!!....
Déjà, tu ne l'es plus ; c'est vrai, mais bon courage !
Aujourd'hui, c'est la trêve — et demain le carnage !

Les bourgeois sont vivants ! frères ! brûlons-les tous,
Et qu'ils « crèvent » enfin, ainsi qu'un tas de boucs !
Mon Dieu, la belle noce, et le beau tas d'ordure,
Alors qu'on pourra tous les mettre à la torture !
Communeux, récoltez le prix de vos labeurs !
Pillez, flambez : amis, ce sont là nos primeurs!....
C'est à vous que je parle, écoutez-bien, esclaves !
Hé ! n'entendez-vous pas l'écho de leurs conclaves ?
Du fond de la fabrique, et puis du magasin ;
Dans la rue et l'impasse, ici, sur mon chemin,
J'entends le même cri, — désespoir de ces hommes :
C'est le jour de montrer à ces gens, qui nous sommes !

Beau jour de notre hymen, avec la liberté,
Quand nous rêvons de toi, ce n'est pas sans fierté !
Points noirs de l'avenir, tout ça les émotionne,
Car ils ont si grand’ peur qu'on ne les déboulonne !
Reprenez vos esprits, charmantes gens de bal ;
Du reste, c'est trop sot, de tomber du haut-mal....
— Un mot encor, un seul, pour causer de nos fêtes?
(Je vois d'ici la mine et le nez, que vous faites....)
Bref, cent mille aristos, occis par nos bons soins,
N’est-ce pas un bon mets, fort présentable, au moins?
Cent mille?... Oh ! c'est le compte, et lé compte tout juste,
Car il en faut, du sang, pour « saouler » plèbe et rustre !

Je serai de la fête, et cela me ravit !
Une noce de sang, voilà bien du choisi!
Ne perdons pas de temps, — formons des citoyennes,
Capables d’élever maris et fils en haines
De tous les préjugés, ici-bas répandus :
Faisons des citoyens, mais jamais des vendus !...
Qu'on dresse mon enfant, et qu'on en fasse un homme,
Semblable à ceux de Sparte, et pas à ceux de Rome !
Ah ! qu'il manie au moins et pétrole et fusil,
La torche et le mensonge, aussi bien que l'outil !
Bref, le fils communard, la mère pétroleuse,
Voilà le seul moyen de voir la France heureuse !....

[…]

Le signal est donné ; mes amis, c'en est fait !
Déjà, par le passé, nous jugeons de l'effet....
Non, non ! plus de châteaux ; — des taudis, des chaumières !
Assez d'obscurité, vivent les cent lumières !...
Faut brûler leurs maisons, et pendre les bourgeois :
Ils y passeront tous, vive le feu grégeois !!!
Tuons les vieilles gens, ainsi que le vieux monde ;
Faisons avec courage, et sans peur, et sans honte !
A ce grand rendez-vous, aucun ne manquera?
Venez tous au festin : nul dévot n'y sera ! »

Alfred Carquillat, Hymne au pétrole, dédié aux républicains présents et à venir, Paris, Charles Douniol & Cie, 1873.

"Guillaume, ta couronne d'empereur sera bien lourde à porter" (Timon III, 1871)

Dessin extrait de Maurice Quentin-Bauchart,  La caricature politique en France pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune (1870-1871). Paris, Labitte, Em. Paul & Cie, 1890.


« Lorsque M. de Bismarck a répondu insolemment à M. Jules Favre, qui venait à Ferrières lui demander la paix ou tout au moins l'armistice, que nous ne pourrions obtenir cette paix qu'à la condition de lui livrer l'Alsace et la Lorraine, etc., etc., nous Français, nous avons répondu : plutôt mourir que de commettre une pareille lâcheté, et, puisque vous voulez notre déshonneur, que la guerre se continue donc et que Dieu nous juge !

Aujourd'hui nous disons à Guillaume, à ses dignes associés, ainsi qu'à leur chancelier : vous voulez la guerre d'extermination, faîtes-la donc cette guerre de cannibales ! Eh bien ! soit, la guerre sans merci, la guerre sans pitié ! de votre côté la guerre des sauvages, la guerre des barbares ! Quant à la France, elle est chevaleresque, elle est magnanime ; elle répondra à vos cruautés par la patience et par la persévérance; de son côté vous trouverez la guerre par les armes courtoises, mais aussi la guerre par le mépris, la guerre par la haine, la guerre par l'isolement !

Ah ! Guillaume, poursuis ta marche infernale ! mais ne t'aventures pas trop loin, car il y a des barrières que les plus audacieux ne sauraient franchir! Jettes un regard sur tes propres États ; vois ce que deviennent tes peuples au milieu de tes grandes victoires !

Vas donc demander, roi aveugle, aux SOIXANTE MILLE VEUVES et aux CENT CINQUANTE MILLE ENFANTS, qui aujourd'hui n'ont plus de pères, si leurs cœurs s'élèvent à l'unisson vers le diadème impérial dont tu as orné ton front ! Mais non ; demandes-leur plutôt si leur joie n'éclate pas en sanglots, en songeant à la misère et au désespoir que tu leur as légués !

Demandes aussi aux mères, qui ont eu tant de peine à élever leurs fils, si elles sont radieuses et fières en voyant les drapeaux français appendus aux murs des arsenaux de Berlin, et si, en contemplant ces glorieux trophées, elles ont oublié que ces mêmes fils, qu'elles ont tant de fois pressés dans leurs bras, sont morts sur la terre étrangère, privés de sépulture, en appelant à leur secours ces mères chéries qui, hélas ! ne les reverront plus !

Si tu faisais cette demande, roi superbe, la réponse pour toi serait foudroyante.

Mais les mères, les veuves et les orphelins ne peuvent, pas exprimer leur désir, leurs volontés, leurs douleurs et leurs espérances devant les Parlements : la politique leur est interdite ! Aussi, Guillaume, n'as-tu rien à craindre de ces êtres faibles et chétifs. Poursuis ton chemin; il te restera encore assez d'hommes sans cœur pour étouffer les cris des malheureux sous le bruit formidable de leurs chants guerriers et pour acclamer tes honteux triomphes !

L'avenir, un avenir glorieux pouvait t'appartenir ; tu l'as détruit : tu as terni ton blason après Sedan ; ta gloire éphémère tombera dans l'oubli, on ne se souviendra que de tes cruautés ! Quant à Bismarck, ton âme damnée, son nom sera buriné dans les archives humaines, à côté de ceux des doges de Venise, des inquisiteurs espagnols, des Cromwell, des Machiavel et des Mourawiew !

Poursuis ton chemin à travers ces champs désolés qui rappellent le chaos ; soutiens-toi bien sur cette terre mouvante; appuies-toi solidement sur le bras de Bismarck; attaches-toi à lui, car désormais vos destinées sont égales ! Unis dans le massacre, unis dans la victoire, VOUS serez unis dans le châtiment ! Avancez donc tous deux; avancez toujours ! le gouffre est là ! béant et profond ! Il vous attend, il vous réclame, il vous attire ! C'est en vain que vous chercherez à l'éviter. Je vous le dis : il est là, là sous vos pas ; et le nom terrible qu'il porte, ce gouffre que vous n'avez pas voulu voir, est un nom affreux, implacable, sans merci ni pitié, un nom qui ne comporté ni paix ni pardon : il s'appelle la Vengeance!

N'espère pas, cruel et ambitieux monarque, que les ressentiments du peuple français, trouveront leur dernier assouvissement dans cette lutte suprême, dans ces combats titaniques, dans ce déluge de sang. Non! Comme l'abîme appelle l'abîme, ainsi le sang appelle le sang, et la semence jetée dans les sillons français, creusés par tes boulets, n'enfantera que des moissons vengeresses !

Germains, des crimes de vos pères,
Le ciel punissant vos enfants ;
De châtiments héréditaires
Accabler leurs descendants.

Guillaume, ta couronne d'empereur sera bien lourde à porter ; le fatal rocher de la force et de la violence retombera sur toi ; la mère affamée qui voit mourir son enfant sur ses mamelles taries criera aux survivants : "Souvenez-vous !" Chaque meurtre humain est gros d'un serment de représailles. […] Et nos enfants, Guillaume, grandiront dans la colère, la haine et la vengeance !!!

Maintenant, sus aux Allemands ! »


Timon III. France et Allemagne. La Vengeance ! ! !, Bruxelles, Imp. J. Coquereau, janv. 1871.

"Ainsi croula... la France de 1998" (Dr Mettais, 1865)

« Caticasipol, le 20 prairial 5001.

Tu sais, mon ami, quelle est ma passion dominante, ma seule passion peut-être : la curiosité. C'est par curiosité donc que je me suis adonné, avec cette rage que tu sais, à l'étude de l'histoire ancienne. […] Rappelle-toi, mon ami, la dernière soirée que nous passâmes chez toi. […] La joie était à son comble et promettait de durer encore, lorsque quelqu'un m'apporta une lettre, que je lus aussi sérieusement que je le pus et qui vous intrigua fort, car, contre mon habitude, je ne vous la lus pas, et partis de suite, sans vous dire autre chose que : bonsoir! Eh bien, cette lettre, je la tiens là, sous ma main. La voici :

"Monsieur, le vieux père Franco, si connu, depuis votre dernier voyage, de toute la république Caucasienne pour ses prétentions excentriques, vient de mourir à l'âge de 196 ans, au hameau de Copenhague, sur les bords du petit lac Baltique. Il possédait, dit-on, un livre précieux, que l'on ne connaît pas, que personne n'a jamais vu et qui est vieux comme le monde. Comme je sais votre goût pour ces sortes de livres, je vous avertis qu'une vente sera faite chez lui le deuxième jour de la semaine prochaine."

Je connaissais parfaitement ce vieillard, le père Franco, comme on l'appelait, quoique ce nom ne fût pas le sien. Il lui avait été donné par la population du village et des environs, à cause de la prétention qu'il affectait d'être un descendant de ces vieux Français qui dorment sous terre et dans l'oubli depuis tant de siècles. […]Je savais qu'il avait un livre vieux, vieux au-delà de ce qu'on peut dire. Le livre, je l'avais entrevu un jour ! Il était dans une boîte bien fermée, scellée et recouverte d'un vitrage si dépoli par la poussière et la vétusté, qu'il était presqu'invisible. Et le vieillard ne voulait pas qu'on y touchât : à ma mort, me dit-il, achetez-le et avec son prix payez mes dettes, si j'en ai.

Mon désir le plus grand était bien de posséder ce livre mystérieux, et je préparai tout dès lors pour m'en assurer l'héritage. Aussi quand j'appris la mort de Franco, je n'hésitai pas un seul instant. […]

Ce livre, mon ami, était en effet bien enviable ; c'était un trésor, un véritable trésor. Mais malheureusement ce trésor était fermé pour moi. […] Son langage m'était inconnu, ses mots, ses lettres, ses chiffres, rien, je ne pus rien lire. C'était de la langue française, à n'en pas douter : c'était bien là cette langue française, que nos savants ont tant cherchée depuis des siècles ; cette langue dont il ne nous reste rien, rien, rien, pas même une syllabe ; cette langue qui est morte avec son peuple, ses livres et ses monuments, et que quelques-uns de nos plus hardis savants ont cru deviner dans ces signes hiéroglyphiques qu'ils ont trouves dans des déserts, sous des ruines évidemment, mais quelles ruines ? des ruines françaises, ont-ils dit.

Quoiqu'il en soit, cette langue si argumentée, si disputée, et si inconnue, je l'avais dans les mains. Oh ! si je pouvais la comprendre, m'écriai-je comme un fou ! Ce serait donc moi qui jugerais alors en dernier ressort cette grande cause du vieux monde ! Je pourrais donc seul, tout seul confirmer ou détruire d'un seul mot la réputation de nos savants antiquaires !... [...] ... son âge d'ailleurs est des plus respectables, et son authenticité ne peut faire doute un seul instant. Si je ne me trompe pas, en prenant pour des chiffres ce qui n'en aurait que la ressemblance, son millésime est de 1998. 1998 ! Ce chiffre ne parlera à mon esprit que lorsque je saurai au juste quelle était l'ère des Français, et, Dieu merci ! je le saurai, mon ami; car je tiens à cette heure une partie du secret de ce glorieux peuple de notre vieux globe, et tu vas voir par quel heureux hasard.

Le père Franco, en homme bien avisé qui voulait que son livre, qui était arrivé sans encombre jusqu'à lui, se conservât éternellement, l'avait copié textuellement de sa main, puis écrit en séelandais, puis traduit mot pour mot pour la postérité sans doute, avec un soin des plus minutieux. Mais il avait caché cet écrit et sa traduction dans un double-fond de la boite où dormait son petit livre, par bizarrerie peut-être ou peut-être pour dérober la clé de son trésor aux mains des profanes. Eh bien ce secret, je viens de le découvrir, après avoir interrogé la boite comme j'avais interrogé le livre, et je le tiens là, sous ma main. Je suis donc fort maintenant comme un savant des vieux âges. Aussi puis-je te dire dès aujourd'hui, mon ami, ce qu'est mon livre; je l'ai lu. Voici son titre : le Gros Mathieu Lœnsberg, Paris, 1998. Et tout cela en beaux caractères d'imprimerie, sur un papier fort médiocre, il est vrai, grisâtre, mou, facile à déchirer, qui est loin de valoir le nôtre, mais enfin sur du papier dont l'invention dénote certainement une connaissance des arts bien avancée.[…]

Sais-tu, mon ami, après toutes nos disputes historiques, quel était, en 1997 de l'ère ancienne, le gouvernement français ? Non, tu n'en sais rien, n'est-ce pas ? Eh bien, mon livre le sait. La France avait des rois, elle en avait douze, et mon livre dit les noms de ces rois. C'étaient :

Mathurin Ier — Nicolas-Pierre-Mathurin Bonnet, né à Argenteuil, le 10 du mois d'août 1960. — Acclamé empereur de France le 31 décembre 1997. — Résidant à Paris.

Thomas Ier. — Jacques-Thomas Percepied, né à Patay, le 2 septembre 1959. — Acclamé roi de France le 15 décembre 1997. — Résidant à Orléans.

Jean-Louis Ier. — Jean-Louis-Urbain Legras, né à la Guillotière, le 15 mai 1961. — Acclamé roi de France le le1er décembre 1997. — Résidant à Lyon.

Je m'arrête ici, mon ami, car tu liras mon livre toi-même. Tu verras alors tous ces noms qu'il me serait trop long de t'énumérer ici… […] Combien de temps ont-ils régné ? Des siècles, disent nos historiens les plus érudits, en s'obstinant à leur donner un ordre de succession impossible. Des siècles ! Quelques mois seulement peut-être, leur répond mon petit livre, qui nargue nos savants en leur révélant la date de la naissance de ces rois, et en leur montrant le siège de leur gouvernement […] … il ne nous reste de cette époque aucun monument bien certain, ni bien authentique. La terre de France n'a jamais été fouillée : elle est devenue un désert inhospitalier, depuis qu'elle est tombée au pouvoir des barbares de la Cosaquie, puis du Maroc, puis de tous les autres peuples mélangés qui se sont rués sur elle de toutes parts.

Nous ne savons donc rien de ce pays que ce qui nous en est arrivé par quelques-uns de nos vieux historiens, qui en ont écrit bien longtemps après sa ruine sur des traditions peut-être incomplètes, erronées peut-être, peut-être même ridicules et tout à fait fausses.

Comment veux-tu dès lors, mon ami, que nous sachions la vérité sur cette terrible catastrophe? Mon livre lui-même, qui fut imprimé en 1998, sous les yeux du pouvoir du jour, ne m'en dirait rien, ne m'en laisserait rien soupçonner, si une main indiscrète n'eût trahi sa mauvaise humeur sans doute, en attachant une note au nom de chaque roi, en marge de mon almanach. Cette note est écrite à la main, en lettres à peu près semblables à celles de l'impression, serrées, fermes, parfaitement et même élégamment accentuées. Si l’on doit juger l'homme par son écriture, je puis dire que cet homme était un homme probe, plein d'énergie, instruit et honteux de ses rois. Ce devait être un honnête homme, car, il a en quelques mots stigmatisé des puissants qui déshonoraient la société.

Au nom de Mathurin Ier était accolée cette note : "acclamé empereur par deux mille ivrognes. Tout le monde sait que l'illustre Bonnet était un riche gargotier des barrières, auquel il prit envie de se faire nommer empereur, comme beaucoup d'autres l'avaient fait avant lui. Il fit donc bien dîner un jour dans ses immenses salons deux mille rôdeurs des égouts de Paris, les gorgea de viande et de vin, puis se présenta souriant à eux, le verre à la main, et, à un signal convenu, tous poussèrent en chœur le cri de : vive l'Empereur Mathurin Ier ! C'était l'heure du dîner également aux Tuileries. La garde du jour venait de s'endormir sur des tonneaux de vin de Champagne. Les avinés de la barrière n'eurent que la peine d'emporter les braves défenseurs des Tuileries." Paris hébété comme un homme qui s'endort, continue la note, indiffèrent comme un homme qui se meurt, cria volontiers : vive l'Empereur Mathurin Ier !... en attendant qu'un autre vienne lui faire pousser un autre cri. [...]

Ainsi croula certainement la France de 1998. Tous ses trônes divisés durent tomber par la faiblesse jusqu'à l'encan des ambitieux et des ivrognes, puis jusqu'à la hotte des sauvages qui en emportèrent les débris. Rien, mon ami, ne prévaudra contre cette opinion, ou il faudrait alors supposer que la France est tombée autrement que les autres empires. »

Docteur H. Mettais, L'an 5865, ou Paris dans quatre mille ans, Paris, Librairie centrale, 1865.
 
 
 
"Révolution de 1953 :
bataillon de la suprématie féminine arrivant aux barricades",
dessin tiré de : Albert Robida (1848-1926). Le Vingtième siècle. Texte et dessins par A. Robida. Paris, G. Decaux, 1883.

Une journée à l'école de natation : 2e partie (Eugène Briffault, 1845)


« ... Les nageurs viennent en foule jusqu'à quatre heures, et depuis quatre heures jusqu'à six heures, c'est une invasion véritable, une cohue étourdissante de voix et d'agitation.

La jeune fashion est exacte à ce rendez-vous quotidien ; l'âge mûr et la vieillesse y sont aussi représentés. Il n'y a plus dans les écoles ni caleçons bleus, ni caleçons rouges ; tout y est bariolage; on court après l'originalité, mais le plus souvent on n'attrape que le grotesque et le ridicule. Il y a là des peignoirs bizarres, des costumes excentriques, et des caleçons qui jouent au turc, à l'arabe, à l'écossais, au grec et au polonais ; on rencontre des baigneurs qui paradent déguisés, ne se mouillent jamais, et qui vont à l'école de natation comme ils iraient au bal masqué. […]

Dans les bassins, les nageurs pullulent, on se heurte, on se choque, l'eau prend la physionomie d'une masse humaine liquide et visqueuse; les sages s'abstiennent de ce tohu-bohu. Les habiles se produisent avec tous leurs avantages, qui la brasse, qui la coupe, qui la marinière. Les uns fout la planche, les autres se jettent debout, ou les jambes croisées dans l'altitude d'un tailleur... La vague vous fustige quelquefois avec sévérité; les belles-têtes se succèdent, et aussi les plat-dos, si l'élan est trop fort ; s'il est trop faible, les plat-ventre et les plat-cuisses. Ces chocs irréguliers sont assez douloureux ; le dommage qu'ils causent se manifeste par une vive rougeur. Une tête mauvaise est, en outre, honnie par des huées impitoyables. […]


Cependant les groupes se forment ; les uns se couchent comme des nègres au repos, les autres se drapent à l'antique dans leur peignoir, s'isolent comme des tragédiens qui répètent leur rôle, ou se réunissent comme les nouvellistes de Rome et d'Athènes ; il y en a qui singent la halte d'un douair dans le désert, d'autres écoutent un orateur, comme les Napolitains autour d'une improvisation ; il y a dos philosophes qui ont un auditoire et qui dogmatisent sur le monde, la morale, la politique, l'industrie et bien d'autres choses ; des journalistes petits et grands; des poètes dépoétisés, et des faiseurs de calembours ; la galanterie des récits et des confidences y est nue, comme ceux qui en parient ; tous posent, les uns avec faste, les autres avec orgueil, plusieurs sans le savoir. Les gros ventres, les têtes énormes, les petites jambes, les genoux gros, cagneux et rentrants, les épines dorsales tordues, les tailles sans lin, les bras maigres, les pieds longs et vilains, engendrent des caricatures à réjouir Gavarni et Daumier.

L'homme est laid dans l'eau, et, au sortir de l'eau, tout son être est grelottant, mouillé et souffreteux ; on ne croirait jamais que tant d'heur et tant de félicité pussent se cacher sous ces piteuses mines de nageurs. Ce qu'il y a de plus amusant, ce sont ceux qui, sur le pont ou sur l'escalier en spirale construit au côté droit de l'amphithéâtre, pour les gens qui aiment à tomber de haut, l'ont la parade au dehors. Ces statues aériennes ne se jettent jamais ; c'est une exhibition à l'usage des beaux yeux des dames qui cheminent sur le quai en traversant le pont Louis XV ; on a comparé ces gens à des dindons qui font la roue sur un perchoir.

L'aspect de l'école de natation a aussi son côté philosophique. S'il est un lien où l'homme, dépouillé de toutes les distinctions extérieures, loin de toutes les distances et de tontes les conventions sociales, revienne à l'égalité réelle et n'ait plus que sa propre valeur, c'est à l'école de natation. Quels plaisants démentis cette vérité vraie, sans toiles et toute nue, donne à la vérité habillée ! C'est devant ce bassin, dans lequel s'agite pêle-mêle un amas de créatures humaines à l'état primitif, que l'on comprend bien l'utilité des habits brodés, des galons, des décorations, des insignes et des oripeaux du luxe et de la vanité ; sans ce clinquant du dehors, combien ne serait-il pas difficile d'assigner à chacun la place qu'il occupe !

Ce pauvre hère que vous apercevez là-bas, bleu, tremblotant et transi, assis tristement sur ce banc, comme un coupable : eh bien ! cet être si piteux, c'est un membre très célèbre de la haute magistrature ; longtemps il fut accusateur, aujourd'hui il est juge. Ce gros homme, qu'on ne peut s'empêcher de trouver laid et commun, c'est un dandy. M.**, un des membres les plus renommés du Jockey-Club. — Que voulez-vous ? vous le voyez tel qu'il est ; mais sa voilure, ses chevaux, sa livrée, son coiffeur et son corset l'attendent à la porte. Quel est ce triste jeune homme qui s'avance si gauchement sur ses jambes grêles et chétives, qui descend par l'échelle des petits et qui voudrait pouvoir entrer dans l'eau sans se mouiller ?— Comment vous dire, madame, que c'est le brillant et audacieux comte de C..., dont les grands airs vous étonnaient, dont la bonne grâce et les charmantes manières vous séduisaient; vous alliez l'aimer ; et, maintenant... il vous inspire le rire et la pitié... Qu'en eût-on fait à Sparte, où le costume ne pouvait mentir ? Que de passions ne résisteraient pas à ces épreuves ! [...]


Les femmes ont aussi leurs bains froids; elles ont des bains à vingt centimes, dans lesquels les mœurs et les habitudes ne diffèrent point de celles des bains d'hommes, si ce n'est qu'on s'y baigne avec une décence extérieure que l'on n'observe pas dans les établissements masculins.

Les baigneuses, vêtues de laine foncée noire on brune, n'ont de nu que le cou, les pieds et les bras; le pantalon-caleçon est à plis, en blouse, afin qu'il ne puisse pas coller sur les formes; presque toutes les femmes portent un serre-tête. Quelques-unes, dans une intention d'élégance, ajoutent à ces serre-tête des ruches, ce qui est horrible; d'autres se coiffent, comme Mazaniello, avec de véritables bonnets de la liberté en laine, bleus, rouges ou bruns. Les plus coquettes bordent en couleur leurs pantalons-caleçons, gardent dans le bain leurs colliers et leurs bracelets, laissent flotter leurs cheveux ou pendre les tresses et les boucles ; quelques autres arrivent coiffées comme si elles allaient à la cour. Rien n'est plus bizarre que de voir une tête ainsi parée sortir de l'eau.


Les femmes nagent moins que les hommes, cependant plusieurs d'entre elles donnent des têtes et plongent : il est vrai que la profondeur des bassins n'est pas redoutable; l'eau ne monte pas plus haut que le cou d'une baigneuse de taille ordinaire ; elles excellent surtout à nager sur le dos.

Les ébats sont plus vifs dans les bains des femmes que chez les hommes; elles se lutinent à outrance et souvent se disputent jusqu'au bout des ongles; elles aiment à se jeter dans l'eau plusieurs ensemble, en se tenant par la main, à former des rondes dans les bassins, comme les naïades autour du char d'Amphitrite.

Aux bains des femmes, qui prennent aussi le titre d’Ecole de natation, se rencontrent surtout des héroïnes de la galanterie et du plaisir opulent ; les autres femmes se tiennent à l'écart, et les bonnes renommées se séparent des ceintures dorées. La cantine est pourvue de pâtisseries, de vins fins et... d'eau-de-vie ! Le punch et quelquefois aussi le vin de Champagne y sont joyeusement fêtés. On y fume tout autant que chez les hommes.

Dans ces bains féminins, les types les plus grotesques et les plus amusants se mêlent aux plus délicieuses images. Après le bain, les femmes se coiffent, s'habillent, peignent et tressent leurs chevelures, et se toilettent au soleil comme font les colombes et les tourterelles ; c'est, dit-on, un ravissant tableau tout à fait dans le goût et dans le dessin oriental. On assure que l'année dernière un jeune dandy a coupé sa barbe pour le contempler.

A l'école de natation et dans les bains des deux sexes, en s'abordant, en ne se demande pas mutuellement des nouvelles de la santé : la première question est toujours celle-ci : — L'eau est-elle bonne ? L'eau est bonne, lorsqu'elle procure une sensation agréable ; elle est mauvaise si son contact blesse par le sentiment du froid; l'air est dans les mêmes conditions i les nageurs aiment mieux l'eau bonne et l'air mauvais que l'eau mauvaise et l'air bon ; le vrai nageur consulte le thermomètre, comme le marin regarde la rose des vents. Au moindre signe de pluie tous les baigneurs se jettent dans l'eau... pour ne pas être mouillés : c'est un instinct de grenouilles.

Quant à la statistique financière des bains froids de la Seine, elle est fort difficile a établir, tant les variations atmosphériques rendent les produits de tous les établissements incertains et douteux. Les bains froids sont ouverts pendant quatre mois et demi, cent quarante jours environ; il y a des journées torrides où l'on peut estimer le chiffre de l'argent dépensé, en rivière, par la population parisienne, à dix ou quinze mille francs, et d'autres où, sous l'impression d'une température froide et humide, les recettes des bains froids ne réalisent pas, toutes ensemble, cinq cents francs. Il est bien entendu que les sommes provenant du prix des abonnements, et qui sont fort élevées, surtout par le nombre des collèges, pensions et institutions qui s'abonnent, ne sont pas comprises dans cette estimation. Les éléments de ce calcul n'ont pas été réunis ; mais il faut croire que cette spéculation est avantageuse; elle est fort recherchée.

Les accidents sont rares dans les écoles de natation ; les plus lointains souvenirs ne parlent d'aucun sinistre grave ; il y a eu des dangers courus, mais sans résultat funeste ; il y a eu aussi des indispositions subites, mais qui ne peuvent point être attribuées au défaut de sûreté ou de vigilance.

Paris est le seul lieu du monde où l'on puisse employer une journée d'été de manière à chanter, le soir, sans remords :

C'est ainsi qu'on descend gaiement
Le fleuve de la vie. »

 
Eugène Briffault, "Une journée à l'école de natation", Le Diable à Paris. Paris et les Parisiens : moeurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris, tableau complet de leur vie... Paris, J. Hetzel, 1845.