mercredi 13 janvier 2010

« Les Barbares qui menacent la société… » (Saint-Marc Girardin, décembre 1831)


Saint-Marc Girardin (1801-1873) réagit à la révolte des Canuts lyonnais :

« Paris, 7 décembre.

[…] La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers. Point de fabriques sans ouvriers, et avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repose pour la société. Ôtez le commerce, notre société languit, s’arrête, meurt ; avivez, développez, multipliez le commerce, vous multipliez en même temps une population prolétaire qui vit au jour le jour, et à qui le moindre accident peut ôter ses moyens de subsister ; cherchez dans chaque ville manufacturière quel est le nombre relatif de la classe industrielle et marchande et de la classe manouvrière, vous serez effrayé de la disproportion. Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue.

Les concurrences commerciales font aujourd’hui l’effet que faisaient autrefois les émigrations des peuples. La société antique a péri, parce que les peuples se sont remués dans les déserts du nord, et qu’ils se sont heurtés les uns aux autres, jusqu’à ce que de proche en proche, ils vinssent tomber sur l’empire romain. Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. Il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas ! plus à plaindre qu’à blâmer : ils souffrent, la misère les écrase. Comment ne chercheraient-ils pas aussi une meilleure condition ? Comment ne se pousseraient-ils pas tumultueusement vers une meilleure fortune ? Comment ne seraient-ils pas tentés d’envahir la bourgeoisie ? Ils sont les plus forts, les plus nombreux […]

Nos expressions de barbares et d’invasions paraîtront exagérées ; c’est à dessein que nous les employons. […] il faut que la classe moyenne sache bien quel est l’état des choses ; il faut qu’elle connaisse bien sa position. Elle a au-dessous d’elle une population de prolétaires qui s’agite, qui frémit, sans savoir ce qu’elle veut, sans savoir où elle ira ; que lui importe ? Elle est mal. Elle veut changer. C’est là où est le danger de la société moderne ; c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront. Dans cette position, il est nécessaire que la classe moyenne comprenne bien ses intérêts et le devoir qu’elle a à remplir. […]

Ce serait cruauté et tyrannie que de vouloir élever une barrière insurmontable entre la classe moyenne et les prolétaires. Point de barrière, donc ; point de lois aristocratiques ; point de lois qui n’aient d’autre but que de nous défendre, qui soient exclusives et égoïstes. Ne donnons point de droits politiques ni d’armes nationales à qui ne possède rien, mais que nos lois continuent de plus en plus de donner à chacun les moyens de posséder ; et que de cette façon, elles diminuent de plus en plus le nombre des prolétaires pour augmenter le nombre des propriétaires et des industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les prolétaires. Point de droits politiques encore une fois hors de la propriété et de l’industrie ; mais que tout le monde puisse aisément arriver à l’industrie et à la propriété. Sans cela, il y aurait cruauté et tyrannie. […]

Tout ce qui augmentera le nombre des propriétaires et des industriels, tout ce qui facilitera la division de la propriété et de l’industrie sera salutaire à la société moderne. C’est donc dans cet état d’esprit que la société moderne doit faire des lois. Elle périra par ses prolétaires, si elle ne cherche pas, par tous les moyens possibles, à leur faire une part dans une propriété, ou si elle en fait des citoyens actifs et armés avant d’en avoir fait des propriétaires."

Article paru dans Le Journal des Débats, 8 décembre 1831.

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