«… la folie est une des pages les plus intéressantes et les plus véridiques de l'histoire du cœur humain. On voit, dans l'existence des nations, des moments d'effervescence où cette affreuse maladie multiplie ses victimes d'une manière effrayante, et présente des particularités bien dignes de fixer l'attention. La révolution de février 1848 est de ce nombre; elle a jeté tout à coup dans les esprits une perturbation profonde. Une sorte d'agitation fébrile a circulé dans tous les membres du corps social. Les idées les plus étranges, les théories les plus bizarres, lancées au milieu de la foule par d'orgueilleux sectaires qui ne poursuivaient, dans leurs faciles triomphes sur l'inexpérience dos masses populaires, que les coupables rêves d'une vanité sans frein et d'une insatiable ambition. Et la foule ignorante s'est jetée avidement sur ces appâts trompeurs qui flattaient les mauvaises passions du cœur humain. D'autre part, beaucoup d'esprits faibles ont succombé sous le poids des terreurs que leur imprimaient la voix menaçante des partis et les hurlements des factions. Aussi les cas d'aliénation mentale se sont-ils multipliés d'une manière effrayante. J'en ai observé, pour ma part, dix fois plus que dans les temps ordinaires. [...]
Je n'en finirais pas, si je voulais rapporter avec leurs détails tous les cas de perturbation mentale que j'ai observés après l'avènement de la Seconde République. [...]
Un vieux militaire peu intelligent, dur, grossier, ne connaissant que la force brutale, avait sa pauvre tête montée contre les nobles, les riches et les prêtres. Poursuivi par des hallucinations, il alla une nuit, à une heure du matin, par un beau clair de lune, enfoncer à coups de hache la devanture d'un des principaux magasins de la ville, la prenant pour un château. Un jour il tordit le cou à son chat, qui était noir; il disait que c'était un calotin. Chez lui, il avait toujours une hache à ses côtés pour se défendre contre les aristocrates.
La femme d'un horloger, bilieuse, jalouse, triste, colère, croyait que les blancs l'avaient empoisonnée. Elle ressentait un feu intérieur tel qu'elle passait tout son temps à prendre des lavements d'eau fraîche. Elle n'interrompait jamais ces exercices, pas même en ma présence, pendant mes visites. Quand elle était restée cinq minutes sans lavement, elle s'écriait avec un accent déchirant : je brûle ! je brûle ! et sa main se précipitait sur la seringue. Elle avait constamment à côté d'elle un seau d'eau fraîche pour la remplir.
Un jeune homme d'une intelligence bornée, mais fort sentimental, étant un soir en rendez-vous avec sa maîtresse, dans un lieu solitaire, se mit tout à coup à marcher précipitamment, avec un air inspiré, en s'écriant : je suis un Messie ; je veux changer la face de la terre, etc. J'appris ces détails de la bouche de la jeune fille, qui, le lendemain, était si souffrante, par suite de la frayeur que lui avait imprimée la scène de la veille, que son père m'avait envoyé chercher.
Un de mes parents avait pour valet un jeune homme, qui, dans des rapports intimes avec un instituteur pédant et socialiste, avait pris un goût effréné pour la lecture. Je l'ai rencontré plusieurs fois lisant le journal la Réforme à côté de sa voiture de foin ou de blé qu'il ramenait de la campagne. Un de mes fermiers, qui avait couché par hasard une nuit dans sa chambre, se plaignit amèrement le lendemain de ce qu'il ne l'avait pas laissé fermer les yeux, parce que, malgré toutes ses protestations, il n'avait pas cessé de le catéchiser toute la nuit pour l'enrôler parmi les adeptes de la république démocratique et sociale. Ce valet apôtre avait pour maître le meilleur des hommes, un sincère ami du peuple, un homme de bien par excellence. Dans ses accès de fureur révolutionnaire, il disait de lui qu'il était un aristo, un tyran, un despote, un monopoleur.
Le sentiment de l'orgueil s'était tellement exalté dans toutes les têtes, chacun était si empressé de sortir de sa condition, qu'une jeune femme, qui avait fait une étude approfondie du phalanstère, se pénétra si bien des idées de Fourier qu'elle en perdit la tête. On la vit sortir avec des vêtements d'homme. Un jour qu'elle était très-agitée, son mari m'ayant fait venir près d'elle, il me fut impossible de l'aborder. Elle entra en fureur, déclarant qu'elle ne recevrait jamais les soins d'un médecin tant qu'il ne serait pas permis aux femmes de prendre le diplôme de docteur. Cette malheureuse est allée finir ses jours dans une maison de santé. [...]
Au milieu de la fermentation générale qui agitait toutes les têtes, on voyait peu de cerveaux qui ne fussent plus ou moins atteints par l'émotion vertigineuse qui courait dans l'air. Il y avait, si je puis m'exprimer ainsi, des millions de demi-fous et de quarts de fou. Il est peu d'hommes qui aient eu le don de s'élever au-dessus de cette mêlée bruyante et confuse des opinions excentriques et des théories bizarres, dans la région sereine des idées lucides et des saines conceptions. [...]
Les faits consignés dans ce mémoire doivent conduire à des conclusions pratiques d'une haute importance. Je vais les formuler brièvement.
1° Les idées d'indépendance exagérée, de liberté sans frein, les attaques immodérées contre les grands principes sociaux, tout ce qui peut, en un mot, ébranler dans l'esprit du peuple la confiance dans les institutions, doit être proscrit par les gouvernements, avec la plus grande sévérité, de toutes les publications qui peuvent tomber au milieu des masses populaires. En effet, le tableau des malheurs que les idées subversives ont provoqués, après 1848, n'est-il pas un véritable martyrologue du peuple ? Ces idées sont, pour l'état mental des populations, comme des miasmes dangereux qui y développent des épidémies morales plus redoutables que le typhus ou le choléra. S'il est du devoir des gouvernements de garantir les populations des émanations méphitiques qui engendrent les maladies, à plus forte raison doivent-ils les préserver des théories malsaines, des idées corruptrices qui font éclater des épidémies mentales aussi terribles que celle de Février 1848.
2° Quand une tempête sociale est venue jeter un trouble profond dans les esprits, ébranler les consciences les mieux affermies, il faut que les hommes dont l'habileté et le courage ont ramené dans le port le vaisseau de l'État qui sombrait au milieu des récifs, soient pleins d'indulgence pour les ignorants qui ont eu un moment d'absence au milieu des éléments révolutionnaires déchaînés par la tempête. Toute la rigueur des lois doit être réservée pour les ambitieux agitateurs qui, au milieu de la tourmente, jouent, vis-à-vis des cultivateurs et des ouvriers non expérimentés, le rôle du Bertrand de la fable à l'égard du pauvre Raton.
On ne doit laisser circuler au sein des masses populaires que des idées saines et justes. Il faut en proscrire toutes les impuretés morales, comme on purifie, par les règles de la salubrité, l'air destiné à la respiration. Malheur aux sociétés qui laissent répandre librement des doctrines pernicieuses, car il y a toujours des mauvaises natures qui les accueillent avidement, comme il y a des tempéraments si malheureusement organisés, qu'ils reçoivent et font éclore le germe de toutes les épidémies.
J'aurais pu livrer plus tôt à la publicité les observations contenues dans ce mémoire ; mais j'ai voulu laisser aux passions soulevées par la révolution de Février le temps de s'apaiser. Ce n'est pas au lendemain d'une grande bataille dont il a été témoin, et le cœur encore plein des émotions qu'il a ressenties, que l'historien peut en raconter les détails les plus navrants avec le calme et l'impartialité que réclame un pareil sujet. »
Docteur Bergeret (médecin en chef de l’hôpital d’Arbois), "Cas nombreux d'aliénation mentale d’une forme particulière ayant pour cause la perturbation politique et sociale de février 1848", Annales d’hygiène et de médecine légale, 2e série, t. XX, 1863.
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