jeudi 18 février 2010

"... l'art est immortel en Italie..." (Mazzini, 1834)


◄ Rossini soutenant l'opéra italien, par Delacroix (1821). Bnf.


« … l'art est immortel en Italie ; seulement la tyrannie lui a arraché plume et pinceau ; et lui, après avoir lutté en brave, après avoir survécu à bien des revers, après avoir fait des efforts de géant avec Bernini et Marini, pour échapper au cercle qu'on traçait autour de lui, à la formule qui le subjuguait, quand tout langage lui fut interdit, chercha un refuge clans la musique. C'est là qu'est son règne aujourd'hui ; c'est là dans cette langue universelle, qui ne relève que du Ciel, qu'il formule sa puissance et ses vœux.

C'est Rossini, Rossini géant d'un monde qui s'éteint, personnification musicale de l'époque individuelle, comme Byron en a été l'expression littéraire, comme Napoléon en a été l'expression politique : Rossini, réaction sublime de la personnalité humaine luttant sous l'étreinte sociale qui définit et individualise les passions, caractérise chacune de ses phrases , et sculpte en bas-relief ses motivi; Rossini, protestation énergique de la vie italienne comprimée, qui s'échappe en élans litaniques, qui monte au ciel en gerbes de feu par des gammes ascendantes, rapides et audacieuses comme une pensée de révolte, retombe soudain, et d'un seul bond, comme frappé de la foudre, sous le poids d'une inépuisable fatalité, pleure, crie et gémit comme une âme emprisonnée qui cherche sa délivrance, puis, tout-à-coup, s'agenouille et prie dans une sainte et douce ferveur, par des tierces longtemps soutenues, dérobées aux cantiques des anges flottant ainsi dans des variations de son thème éternel : joie et douleur, chute et espérance.

C'est Bellini, Lamartine de la musique, qui, dans sa poésie profondément mélancolique, erre sans cesse autour de trois ou quatre idées, souvenir, désir, espoir vague et incomplet : Bellini, qui ne vous dit son secret qu'à demi, et n'a jamais trahi sa pensée intime, la pensée nationale, si ce n'est peut-être une seule fois dans un chœur de la Norma. C'est Meyerbeer, —car Meyerbeer est Italien — traduisant en notes la lutte et l'émancipation. C'est Donizetti, qui un jour nous explique Byron dans sa Parisina, un jour dans L’Elixir d'amour verse à pleines mains sur nos tètes les roses de la volupté, parce qu'il paraît avoir désespéré de trouver l'accord national, l'accord puissant, qui mette la foi dans nos cœurs, et une épée dans nos mains ; plus tard il se ravise, médite une musique sociale, nous donne la partition de Marina Faliero, et, par la bouche d'Israël Bertucci, personnification de la pensée populaire, lance un terrible défi aux oppresseurs, et une prophétie de délivrance aux opprimés. — Là est l'art ; là il s'épanche encore, et enivre d'enthousiasme la foule avide qui se sent devinée. Ou bien, fatigué d'attendre, l'art s'élève tout à coup, sublime, et, devançant l'heure, se révèle par l'action : il se trouve une expression qui n'a pas de traduction sur la toile, ni dans les pages de l'écrivain ; il sillonne d'un éclair de feu qui nous couvre, s'incarne en un être, et jette aux générations qui rampent à ses pieds une promesse d'avenir.

Alors, l'art c'est une femme que je connais prosternée devant des tombeaux à Santa-Croce, oubliant les temps et les lieux, élevant sa voix dans le temple qui contient nos gloires, et protestant au nom du passé contre l'abjection présente. — L'art, c'est une jeune victime plongée dans quelque cachot, d'où elle ne sortira que pour mourir, conservant sa sérénité d'apôtre, son sourire de croyant. L'art, l'art sacré, l'art de Dieu, c'est toi, ô mon Jacopo, mon frère, noble suicide, qui as soustrait ton âme vierge à la tyrannie, et n'as pas voulu qu'elle fût souillée du spectacle de la lâcheté de ceux qui avaient fait serment de mourir purs avec toi ! Car l'art, c'est la foi, c'est le sacrifice, c'est la vertu ; et partout où vous trouvez à vous prosterner devant de pareilles images, ne dites pas que l'art est mort ; ne blasphémez pas l'avenir, priez, et attendez : les jours viendront. »

Joseph Mazzini, "de l'art en Italie", Revue républicaine, vol. 5, 1834.

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