« Le porteur d'eau est presque toujours un enfant de l'Auvergne, ce pays si pittoresque, mais qui présente bien moins d'intérêt à l'observateur par la beauté de son climat, les accidents de ses montagnes, la fécondité proverbiale de son sol, que par les mœurs de ses habitants et son organisation intérieure. Dans cette contrée, que la nature a si richement partagée, vit un peuple original, s'il en existe encore, primitif, quoique spéculateur et rusé. Toujours le même, bien que, par un mouvement continuel de va-et-vient, il se répande sur toute la surface de la France, c'est une monnaie si bien frappée, que la circulation ne peut mordre à son empreinte. Là, les traditions de la famille, le foyer paternel, le pays, sont encore comptés pour quelque chose. Nul ne s'y dérobe à la destination de sa nature; chacun accepte une profession comme un héritage paternel, ou comme la loi de sa constitution physique, et se soumet docilement, si Dieu, qui a dit à la mer obéissante : Tu n'iras pas plus loin ! écrit sur ses épaules herculéennes : Tu seras porteur d'eau.
Les porteurs d'eau forment à Paris une espèce de république qui a établi son domaine dans la rue. Elle a ses lois, son aristocratie, sa hiérarchie même, tout cela calculé d'après les mœurs de celle race laborieuse et patiente. A l'âge marqué, c'est-à-dire dès qu'il a échappé aux chances de la conscription, l'Auvergnat s'achemine gravement et sans inquiétude vers la capitale ; il y a sa place préparée de longue main, auprès d'un parent ou à un ami de quelque parent, car rien n'échappe à cet esprit de prévision. Nouveau débarqué dans ce monde qu'il ne connaît pas, il ne sait rien, il n'a rien; il se met au service d'un autre, il fait un pénible noviciat. Peu à peu il établit ses rapports, prépare sa clientèle, démêle le labyrinthe des rues, réalise quelques économies, et alors il commence à travailler pour son compte. D'abord modeste possesseur de deux seaux en fer-blanc, qu'il place pour plus de commodité aux deux points opposés de la circonférence d'un cercle ou d'un carré long, il vient cent fois par jour à la fontaine publique où il a établi son quartier général, et part de là en décrivant tous les rayons possibles, pour aller ravitailler avec une scrupuleuse exactitude les fontaines privées du sixième étage comme celles du premier ; dans l'hôtel somptueux du pair de France aussi bien que dans l'humble mansarde du pauvre ouvrier. Il sait le matin combien de fois dans la journée ses seaux devront être remplis et vidés, combien il aura d'étages, de marches à monter et à descendre, et il combine ses heures, ses voyages, de manière à ce que toutes ses pratiques soient satisfaites. Vous ne seriez pas capable de dire aussi exactement que lui à quel moment il vous faudra de l'eau et de quelle quantité vous aurez besoin : c'est un détail dont il est tout à fait inutile que vous vous occupiez, et dont il fait son affaire avec une intelligence vraiment remarquable. Il connaît vos jours, et vient de lui-même sans qu'il soit nécessaire que vous l'appeliez : il va tout droit à votre cuisine, y entre comme dans son domaine, place et déplace à sa guise le meuble dont il s'est adjugé la surveillance spéciale, et sur lequel il n'a aucun compte à vous rendre tant qu'il ne désemplit pas. Et vous le laissez faire comme il l'entend, vous le laissez sans défiance aller et venir quand cela lui plaît ; car sa probité, sa discrétion vous sont connues : il n'y a pas d'exemple qu'un porteur d'eau ait été cité devant les tribunaux pour avoir abusé de la confiance que vous lui accordez.
Si vous ne le payez pas à chaque voyage, son livre de comptes est tout simplement le coin de mur avoisinant votre fontaine, sur lequel il trace avec un charbon, en guise de plume, autant de raies qu'il vous a fourni de voies d'eau.
Aussitôt que de nouvelles économies lui permettent de donner à son petit négoce un peu plus d'étendue, il se procure un tonneau monté sur deux roues, que moyennant une légère rétribution, il fait remplira des fontaines placées pour cet usage dans les différents quartiers de Paris. Ce tonneau, qu'il traîne à bras d'une manière fort pénible, surtout dans les rues montantes, est pourtant une grande amélioration pour lui : il trouve à s'en servir une économie considérable de temps, et n'ayant plus à faire un voyage par chaque voie qu'il fournit, il peut arriver à doubler, à tripler même le nombre de ses clients.
Enfin, à force de multiplier ses relations el d'arrondir la masse de ses profils, il atteint le sommet de l'échelle, c'est-à-dire qu'il achète un cheval, puis un second, puis un troisième, qu'il attelle à autant de tonneaux : alors il est maître, il prend à son service une quantité de subordonnés proportionnée à l'importance de son commerce : c'est tout à fait un personnage. La hiérarchie des porteurs d'eau a donc ses quatre degrés bien distincts. »
Joseph Maineur, « Le porteur d’eau », in Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, vol. 4, Paris, L. Curmer, 1841.
ça fait peur!!! l'Auvergnat serait :
RépondreSupprimer"primitif, quoique spéculateur et rusé".
Je m'insurge, si on compte nos sous c'est qu'on en a pas de beaucoup!!!par contre on est honnête c'est déjà ça!
cordialement
paco