Sydney Strickland Tully, "Au métier à tisser. Intérieur franco-canadien", huile sur toile, 1899. Collection d'œuvres d'art du gouvernement de l'Ontario. |
« N'est-il pas de toute justice, de toute moralité, citoyens, que l'on ne puisse obtenir d'un ouvrier son labeur quotidien qu'en échange d'un salaire au moins suffisant à le faire vivre ? Eh ! quoi, on punit l'usurier qui, profitant des embarras d'un homme, lui prête son argent au-dessus de 5 %, et on ne punirait pas celui qui, bien plus coupable, profitant de la misère d'un ouvrier, de ce qu'il a faim, le ferait travailler pour un salaire moindre que celui nécessaire à le sustenter pendant ce travail ? Cela ne doit pas être. […]
Remarquez bien, citoyens, qu'il ne s'agit pas de réglementer les salaires par une loi ; loin de moi cette pensée ; les salaires doivent varier avec la capacité et l'intelligence des hommes, suivant les lieux et lés circonstances ; il ne s'agit que de fixer un minimum, parce qu'au-delà c'est l'abus de la liberté, et qu'il faut défendre l'ouvrier contre cet abus, le manufacturier lui-même contre les velléités qu'il pourrait avoir d'en user dans des moments difficiles.
Pour prouver qu'il y a nécessité absolue de réglementer le salaire minimum des travailleurs, examinons quels ont été les déplorables effets du système contraire. Il y a vingt ans, Rouen était le centre d'une vaste et productive industrie, dont les bienfaits s'étendaient dans un rayon de quatre-vingts à cent kilomètres ; sur toute cette étendue, pas une maison de paysan, pas une chaumière qui ne soit meublée d'un métier à tisser, au moyen duquel l'habitant de nos campagnes gagnait un salaire assez élevé, ce qui avait porté partout l'aisance et la prospérité. Depuis vingt ans, le tissage mécanique est connu et pratiqué à Rouen ; presque tous les articles en blancs se tissent par ce procédé, de là un grand nombre de bras inoccupés, chômage dont MM. les fabricants ont profité pour diminuer immodérément le salaire ; aussi les choses sont bien changées, l'aisance a fait place à la gêne et à la misère !
Aujourd'hui, un malheureux tisserand doit faire une pièce de rouennerie (110, 120 et quelquefois 140 mètres) pour le prix de 20 à 30 fr., suivant la difficulté du dessin et le nombre de navettes, prix duquel il faut déduire 6 fr. pour la trameuse, 2 fr. pour rentrer, parer et sécher, et il ne peut faire ce travail en moins de vingt-cinq à vingt-huit jours, chacun de quatorze à quinze heures. Ainsi, pour un travail aussi prolongé, aussi pénible, il gagne 60 à 65 c. par jour, heureux quand par des amendes, des retenues pour défaut, on ne lui diminue rien encore. Il a d'ailleurs son métier à fournir et à entretenir. S'il en est quelques-uns qui gagnent davantage, ce sont des ouvriers de choix ; mais il en est aussi qui gagnent moins. Est-ce là une condition tolérable ?
Mais ce n'est pas tout, citoyens, examinons maintenant quelle est la position d'un très-grand nombre de femmes ouvrières. Dans des temps éloignés, on ne voudra pas croire qu'à la même époque où le luxe, les beaux-arts, les fortunes se sont si prodigieusement accrus ; à cette époque où des chanteurs, des danseuses, des feuilletonistes gagnaient 100,000 fr. par an, et quelquefois plus ; à cette époque que l'on dit si éminemment philanthropique , où des gens superficiels ne cessent d'écrire que nous sommes à la tête de la civilisation du monde, on ne voudra pas croire, dis-je, qu'à cette même époque, dans ce même pays, il y avait des milliers de femmes qui étaient obligées de travailler quinze, seize et dix-huit heures par jour, à des travaux fatigants, ruinant leur santé, pour gagner 30 à 40 c, à peine le prix d'un kilogramme de pain ; malheureuses ! mille fois malheureuses ! ! !
Je n'exagère pas, citoyens représentants ; je n'ai pas besoin d'exagérer; d'ailleurs, je vais citer des preuves : elles abondent. Une lingère, qui travaille pour l'expédition, reçoit 30 centimes pour faire une chemise, quelquefois même 25 centimes, sur quoi elle fournit son fil, ses aiguilles, sa lumière. Les plus habiles, en se levant à cinq heures du matin et travaillant jusqu'à onze heures du soir, parviennent à peine à faire deux chemises, c'est 40 à 45 centimes, déduction faite de toute fourniture, pour dix-sept à dix-huit heures de travail ! Les trameuses, les bobineuses, qui, en général, travaillent aux pièces, ont bien du mal à gagner 50 à 60 centimes dans une journée de seize à dix-sept heures de travail effectif. Les ouvrières en bretelles ne gagnent que 40 à 50 centimes par jour de la même durée, et bien souvent moins. Combien d'autres femmes, brodeuses, plieuses, etc. , sont dans les mêmes conditions ! Ordonnez une enquête sur ces faits, citoyens, et la vérité vous apparaîtra dans toute sa laideur.
Et puis, y aura-t-il lieu de s'étonner maintenant de la démoralisation de beaucoup de ces malheureuses ? sera-t-il bien extraordinaire qu'un si grand nombre, spéculant sur leur jeunesse et leur beauté, s'abandonnent à la prostitution ? Loin de là, on est forcé d'admirer la toute-puissance de la vertu et de la pudeur chez les femmes; on est forcé de reconnaître qu'il faut une grande force morale pour endurer tant de privations, tant de misères, sans s'y soustraire à tout prix. On est contraint de s'incliner devant la résignation de ces pauvres victimes de l'égoïsme de notre siècle, si vanté, et qui mérite si peu de l'être!
Je sais bien que toutes les femmes ouvrières ne sont pas réduites à cette extrémité, qu'il en est qui gagnent 1 fr., 1 fr. 50 c. et même 2 fr. par jour ; mais il en est néanmoins beaucoup trop dans la cruelle position que je viens de signaler. Ce sont là des résultats de la liberté sans contrôle qu'on nous prône tant : ils sont assez' beaux pour s'en vanter !
A ce sombre tableau, on opposera sans doute les soi-disant conquêtes de l'industrie, des chemises à 2 fr., des rouenneries à 60 c. le mètre, des indiennes à 40 c., des bretelles à 10 c. la paire ! Oh! tout cela est magnifique sans doute, mais ne nous laissons pas tromper aux apparences, allons au fond des choses, qu'y trouverons-nous ? des objets à bon marché, c'est vrai, mais de mauvaise qualité, de mauvais teint, etc. ; puis les malheureux qui ont produit ces objets, affamés, réduits au désespoir!
On va me dire que l'exportation est impossible, si l'on ne peut continuer à faire travailler aux mêmes conditions que par le passé ; j'aime mieux, je l'avoue, la question posée en ces termes ; au moins ils sont nets, et les voici : continuera-t-on à permettre à cinq ou six cents citoyens d'en réduire des centaines de mille à la plus affreuse misère, pour qu'ils aient l'avantage de faire fortune ? L'assemblée nationale répondra.
On objectera encore, que si l'exportation de certains produits venait à cesser, les ouvriers seraient encore bien plus malheureux ; car ils n'auraient alors rien à faire du tout ; mais l'objection n'est pas sérieuse, il est facile d'y répondre. D'abord, rien n'est moins prouvé que cette prétendue impossibilité où l'on serait d'exporter, si certains salaires augmentaient ; j'ai la ferme conviction qu'il en résulterait tout simplement de moins grands bénéfices pour tous les agents principaux et intermédiaires de cette exportation, et voilà tout; l'exportation en elle-même continuerait. Mais à la dernière extrémité, devrait-il en résulter le chômage forcé d'un certain nombre d'ouvriers, cela n'est pas inquiétant ; en quelques années, ces ouvriers se déclasseraient, se livreraient à d'autres travaux; sans doute, pendant quelque temps, il faudrait venir à leur secours, mieux vaut cela qu'y venir à perpétuité; au moins, la source de ces misères serait tarie, l'avenir serait plus riant. […]
L'exécution du décret* que je sollicite offrirait-elle de grandes difficultés ? Pour toute réponse indiquons les moyens d'exécution. Dans chaque grand centre d’industrie, et dans chaque chef-lieu d'arrondissement, il serait formé une commission dite des salaires, qui aurait pour mission de déterminer, au commencement de chaque année, la valeur minima de la journée de travail, pour les hommes, les femmes et les enfants, conformément aux bases posées par le décret. Cette commission aurait encore pour mission de recevoir les plaintes des travailleurs qui se croiraient lésés dans les droits qu'ils tiendraient de la loi, et d'en poursuivre le redressement, soit par voie d'invitation, soit par un jugement qu'elle rendrait : ces jugements étant sans frais.[…]
Telles sont, citoyens représentants, les propositions que j'ai l'honneur de soumettre à vos méditation, vous-priant de me croire votre dévoué,
BRESSON F., ingénieur civil à Rouen, inspecteur du travail des enfants dans les manufactures.
Rouen, le 25 juillet 1848. »
Bresson, F.. Pétition à l'Assemblée nationale sur la nécessité de fixer par un décret un minimum de salaire pour tous les travailleurs, par M. Bresson, Rouen, Imp. Rivoire, 1848.
* "Voici comment on pourrait rédiger le décret : quiconque occupera des ouvriers, soit à la journée, soit à façon, ne pourra leur payer un salaire moindre, pour un travail quotidien de douze heures, que le double de la valeur de soixante-quinze décagrammes de pain, vingt-cinq décagrammes de bœuf et un litre de la boisson ordinaire des ouvriers du pays.
Pour les femmes, le salaire minimum sera les trois quarts de celui fixé ci-dessus;
Pour les enfants , la moitié.
Si le maître nourrit l'ouvrier ou l'ouvrière, il ne sera tenu, comme salaire minimum, qu'à la moitié de ce qui est indiqué précédemment.
Toute contravention sera punie d'une amende de 25 à 200 fr., dont moitié au bénéfice des ouvriers lésés et l'autre moitié au bénéfice de l'État.
En cas de récidive dans les cinq ans, l'amende sera de 200 à 500 fr., elle serait de 1,000 fr. pour une deuxième récidive.
Toute personne peut dénoncer ces contraventions et en demander la répression."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire