Edouard Manet, Le déjeuner sur l'herbe (1863). Paris, Musée d'Orsay.
« On était arrivé à Asnières. Évariste entra seul dans une hôtellerie et en sortit avec un panier couvert, empli de provisions.
— As-tu soigné le menu? dit Raoul.
— Allons !... ça pèse !... ajouta Pont-Louis-Philippe en tâtant le panier.
— Voyons... quoi qu'il y a de bon... là-dedans ?... s'écrièrent en chœur les trois femmes.
— Laissez-moi vous faire une surprise, répondit Évariste. On n'ouvrira le panier qu'au moment du festin.
On descendit au bord de l'eau où étaient amarrés des canots. On en choisit un et le batelier fouetta l'eau de ses rames en s'arc-boutant d'un pied contre une traverse de bois. La barque gagna le milieu de la rivière et remonta le courant.
— Vous nous assurez, disait Raoul au batelier, que l'île où vous nous menez est riante et bien ombragée ?
— C'est ce qu'il y a de mieux par ici. Du reste, il ne vient pas un amateur qui ne s'y arrête et ne s'en retourne satisfait.
— Très-bien... et vogue la galère !..,
— J'aime assez le doux balancement de la barque, faisait Gabrielle. — Cela a quelque cbose de voluptueux,., n'est-ce pas, mon chat?
— Ne t'abandonne pas trop à cette volupté... ma minette... moi, je commence à avoir le mal de mer.
— C'est égal... ajoutait Pont-Louis-Philippe, le paysage est bête par ici... Cela ne vaut pas les bords du Rhin.
— Oh !... le Rhin !... s'écria Louise en mêlant à son exclamation des mots allemands.
Jeanne ruminait un air de son répertoire. Elle finit par trouver que le canot marchait sur une mesure à six-huit, et elle chanta une barcarole qui fit les délices de tous. Chacun allait de bon cœur au refrain. […]
— Nous voici, s'écria [Raoul], dans l'oasis rêvée par l'ami Évariste... Chapeau bas, messieurs ! et vous, mesdames, recueillez-vous...
— Plus tard, fit Pont-Louis-Philippe... Ouvrons le panier.
— Pas ici sur le sable, répondit Évariste. Pénétrons dans le bois, cherchons un bouquet d'arbres touffus, une nappe de gazon largement développée. Et Raoul :
— "Le déjeuner sur l'herbe!... " où ai-je vu cela ?... Ah !... j'y suis... à l'Exposition de M. Manet...Tiens, c'est "très-chic !" Il paraît que, quand on déjeune sur l'herbe, les femmes déjeunent sans chemise... Mesdames... tâchez d'y mettre de la décence.
On était entré dans l'île. A peine Évariste et ses amis eurent-ils fait quelques pas qu'ils se trouvèrent en face d'une famille de marchands du Marais qui, elle aussi, se payait un déjeuner sur l'herbe. Ils passèrent, se disant avec un certain dépit que ce voisinage serait incommode si l'île n'était pas grande. Un peu plus loin, ils virent encore de nouveaux groupes et, encore une fois, ils passèrent en maugréant et en poussant en avant. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au milieu de l'île.
Oh ! malechance ! là, une compagnie d'ouvriers, remuant de grosses pierres, battant du mortier, faisant bouillir du bitume, était en train de bâtir des maisons neuves, plantées sur une route tracée selon les lois de l'alignement et aboutissant à deux ponts à moitié construits qui la reliaient à la terre ferme.
— Allons, bon !... s'écria Raoul, voilà notre oasis qui "s'haussmannise !" Passons encore... peut-être que plus loin...
Ils apprirent que plus loin l'île était tout à fait pleine. De ce côté se trouvaient les cabanes et les guinguettes des ouvriers : tout cela était, pour le moment, transformé en établissements, bals, cafés, boutiques de foire, pour recevoir la foule qui, durant quelques jours encore, viendrait à Asnières et à Saint-Ouen célébrer la Pentecôte.
Évariste crut à une mystification et voulut voir la chose de ses propres yeux. Il confia aux ouvriers le panier qui lui pesait au bras et alla en reconnaissance, suivi de sa petite troupe.
On ne l'avait pas trompé ; l'île était envahie de ce côté. Il y avait foule partout : les cafés en plein vent n'avaient ni assez de tables ni assez de chaises ; on se faisait livrer à grand-peine des verres et des bouteilles pour aller boire aux alentours, sur l'herbe, par terre ; les salles de bal, salles dessinées par des clôtures à hauteur d'appui et des mâts aux flammes de couleur, étaient trop étroites et des quadrilles s'organisaient tout autour. Il y avait un peu de tout dans ce tas de monde : le bourgeois et l'artiste, la mercière et la cocotte se coudoyaient sans y prendre garde. Des petits chanteurs napolitains étaient venus échouer là, armés de harpes deux fois grosses comme eux, pour apprendre aux échos de la Seine à faire rimer Garibaldi avec macaroni et liberta avec la poulenta !
Il fut décidé qu'on irait déjeuner de l'autre côté.
— A la guerre comme à la guerre... disait Évariste ; c'est une partie manquée. Une autre fois...
Et Raoul en l'interrompant :
— Une autre fois, avant de nous mettre en route, nous irons demander à M. Manet où gît cette île enchantée, dans laquelle on peut déjeuner sur l'herbe sans... se gêner. »
— Une autre fois, avant de nous mettre en route, nous irons demander à M. Manet où gît cette île enchantée, dans laquelle on peut déjeuner sur l'herbe sans... se gêner. »
Marius Roux, Évariste Plauchu : mœurs vraies du Quartier-Latin, Paris, E. Dentu, 1869.
j'adore! c'est plein d'humour, et on retrouve l'ambiance des loisirs de plein air de l'époque, canotage, déjeuner sur l'herbe, guinguettes.
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