Alexandre Dumas Père en 1855, par Nadar (1820-1910).
« La photographie est-elle un art, ou simplement une industrie toute matérielle, qui se borne à quelques préparations chimiques plus ou moins adroitement accomplies ?
La question est discutable sans doute ; aussi a-t-elle déjà donné lieu à d’assez vives controverses. Il va sans dire que les artistes en général ne veulent voir dans la photographie qu’un métier indigne d’eux, et que les photographes, au contraire, repoussant énergiquement l’humiliante qualification donnée à cette merveilleuse invention, y voient un art nouveau qu’ils placent presque au niveau des autres.
Comme il arrive toujours en pareil cas, il y a évidemment exagération des deux parts. Mais, à choisir entre les préventions des artistes et les prétentions des photographes, nous serions bien tentés, quant à nous, de prendre fait et cause pour ces derniers.
Non, sans doute, la photographie n’est pas un art comme les autres. L’invention lui manque : ce n’est pas un art créateur. On ne saurait y reconnaître l’œuvre directe et absolue de la main de l’homme, et celui-ci ne saurait, par conséquent y revendiquer une part de gloire égale à celle qui lui revient dans les arts graphiques proprement dits.
Mais ce n’est pas non plus, et encore bien moins, un métier ; car le succès ne dépend pas uniquement de la bonne exécution de quelques manipulations chimiques, et le résultat, pour être satisfaisant, exige de la part de l’opérateur un tact, un instinct du pittoresque, une délicatesse de goût, une intelligence de la nature, une appréciation des effets d’ombre et de lumière, qui, tous réunis chez une seule et même personne, constituent précisément ce qu’on appelle le sentiment de l’art. On peut être photographe de beaucoup de talent sans savoir dessiner ; mais on ne peut certainement pas le devenir si l’on n’est doué du sens artistique.
Il n’y a plus un mur, à Paris ou en province, qui ne soit encombré d’épreuves daguerriennes offertes à la curiosité des passants. Là est le métier. Après huit jours de leçons, tout homme un peu intelligent arrive à produire une image sur sa petite plaque ou sur son papier ciré ; innocente industrie qui rend le soleil complice, bon gré, mal gré, d’erreurs de goût dont j’aime à penser qu’il rougit sous ses rayons.
Mais combien sont-ils ceux qui, par les mêmes procédés chimiques, arrivent à reproduire la nature dans toute son harmonie, les monuments de l’art dans toute leur puissance et leur éclat ? Ceux-là on les compte ; il y a plus, on les reconnaît ; car chacun d’eux sait donner à ses productions un cachet personnel, résultat évident de la de la manière dont il comprend la nature. Ici, par contre, le métier disparaît et l’art commence.
Déjà la photographie a ses classiques et ses romantiques ; les premiers poursuivant la vérité dans le fini des détails et la netteté des lignes ; les autres, amoureux des nuages et des jeux de la lumière, et négligeant à dessein ce qu’ils appellent des minuties pour saisi la nature dans ses plus larges effets. Peu à peu les écoles se forment et se caractérisent ; ainsi, dès à présent, l’œil d’un amateur tant soit peu exercé reconnaîtra sans peine les photographies anglaises ou italiennes de celles qui se font en France. Tout cela, nous le demandons, n’est-il pas, dans une mesure quelconque, le fait d’un art proprement dit – art dépouillé, j’en conviens encore une fois, des facultés créatrices qui sont le plus bel attribut du génie de l’homme, mais amplement pour vu des facultés reproductives par lesquelles l’homme s’approprie à son gré tous les objets extérieurs – art secondaire, je le veux bien, mais qui pourtant mérite, dès aujourd’hui, de prendre sa place à la suite des autres ?
Réunions fréquentes, exposition permanente, lectures de mémoires, conférences familières, publication d’un bulletin mensuel, tels sont les moyens que la Société française de photographie a mis en œuvre, et ils ont bien réussi, si l’on en juge par les résultats déjà obtenus. Aujourd’hui la société compte dans son sein la presque totalité des photographes de quelque renom […]. La cotisation de ses membres forme la dotation principale de la société, qui s’enrichit en outre par les généreuses offrandes de la plupart de ses membres, lesquels veulent bien mettre habituellement à sa disposition un certain nombre d’épreuves de choix de leurs productions les plus remarquables. Chaque année, on en fait une vente. […]
Une […] chose nous a frappé dans la dernière vente de la Société française : c’est le discernement, le goût épuré dont a fait preuve le public acheteur. Ai-je besoin de dire que les grandes planches monumentales de MM. Baldus et Bisson ont été enlevées la plupart au double de leur valeur marchande ? Ces photographes éminents n’avaient envoyé là que leurs œuvres de choix. Près d’elles, les épreuves de M. de Noailles ne pâlissaient pourtant pas. Il est vrai que celui-ci avait eu pour coopérateur le soleil d’Afrique, à l’aide duquel il était allé reproduire les merveilleuses ruines romaines enfouies dans la régence de Tunis. […]
Le paysage était abondamment représenté à la vente. Français et étrangers, amateurs et photographes de profession, figuraient pêle-mêle dans la lice, et le public paraît avoir vivement goûté leurs œuvres. Entre celles qui ont obtenu le plus beaux succès aux enchères, il faut citer d’abord les vues de Suisse, de M. P. Périer, si fines, si bien éclairées, si harmonieuses, si spirituelles en un mot ; les bords de rivières si calmes et aux reflets si purs de M. Aguado ; les effets de mer si surprenants de M. Legray ; les admirables vues d’Ecosse de M. Fenton, le photographe anglais, avec lointains vaporeux et diaphanes dont lui seul a le secret ; les paysages si riants et si vrais de M. Pesme ; ceux de MM. Mailand, Fortier, Fierlants et Davanne ; et, par-dessus tout peut-être, les vues de Hollande de M. Jeanrenaud, qui semble s’être inspiré, non seulement de la nature qu’il avait à reproduire, mais aussi et en même temps du sentiment le plus exquis de cette grande école de paysagistes dont la Hollande fut le berceau.
Quant à la figure, tout le monde souriait à un ami ou saluait une connaissance en feuilletant les portraits si vivants, si animés de M. Nadar, le vrai Nadar, le Nadar dont la signature bien connue couvre à elle seule un arpent de muraille place du Havre. A quoi bon cependant tant de réclames, quand on a pour enseigne et pour répondants tous ces visages épanouis où la nature est si bien prise sur le fait ? Regarde, bon public, reconnais tes amis : voici Janin avec sa bonne et spirituelle humeur ; voici Dumas qui te sourit d’un air un peu moqueur en t’annonçant son prochain départ pour un nouveau voyage de découvertes ; et celui, avec sa bonhomie pleine de finesse où le génie cherche en vain à se dissimuler, n’as-tu pas reconnu Rossini ? Mais au milieu du joyeux cénacle, quelle est cette figure austère dont les traits âprement ciselés semblent plutôt une face moulée en plâtre qu’une image empruntée aux rayons du jour ? Taisons son nom. Ici le succès a fait défaut. M Nadar a la main trop légère pour de pareils sujets. Qu’il laisse à son heureux émule M. G. Legray le soin de reproduire les grandes figures de la politique et les mâles visages de nos soldats ! »
Ferdinand de Lasteyrie, « La société française de photographie »,
Le Siècle, vendredi 25 juin 1858.
Le Siècle, vendredi 25 juin 1858.
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