"Le bourgeois campagnard", dessin d'H. Daumier (Les Français peints par eux-mêmes, vol. 3, 1846).
« LE BOURGEOIS CAMPAGNARD. On s’imagine en général que le bourgeois de Paris est citadin, qu’il a l’amour de sa ville, qu’il se réjouit quand on en balaie la poussière ou la boue, ou qu’on élargit les rues de manière à ce qu’il ne respire pas absolument un air d’égout ; on croit qu’il s’éprend des trottoirs d’asphalte, des candélabres gazifères, du dallage des quais, des arbres qu’on y plante et qui ne poussent pas, de la splendeur des monuments, de toutes les améliorations enfin votées par le conseil municipal ; on se trompe, le bourgeois de Paris n’accepte tout cela que comme un adoucissement à la funeste nécessité d’habiter la capitale. En effet, de tous les Français, le bourgeois de Paris est le plus champêtre, il l’est jusqu’au fanatisme. Boutiquier ou commis, enchaîné derrière un comptoir ou en face d’un bureau, la campagne est le rêve de toutes ses heures. Sur cent souscripteurs à La Maison rustique ou au Dictionnaire d’agriculture, il y en a quatre-vingt-quinze qui appartiennent aux patentés de la rue Saint-Denis ou aux appointés des grandes ruches ministérielles. […]
Un des symptômes les plus véhéments de cette monomanie, c’est la fureur avec laquelle, le dimanche venu, nos citadins se précipitent hors de la cité par toutes les barrières de Paris. Quand on pense à quels travaux d’Hercule se livrent ces bons bourgeois pour toucher du bout du pied le bord de cette belle robe verte qui revêt leur terre promise, on se sent pris à la fois d’admiration et de pitié […] En vérité, […] on ne calcule pas ce qu’ils bravent de soleil, ce qu’ils absorbent de poussière, ce qu’ils subissent de cahots, d’averses, de railleries, de soif, de faim, avant d’aborder un bouquet de bois, quelquefois un arbre, et s’asseoir sur une vieille herbe grise qu’ils appellent gazon fleuri, et y manger un pâté détestablement échauffé par le voyage et y boire un vin tourné depuis qu’il est sorti de la cave du marchand ; et cela pour un peu d’espace, un peu d’air, pour sentir sous leurs pieds autre chose que du pavé, pour voir devant eux autre chose que des murs blancs, pour se coucher sous un semblant d’ombrage. Aussi, je le répète, si l’on supputait comme on le doit tous ces héroïques efforts, on partagerait notre respect pour ce rêve du bourgeois parisien.
Mais le temps est bien loin encore du jour où il pourra le réaliser, et en attendant, il s’en berce, il s’en nourrit, il lui emprunte le courage nécessaire à supporter la dure épreuve de la vie citadine. Après l’espérance d’un meilleur monde, la campagne est le premier soutien de la foi et de la résignation religieuse du bourgeois de Paris. Il ne mange pas un ragoût dont le beurre agace trop sa gorge, il ne boit pas une tasse de ce lait parisien qui a le don d’être à la fois plus insipide que l’eau et plus indigeste que les haricots, sans rêver à la crème et au beurre frais qu’il récoltera lui-même de sa belle vache future. Que lui importe cette salade flétrie comme la robe d’une danseuse des funambules, ces petits pois belliqueux et durs comme le plomb qui charge le mousquet de nos héros ; ne viendra-t-il pas un jour où il ira cueillir lui-même sa tendre laitue et ses légumes croquants une heure avant de se mettre à table ?
Ne croyez pas cependant que cette espérance soit aussi inconsidérée, aussi légère que toutes celles qui abusent la faible humanité. Bien des fois il a fait dans ses longues soirées d’hiver, en grelottant auprès de son feu, le budget de cette vie de félicité vers laquelle il marche d’un pas si lent. Et d’abord, il y a à la campagne mille choses qui ne coûtent rien : les œufs que de bonnes poules pondent par douzaines, les poulets qui se nourrissent de rien en picorant dans le fumier de la basse-cour, les canards qui barbotent dans la mare et qui dévorent les épluchures de la cuisine, et les lapins donc, les vieilles feuilles de choux et d’herbes qu’on fait dans les champs ne suffisent-elles pas à les engraisser ! Il est inutile de parler des fruits, des légumes qui seront de la plus exquise qualité, car le bourgeois de Paris a sur ce sujet les plus excellentes théories de culture qu’il mettre rigoureusement en pratique. Ce côté même de son avenir le charme ; il éclairera l’ignorance des paysans que l’incurie du gouvernement abandonne dans l’ornière des vieilles routines ; ces bons villageois viendront le consulter, et il leur donnera paternellement ses lumières et conseils, et quand il passera dans les rues, ces simples et naïfs enfants de la nature le salueront avec respect et reconnaissance. […] Quelle vie de cocagne il va enfin mener, il la voit, il l’admire, il la tient. […]
Ne riez pas de pitié, ne haussez point les épaules en signe de mépris, tout ce que je vous dis là est vrai. Je l’ai vu et entendu mille fois, et si vous saviez combien de longues et solitaires soirées cette espérance a fait supporter au pauvre bourgeois parisien, combien de privations et combien de labeurs cela lui a donné le courage de subir, vous ne lui feriez pas une observation. »
Frédéric Soulié, Les Français peints par eux-mêmes, vol. 3, Paris, Furne & Cie, 1846.
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