Antoine Wiertz, L'inhumation précipitée, huile sur toile, 1854,
Musée Wiertz, Bruxelles.
« Certaines maladies peuvent donner lieu à un état […] dans lequel le sentiment et le mouvement étant suspendus, on pourrait croire à la mort ; cet état est connu sous le nom de mort apparente : il peut être causé par l'apoplexie, par l'ivresse, par l'extase, par l'épilepsie, la catalepsie, l'hystérie, la syncope, l'asphyxie, la congélation, le tétanos, et certaines blessures graves. L'importance de distinguer cette apparence de mort de la réalité, est suffisamment prouvée par des exemples assez nombreux de prétendus morts ensevelis et enterrés avant leur véritable décès. Pour éviter le danger des inhumations prématurées, il est nécessaire de bien connaître les signes de la mort réelle. Les caractères à l'aide desquels on a dit pouvoir s'assurer du décès sont nombreux; ils sont loin d'offrir tous la même certitude. […]
... il ne nous paraît pas inutile d'indiquer comment on doit se conduire auprès d'une personne qu'on suppose morte, et d'insister sur les précautions à prendre au moment où on croit qu'elle vient d'expirer, pour faciliter le retour à la vie si elle n'était qu'évanouie. Lorsqu'un malade vient en apparence de rendre le dernier soupir, l'usage, dans beaucoup de familles, est de lui fermer les yeux et la bouche, de lui resserrer les narines, de lui rapprocher les membres du tronc, souvent de lui couvrir la figure d'un drap, puis de le retirer de son lit pour le déposer à terre sur une planche ou sur de la paille. Ces usages, transmis par la tradition, qui existent dans beaucoup de provinces, ne sauraient être trop blâmés ; dans le cas où le malade ne serait qu'évanoui, ils ont pour résultat certain d'accélérer la mort. Lorsqu'à l'absence de la respiration, de la circulation et du mouvement, on peut croire qu'un malade vient d'expirer, il faut chercher à le ranimer en lui faisant respirer du vinaigre, de l'eau de Cologne ou de mélisse, en frottant ses tempes et ses mains avec les mêmes eaux aromatiques, en cherchant à lui faire avaler quelques gouttes d'une liqueur excitante, en lui appliquant des sinapismes. En même temps il faut avoir recours aux stimulants moraux en appelant le malade par son nom, en lui faisant entendre le nom ou mieux la voix d'une personne chérie, en nommant des choses qu'on sait lui être agréables. […] Enfin, le devoir des personnes présentes à la mort d'un de leurs semblables, est de veiller à l'exécution stricte des règlements relatifs à la constatation des décès […].
On a vu quelles difficultés on peut éprouver à prononcer positivement sur l'état de mort d'un individu privé de connaissance : en face de ces difficultés, l'autorité a un grand devoir à remplir, c'est celui de veiller à la constatation des décès, et d'empêcher que, sans preuves suffisantes, on ne puisse inhumer des individus qui auraient pu être rappelés à la vie. Dans ce but, chaque nation civilisée a établi des précautions législatives qui, différentes en quelques points, se rapprochent néanmoins en ce sens qu'elles exigent toutes un intervalle de temps assez long entre le moment du décès et celui de l'inhumation. En France, d'après l'article 77 du Code Civil, l'inhumation ne peut avoir lieu que vingt-quatre heures après le décès ; les législateurs ont pensé que ce terme était suffisant pour qu'où fût certain de la mort, si, après son expiration, aucun phénomène de vitalité ne s'était manifesté. Néanmoins, comme l'article précité du code dit seulement qu'on ne pourra pas enterrer avant vingt quatre heures, il résulte de cette disposition des mesures administratives un peu différentes dans quelques villes de la France. A Paris, on inhume vingt-quatre heures après la déclaration du décès. A Strasbourg, quatre médecins nommés par le maire vérifient le décès et fixent l'époque de l'inhumation. A Tours, l'enterrement ne peut avoir lieu que vingt-quatre heures après la vérification légale du décès. En Saxe, en Prusse, l'inhumation n'a lieu que soixante-douze heures ; à Vienne, et à Salzbourg que quarante-huit heures après le décès. Ces derniers termes nous paraissent un peu prolongés, et généralement celui de vingt-quatre heures est bien suffisant; mais n'arrive-t-il pas souvent que cette disposition de la loi est éludée ? Pour se débarrasser plus vite du corps, ne sait-on pas que des familles indifférentes font quelquefois une fausse déclaration en avançant l'heure du décès, et c'est ainsi que des individus peuvent être inhumés quinze ou dix-huit heures après leur mort. On s'opposerait facilement à cette fraude, en ne faisant courir les vingt-quatre heures qu'à partir du moment de la déclaration. D'un autre côté, dans les temps d'épidémie, lorsqu'il existe une grande mortalité et qu'on craint l'infection causée par le grand nombre des cadavres, on s'empresse de les porter à leur dernière demeure, souvent sans observer les précautions usitées en temps ordinaires pour s'assurer de la réalité de la mort.
Le délai exigé entre le moment de la mort et la cérémonie funèbre, n'a pas paru à tout le monde suffisant pour empêcher toute inhumation précipitée; pour plus de sûreté, on a propose encore l'établissement de maisons mortuaires dans lesquelles seraient gardés les cadavres pendant quelques jours avant d'être rendus à la terre. De cette manière on attendrait l'apparition de la putréfaction, et on serait certain de n'enterrer que des morts. Des maisons semblables sont établies dans quelques Etats de l'Allemagne, et plusieurs personnes, entre autres Necker, en 1792, out proposé sérieusement d'en fonder en France dans les cimetières. Mais tout en reconnaissant les avantages de ces établissements pour éviter d'enterrer des vivants, nous ne pouvons nous empêcher d'en signaler les inconvénients. Comment maintenir une surveillance utile dans ces maisons où la rareté d'une résurrection endormira constamment le zèle des gardiens ? Ces maisons ne seront-elles pas d'ailleurs des lieux d'infection qu'ii faudra éloigner de toute habitation, et dans lesquels on ne pourra permettre l'entrée publique ? Comment vaincre alors les scrupules des familles, qui souvent ne consentent à se séparer du corps d'un parent aimé, qu'à la condition qu'elles pourront aller pleurer sur sa tombe ? Et d'ailleurs, dans l'intérêt même du supposé défunt, si la mort n'était qu'apparente, n'aurait-on pas plus de chances de le rappeler à la vie, en le laissant chez lui, au milieu des siens qui surveillent le moindre signe de vie, et qui s'empresseraient de lui prodiguer les secours nécessaires, qu'en l'exposant au froid et à la fatigue d'un trajet souvent long, et en le livrant à des mains mercenaires qui ne penseraient à le secourir que dans un cas bien évident ?
Nous n'en finirions pas si nous voulions énumérer toutes les propositions qui ont été faites dans le but d'empêcher d'être enterré vif. C'est ainsi qu'on a proposé d'attacher des sonnettes aux doigts et aux orteils des cadavres, afin qu'au moindre mouvement on pût être averti ; de ne combler les fosses que quelques jours après que les cadavres y auraient été déposés, et de laisser une petite ouverture à la partie du cercueil qui correspond à la face, afin que chacun put saisir en passant le moindre signe de vie, ou de ne recouvrir la bière supérieurement que par un voile mobile, qui n'empêcherait pas le supposé mort de se lever, etc.
Dans la plupart des villes de France, on supplée à toutes ces précautions par une vérification du décès faite par un ou plusieurs médecins délégués à cet effet par l'autorité municipale, et au bout du terme fixé par la loi ; l'inhumation ne peut être faite qu'après la constatation officielle du décès. Cette mesure est ordinairement suffisante, et il est extrêmement rare d'entendre parler dans les villes de prétendus morts rappelés à la vie au moment de la cérémonie funèbre; mais dans les campagnes on enterre les gens sans que le décès ait été constaté par un homme de l'art, souvent même avant l'expiration du délai prescrit par la loi. Ne sommes-nous pas vraiment en droit d'avoir la triste pensée qu'on doit porter en terre des gens qui auraient pu être rappelés à la vie, si nous réfléchissons à l'ignorance et à la superstition des habitants de certaines contrées où le décès est seulement constaté par quelques parents qui regardent comme morte une personne qui ne remue ni ne respire, et qui ont hâte de la porter dans la terre bénie du cimetière, leurs idées superstitieuses leur persuadant que l’âme du décédé est privée de repos jusqu'à ce que son corps soit inhumé ; ou bien qui, effrayés par une épidémie meurtrière, ne laissent pas même refroidir un corps qu'ils regardent comme un foyer de contagion ? Aussi est-ce dans les campagnes qu'ont lieu le plus souvent ces résurrections dont les journaux nous rapportent les histoires de temps en temps. Il y a sur ce point, dans les mesures législatives, une lacune qu'il serait bien important de remplir.
Tout en approuvant les précautions pratiquées dans les villes, hâtons-nous cependant de dire qu'elles seraient encore plus efficaces si la constatation du décès était faite par le médecin qui a soigné le malade, en lui adjoignant, si on le jugeait convenable, un autre médecin délégué par l'autorité ; mieux que tout autre, le médecin ordinaire pourrait juger de la réalité de la mort, non seulement en en cherchant les signes actuels, mais en appréciant les circonstances qui ont précédé le décès et qui l'ont rendu plus ou moins probable. Dans le cas où le genre de maladie rendrait la mort douteuse, quel meilleur juge pourrait-on avoir de la nécessité du retard à apporter à l'inhumation ? Que d'avantages n'obtiendrait-on pas d'ailleurs de cette mesure pour les relevés statistiques sur la nature de la maladie et les complications qui ont pu la rendre mortelle, relevés qui sont faits aujourd'hui d'après des documents fournis le plus souvent par des domestiques ou des gens mal informés, et qui sont tellement inexacts, qu'on peut regarder comme fausses toutes les conclusions qu'on a voulu en tirer.
Appelons donc de tous nos vœux, dans un intérêt d'humanité, une disposition législative qui, obligatoire sur tous les points de la France, établirait que nulle inhumation ne pourrait être faite que vingt-quatre heures après la déclaration du décès par le médecin qui a soigné le malade, déclaration qui, relatant la nature et la durée de la maladie, sa cause même, constaterait qu'il existe des signes suffisants pour prononcer sur la mort. Dans les villes et dans les localités où existent plusieurs médecins, le médecin ordinaire du malade devrait toujours être accompagné d'un autre homme de l'art délégué par l'autorité municipale. Dans les temps d'épidémie, si la salubrité publique pouvait être compromise par un séjour trop prolongé d'un grand nombre de cadavres dans les maisons, le délai de vingt-quatre heures pourrait être abrégé, mais l'inhumation n'aurait toujours lieu qu'après l'autorisation des médecins. Nous avons la conviction qu'une telle loi, exécutée rigoureusement dans les villes et les campagnes, rendrait à peu près impossibles les inhumations précipitées, déjà bien rares aujourd'hui. »
A. Hardy (docteur en médecine, médecin des Hôpitaux de Paris), Dictionnaire de médecine usuelle à l'usage des gens du monde, vol. 2, Paris, Didier, 1849.
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