Alexandre Antigna, Un marchand d’images (1862). Musée des Beaux-Arts de Bordeaux.
« Je suis né le 18 août 1815, à Sainte-Aulde, petite commune du département de Seine-et-Marne. Mes aïeux furent tous bergers de père en fils. Je suis le premier de la famille qui ait rompu la tradition, non que le métier me déplût en lui-même ; au contraire : encore enfant, j'en aimais l'austérité, l'isolement et la poésie, que je comprenais fort bien. Mais il s'attachait à cette condition de mes parents une servitude, qui dégénérait peu à peu en véritable esclavage ; et si jeune que je fusse, la dégradation humaine m'a toujours fait horreur. Vous trouverez presque tous les détails de mon premier âge, dans le conte intitulé Les Aventures du petit Guillaume ; sauf le chapitre de la domesticité chez les Anglais, qui est une fiction, tout le reste est de l'histoire.
Mon éducation a été celle de tous les enfants pauvres des campagnes, je ne suis allé que trois hivers à l'école de mon village, et encore, j'ai été forcé de la quitter pour le travail des bras, avant de savoir écrire. Afin de mieux nous abrutir, apparemment, on nous apprenait à lire le latin, comme je l'ai dit dans mon conte. Pendant celte étude absurde, le temps se passait, l'âge du travail arrivait, on quittait la classe et on n'y rentrait plus. La génération des hommes de mon âge doit pour cela bien des actions de grâce à la mémoire de Louis XVIII, ce bon roi de France et de Navarre, qui a tant souffert pour nous dans son exil, comme chacun sait, et qui le montrait si bien par sa figure.
Le goût de la lecture me vint aussitôt que je pus comprendre ce que je lisais. Mes pauvres parents ne connaissaient ni a ni b : mais j'avais un oncle, sabotier, qui possédait quelques livres et qui me les prêtait. Il me les donna même tous un jour, quand il vit que j'en avais soin et que j'en faisais mon profit.
J'allais avoir onze ans, et je travaillais déjà depuis trois ans, lorsque mon père eut à la main un mal d'aventure qui le força de quitter son état. Il vint à Paris, résolu à se faire couper le bras ; mais, par bonheur, on le guérit. Nous étions six enfants à lui demander du pain. Il se fit portier pour nous en donner. En arrivant à Paris, je fus immédiatement mis en apprentissage chez un bijoutier. Le métier me convenait assez, mais j'en rêvais un autre. J'aurais voulu être peintre. En faisant mes messages, je ne pouvais m'empêcher de m'arrêter et de m'extasier devant les magasins de tableaux et de gravures. Vous ne sauriez croire combien Gérard, Gros, Bellangé, Horace Vernet, m'ont valu de coups.
A cet âge, avec les quelques pièces de pour boire que je recevais de temps en temps en allant livrer de l'ouvrage, j'achetais de ces petits livres à six sous que l'on voit étalés sur les ponts et sur les murailles. C'étaient les abrégés de Robinson, de Télémaque, de Paul et Virginie, de la vie du chevalier Bayard sans peur et sans reproche ! Que cette devise me semblait belle ! Et puis la Lampe merveilleuse, et puis Claudine, et puis Estelle et Némorin. C'était bien ; mais il y avait aussi des histoires de Cartouche et de Mandrin, et nombre d'autres histoires fort peu édifiantes, même obscènes, que l'on me vendait sans scrupule et que j'achetais sans défiance. On devrait mettre au pilori ceux qui font commerce de ce poison et qui le livrent a de malheureux enfants.
Ces dangereuses lectures, jointes au séjour de l'atelier, aussi mauvais alors qu'aujourd'hui, troublèrent mon esprit et je faillis me corrompre comme bien d'autres que le ciel n'avait pourtant pas faits méchants. Mais vint l'époque où l'on vendait de grands ouvrages par livraisons. J'étais ouvrier alors, et je souscrivais à tout. Pour cela je vivais de pain sec une partie de l'année, mais je lisais, et mon pain me paraissait délicieux. Ces lectures sérieuses a me faisaient grand bien et me ramenaient peu à peu à ma première honnête nature. Un jour j'ouvris Jean-Jacques et je fus tout-à-fait sauvé.
Je pris dès lors la vie et la vertu au sérieux. Plus tard j'eus encore quelques accès de doutes et de trouble, mais grâce à ces grands modèles de l'humanité que nous pouvons invoquer, depuis Marc-Aurèle jusqu'à Fénelon, depuis Socrate jusqu'à St-Vincent de Paul, j'ai toujours ramené ma vie au bien et au vrai. »
Gilland s'attacha sérieusement à une ouvrière, sa sœur de condition, sa compagne de labeur [note de George Sand]:
« Si l'on peut donner le nom d'ange à quelqu'un pour exprimer la beauté, la douceur et l'intelligence, certes celle-là le méritait. Nous travaillions à côté l'un de l'autre, presque dans le même atelier ; moi chez le patron, de mon état de serrurier (état que j'avais définitivement adopté et que j'aime, quoi qu'il me fatigue beaucoup) ; elle chez la dame comme couturière. Nous nous aimions sans nous le dire et plus certains l'un de l'autre que si nous avions échangé des serments. Notre amour se manifestait par sa réserve même. Cette jeune fille n'avait que dix-sept ans. Depuis que je l'aimais, je travaillais comme dix nègres, le jour à mes serrures, pour me faire quelques épargnes et pour acheter un ménage, la nuit, à l'étude de la grammaire que j'apprenais seul et que je n'ai jamais pu mener plus loin que ce que vous voyez. Pendant ce temps, la jeune ouvrière travaillait aussi de son côté et avec des motifs semblables aux miens. Pauvre enfant ! Elle succomba sous la fatigue. Elle devint malade, elle s'affaiblit, elle languit, elle mourut ! Cette mort qui me frappait au cœur, aurait dû le fermer à jamais aux sentiments tendres ; mais j'étais né pour vivre de toutes les affections et pour souffrir de toutes les douleurs.
J'ai souvent entendu dire que les morts s'oublient vite. Quant à moi, mon souvenir reste fidèle à ceux que j'ai mis dans la tombe. Je voile aux regards indifférents, le deuil que je porte, mais il y a toujours quelque chose qui les pleure au fond de mon âme. Je restai quelque tems sous le coup d'un découragement sombre, d'un désespoir qui tenait de l'hébétement. Ma famille n'en savait rien, Dieu merci ! Mes camarades ne me comprenaient pas, et au lieu de me consoler, ils m'emmenaient boire avec eux ; mais le vin ne m'était d'aucune ressource, il m'abattait davantage et ne m'enivrait pas. J'y renonçai résolument, honteux même d'avoir espéré trouver l'oubli au cabaret et le courage dans ce délire abrutissant que des poètes ont osé nous vanter comme le premier des biens. Le temps que j'avais passé à cet essai ne fut pourtant pas perdu absolument pour moi. J'y observai, j'y pénétrai la nature humaine que je me serais laissé aller à mépriser, à détester peut-être, si je n'avais vu que la surface grossière. Plus curieux de la vérité, ou plus attentif que la plupart de mes compagnons, je les amenais en choisissant bien le moment, à s'épancher, à me faire leur confession, à se montrer à moi tels qu'ils étaient, et tels que Dieu nous voit tous.
Mes expérimentations me prouvèrent ceci : que tous les hommes étaient malheureux ; qu'ils nourrissaient tous, soit pour une cause, soit pour une autre, une grande tristesse au dedans d'eux-mêmes ; que l'on découvre ce mal jusque chez ceux qui le nient avec plus d'obstination et de prétendue insouciance ; que leur misère morale dépasse de beaucoup leur misère matérielle, quelque grande qu'elle soit. Enfin qu'il y avait un grand mal au milieu de nous tous, et que ce mal pouvait se soulager, diminuer, disparaître ! De là au travail de rénovation morale que j'entrepris comme fondateur de l'Atelier, il n'y avait plus qu'un pas. Au Moyen-âge, après mes premières déception, je me serais fait religieux indubitablement. Je me serais jeté tout entier dans la vie ascétique. En ces temps-ci, j'ai visé sinon plus haut du moins plus juste. J'ai compris l'utilité de la vie, j'ai eu en vue l'apostolat de l'égalité, et j'ai commencé par prêcher d'exemple, afin de donner plus de force à mes enseignements. Je suis devenu sage, sage relativement à beaucoup d'hommes auxquels je suis à même de me comparer; mais je suis encore loin d'atteindre ce que je voudrais être, car j'ai toujours devant les yeux un idéal de perfection sainte, que je rêve pour les hommes en le cherchant pour moi. […]
Mes expérimentations me prouvèrent ceci : que tous les hommes étaient malheureux ; qu'ils nourrissaient tous, soit pour une cause, soit pour une autre, une grande tristesse au dedans d'eux-mêmes ; que l'on découvre ce mal jusque chez ceux qui le nient avec plus d'obstination et de prétendue insouciance ; que leur misère morale dépasse de beaucoup leur misère matérielle, quelque grande qu'elle soit. Enfin qu'il y avait un grand mal au milieu de nous tous, et que ce mal pouvait se soulager, diminuer, disparaître ! De là au travail de rénovation morale que j'entrepris comme fondateur de l'Atelier, il n'y avait plus qu'un pas. Au Moyen-âge, après mes premières déception, je me serais fait religieux indubitablement. Je me serais jeté tout entier dans la vie ascétique. En ces temps-ci, j'ai visé sinon plus haut du moins plus juste. J'ai compris l'utilité de la vie, j'ai eu en vue l'apostolat de l'égalité, et j'ai commencé par prêcher d'exemple, afin de donner plus de force à mes enseignements. Je suis devenu sage, sage relativement à beaucoup d'hommes auxquels je suis à même de me comparer; mais je suis encore loin d'atteindre ce que je voudrais être, car j'ai toujours devant les yeux un idéal de perfection sainte, que je rêve pour les hommes en le cherchant pour moi. […]
J'aurais pu à une certaine époque m'établir et devenir maître à mon tour. Il m'a été plusieurs fois offert de l'argent pour cela; mais j'ai voulu rester ouvrier. J'ai toujours pensé que l'association émanciperait les travailleurs, et qu'elle seule devait être soutenue et préconisée. J'y ai fait de grands sacrifices. Après avoir prêché, j'ai expérimenté. J'ai beaucoup perdu pour arriver à des résultats nuls ; mais je n'en persiste pas moins à rêver et à demander l'association, et j'ai la certitude qu'elle prospérera tôt ou tard. Plus que jamais je veux rester ouvrier. Si j'avais dix fois plus de talent et de ressources que je n'en ai, je persisterais, je tiendrais d'autant plus à mon idée, afin de prouver à tous les vaniteux égoïstes, que le travail doit être sanctifié, qu'il élève, et rend indépendants ceux qui l'aiment, et qu'il n'est incompatible avec aucune des positions de notre société actuelle. » […]
Après la révolution de février, Gilland dont la moralité et le caractère étaient connus, reçut la mission délicate d'apporter des paroles de conciliation au sein des populations de Buzançais, chez lesquelles le récent avènement de la République avait remué de tristes et sanglants souvenirs. Grâce à l'influence salutaire qu'il sut exercer, de nouveaux malheurs furent évités, et lorsque les esprits, éclairés par de sages conseils, furent calmés, Gilland revint à Paris, plus pauvre encore qu'il n'en était parti.
Porté à la candidature pour la députation dans le département de Seine-et-Marne, il échoua avec plus de vingt mille voix. Il avait été sur le point d'en réunir un plus grand nombre encore, niais la, comme partout, à la veille du scrutin, la réaction répandit soudain les bruits les plus absurdes, les calomnies les plus odieuses : Gilland était un buveur de sang, un débauché, un mauvais citoyen, un mauvais père, un mauvais fils ; il battait sa femme, il prêchait le meurtre et le pillage, etc. La réaction n'a pas fait de grands frais d'imagination dans ses intrigues électorales, car, sur tous les points de la France, le même jour, à la même heure, les mêmes calomnies ont été lancées contre les républicains. Quant à Gilland, personne ne pouvait avoir de haine politique contre lui, et ceux qui s'attachaient à le calomnier ne le connaissaient même pas. Mais c'était un homme du peuple, un homme de progrès, et il ne fallait pas de ces hommes-là.
Porté à la candidature pour la députation dans le département de Seine-et-Marne, il échoua avec plus de vingt mille voix. Il avait été sur le point d'en réunir un plus grand nombre encore, niais la, comme partout, à la veille du scrutin, la réaction répandit soudain les bruits les plus absurdes, les calomnies les plus odieuses : Gilland était un buveur de sang, un débauché, un mauvais citoyen, un mauvais père, un mauvais fils ; il battait sa femme, il prêchait le meurtre et le pillage, etc. La réaction n'a pas fait de grands frais d'imagination dans ses intrigues électorales, car, sur tous les points de la France, le même jour, à la même heure, les mêmes calomnies ont été lancées contre les républicains. Quant à Gilland, personne ne pouvait avoir de haine politique contre lui, et ceux qui s'attachaient à le calomnier ne le connaissaient même pas. Mais c'était un homme du peuple, un homme de progrès, et il ne fallait pas de ces hommes-là.
Gilland était rentré dans son faubourg et gagnait sa vie tant bien que mal, l'ouvrage n'abondant plus, lorsqu’éclatèrent les évènements de juin. Au milieu de la mêlée, voyant le faubourg envahi, sa maison menacée par les boulets, son rôle impossible, car il ne pouvait ni se mêler à l'insurrection qu'il ne comprenait même pas, ni marcher contre ses frères égarés, il prit ses enfants dans ses bras, et, suivi de sa jeune femme, il sortit de Paris avec des peines et des dangers extrêmes. Il se rendait à Lizy auprès de son beau-père, le poète Magu, auquel il voulait confier les objets de son affection. Mais à peine arrivé à Meaux, des groupes de furieux s'élancent sur lui, des hommes exaspérés par l'horrible malentendu qui, en ce moment avait saisi la population de vertige d'un bout de la France à l'autre, s'écrient : "le voilà ce républicain, ce factieux, cet ennemi de la famille et de la propriété ! Il fuit, c'est un chef d'insurgés, ce ne peut-être qu'un communiste."
On arrache ses enfants de ses bras, on l'insulte, on l'aurait tué si la garde nationale ne fût intervenue et ne l'eût arrêté pour le sauver. En toute autre circonstance, il eût été relâché le lendemain. Mais il n'en fut point ainsi. La réaction qui sait si bien exploiter les évènements, ne lâcha point la proie qui lui tombait sous la main, et Gilland dut s'estimer heureux d'être gardé cinq mois en prison sans savoir- pourquoi, et de ne pas être transporté sans jugement. Il supporta cette épreuve avec une angélique résignation et enfin il passa devant le conseil de guerre qui le renvoya acquitté. Mais quel dédommagement nos lois donnent-elles à l'innocent qui a subi les rigueurs de l'arrestation préventive ? Un pauvre ouvrier est arraché à sa famille, à son travail, sa femme reste sans protection, ses enfants peuvent mourir de faim. Au bout d'une d’une année de captivité, où souvent la santé s'est perdue, on le met sur le pavé en lui disant : Allez en paix. On s'était trompé.
Gilland a occupé les tristes loisirs de sa prison à revoir et à compléter une série de contes populaires qu'il publie aujourd'hui dans le même but d'instruire et de moraliser le peuple, qui a dirigé toute sa vie : récits naïfs et touchants où se reflètent la clarté de son intelligence, la poésie de ses instincts et la beauté de son âme. Lisez-les, vous qui aimez, priez et souffrez. Vous y trouverez de bons conseils, des consolations fraternelles, et l'amour de l'humanité.
On arrache ses enfants de ses bras, on l'insulte, on l'aurait tué si la garde nationale ne fût intervenue et ne l'eût arrêté pour le sauver. En toute autre circonstance, il eût été relâché le lendemain. Mais il n'en fut point ainsi. La réaction qui sait si bien exploiter les évènements, ne lâcha point la proie qui lui tombait sous la main, et Gilland dut s'estimer heureux d'être gardé cinq mois en prison sans savoir- pourquoi, et de ne pas être transporté sans jugement. Il supporta cette épreuve avec une angélique résignation et enfin il passa devant le conseil de guerre qui le renvoya acquitté. Mais quel dédommagement nos lois donnent-elles à l'innocent qui a subi les rigueurs de l'arrestation préventive ? Un pauvre ouvrier est arraché à sa famille, à son travail, sa femme reste sans protection, ses enfants peuvent mourir de faim. Au bout d'une d’une année de captivité, où souvent la santé s'est perdue, on le met sur le pavé en lui disant : Allez en paix. On s'était trompé.
Gilland a occupé les tristes loisirs de sa prison à revoir et à compléter une série de contes populaires qu'il publie aujourd'hui dans le même but d'instruire et de moraliser le peuple, qui a dirigé toute sa vie : récits naïfs et touchants où se reflètent la clarté de son intelligence, la poésie de ses instincts et la beauté de son âme. Lisez-les, vous qui aimez, priez et souffrez. Vous y trouverez de bons conseils, des consolations fraternelles, et l'amour de l'humanité.
GEORGE SAND.
Nohant, février 1849. »
Les conteurs ouvriers, dédiés aux enfants des classes laborieuses, par Gilland ouvrier-serrurier. Avec une Préface de George Sand. Paris, Chez l'Auteur, 1849.
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