… l'étalage de M. Lauverjat, le charcutier, était éclairé par des lampes au pétrole munies de réflecteurs qui projetaient une vive lumière sur toutes ces victuailles à l'aspect tout à fait réjouissant, les pâtés surtout avaient l'air très appétissants, mais il eût peut-être été très difficile d'avouer quels genres de bêtes entraient clans leur confection, car les chiens, les chats, les gros rats d'égout, savamment préparés, suffisamment salés, poivrés et pimentés, entraient déjà pour beaucoup dans l'alimentation et faisaient réaliser aux commerçants, surtout aux charcutiers qui se livraient dans le mystère du laboratoire aux mixtures les plus étranges, de jolis bénéfices, mais enfin tout cela avait bonne apparence, pouvait se manger et se vendait un bon prix. […]
Lundi 21 novembre [1870]
Angèle est revenue toute consternée, elle nous rapportait 40 grammes de bœuf par personne et cela pour trois jours, c'est-à-dire à peine une bouchée par jour, aussi fallut-il se rabattre sur la viande de cheval que l'on peut encore se procurer assez facilement mais par petites quantités, Angèle et sa mère se résignent maintenant à en manger, quant à Mme Benoît, elle ne veut même pas en entendre parler et se nourrit de légumes secs et de viandes salées, à ce compte-là elle aura bientôt épuisé ses provisions.
Du reste, on en est arrivé à manger de tout, il y a des boucheries de viandes de chat, de chien et cle rat, ces animaux sont exposés sur l'étal, écorchés, vidés, parés de même qu'autrefois dans des temps meilleurs, les fruitiers exposaient leurs innocents lapins de chou. Eh bien, toutes ces bêtes sont loin de présenter un aspect répugnant, la viande est fraîche et rosée, celle du rat surtout et c'est le cas de dire qu'on "en mangerait" ; quant au chat c'est un animal qui mérite les honneurs de la casserole. Je puis en parler en toute connaissance de cause puisque nous en avons mangé chez les zouaves, Chariot el moi, on peut dire que c'était tellement bon que l'on s'en serait léché les doigts; le chien et le rat se mangent de préférence en pâté, cependant un gigot de chien n'est pas à dédaigner ; le mulet et l'âne coûtent très cher et on peut très difficilement s'en procurer, ce qui prouve que cette viande est recherchée. M. Risler qui en a mangé dit que c'est une excellente viande bien supérieure à celle du cheval, elle est surtout plus fine et bien moins dure.
Les animaux du Jardin d'acclimatation qui étaient venus demander l'hospitalité à leurs confrères du Jardin des Plantes ont été vendus ces jours-ci, sauf les chameaux et les deux éléphants qui se nomment Castor et Pollux, les zèbres, les rennes, les cerfs, les antilopes ont figuré à l'étalage de la boucherie anglaise de l'Avenue Friedland et se sont débités à des prix exorbitants.
Nous en sommes donc arrivés à manger tout ce qui est mangeable ou à peu près; cette situation nouvelle a eu pour résultats de créer une profession nouvelle, (si l'on peut appeler cela une profession), celle de chasseur de chiens, de chats et de rats, je ferais mieux de dire voleur de chiens et de chats et chasseurs de rats; maintenant Biribi ne sort plus seul dans la rue, je l'accompagne, et quand je ne le liens pas en laisse je ne le perds pas de vue ; de son côté Mlle Célina Bardoux surveille son gros chat Mustapha ; en voilà un qui ferait un bon civet ! »
Edmond Pascal (commis principal à la Préfecture de la Seine). Journal d'un petit Parisien pendant le siège (1870-1871), Paris, A. Picard et Kaan, 1893.
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