John Arrowsmith, The London Atlas of Universal Geography, London, 1842, David Rumsey Historical Map Collection.
« Au moment où l'extrême Asie, impuissante à maintenir son isolement séculaire, a cessé d'être impénétrable, où la Chine voit sa politique ébranlée au dedans par l'insurrection, menacée au dehors par une expédition a laquelle nous prenons part, le souverain de l'empire annamite dont la dynastie doit à la France son trône se déclare l'ennemi de l'Europe et du nom français, affiche son mépris pour nous, repousse nos navires, verse à grands flots le sang de nos missionnaires, et vient de nous jeter pour défi la tête d'un évêque.
Depuis soixante-dix ans ce pays répond à nos bienfaits par des outrages ou par des crimes. Notre longanimité sert d'encouragement à une insolence, tour à tour hypocrite ou sanguinaire, que la force seule peut réprimer par un châtiment trop différé et trop mérité. "Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres." C'est par cette phrase, devenue proverbiale, que l'ingrate dynastie de Gia Laong caractérise nos bontés et brave nos représailles. […]
En septembre 1856, M. de Montigny, chargé par le gouvernement français de négocier un traité avec l'empire annamite, fit porter à Touranne une lettre par le Catinat, commandé par M. Lelieur de Ville-sur-Arce. Les mandarins de Touranne et ceux d'Hué, la métropole, refusèrent de la recevoir. Ils se portèrent sur le rivage avec mille démonstrations de haine et de mépris. En même temps les batteries de Touranne se garnirent d'artilleurs et se préparèrent à ouvrir leur feu contre les Français. Le commandant Lelieur se contenta de faire débarquer une compagnie d'infanterie qui pénétra dans le fort, encloua soixante pièces, noya la poudre ; les mandarins vinrent alors Caire d'humbles excuses ; ils les ont renouvelées au capitaine Collier, arrivé sur la Capricieuse. Ils ont reconnu l'insolence inouïe de leurs actes et ont humblement demandé pardon au grand empereur des Français. La lettre, précédemment refusée, fut acceptée avec respect et transportée pompeusement à la capitale.
Le Moniteur de la Flotte, en rendant compte de ces faits, ajoutait ces mots : “nos relations avec les Cochinchinois sont maintenant des meilleures, et notre influence ici n'a plus rien à désirer. Nos pauvres missionnaires en profiteront, car on n'osera plus les maltraiter si facilement à l'avenir.”
Mais, selon le proverbe oriental, les mandarins n'ont fait que baiser ta main qu'ils ne pouvaient couper. Leur humiliation accrut leur fureur. A peine les pavillons français s'étaient-ils éloignés, que, comme dans des occasions précédentes, la réaction s'opéra violente. Enfin, à cette heure dernière, la nouvelle du martyre d'un évoque dominicain, monseigneur Diaz, vicaire apostolique du Tonkin central, décapité le 20 juillet dernier, à Nan-Ting, vient, en quelque sorte, sommer l'Europe de mettre un terme a cette longue série d'attentats commis contre tout ce qui vient d'elle.
La France surtout est mise en demeure d'agir. Ses missionnaires, massacrés par centaines, son pavillon plusieurs fois insulté, les répressions restées sans effets, comme de vaines démonstrations ; les commerçants vexés ou chassés ; toutes les promesses violées par des redoublements de persécution dont six cent mille chrétiens sont victimes; un traité solennel déchiré : voilà les remerciements de la dynastie annamite envers la nation qui la replaçait sur son trône par la main d'un évêque, en 1787. Tels sont les droits, tels sont les griefs de la France. Son devoir parle assez haut. L'heure est venue d'intervenir. Mais dans quelle mesure, par quels moyens?
Disons-le tout d'abord sans hésiter. Si les faits que nous avons exposés contiennent une leçon, c'est qu'une demi-mesure, une promenade militaire, un bombardement, une occupation incomplète, resteront absolument sans effet, ou plutôt auront pour effet certain d'amener, après de menteuses promesses, un redoublement de persécution. Ou bien ne faisons rien, laissons un des derniers peuples du monde tromper, insulter, frapper la France; ou bien, ayons la résolution, comme nous en avons la force et le courage, d'accomplir une conquête. Notre honneur ne parlerait pas, que notre intérêt politique nous commanderait impérieusement cette conduite.[…]
La France est la seule puissance maritime importante qui n'ait aucune possession dans l'extrême Orient. Les Russes ont au nord le Kamchatka et toute la côte de la Sibérie qui borde la mer d’Okhotsk. Ils viennent de reprendre une partie de la Mandchourie et de s'emparer de tout le cours de l'Amour. Ce fleuve immense, dont les eaux descendent de l'Altaï, dont le cours est de plus de huit cents lieues, et qui peut être remonté à une grande distance par les navires du plus fort tonnage, met en communication toute la Sibérie avec la mer de Tartarie. La politique russe convoitait depuis longtemps ce débouché précieux pour son commerce. Pierre le Grand s'en était emparé, Catherine avait été obligée d'y renoncer. Au milieu des préoccupations de la guerre de Crimée, le czar n'a pas hésité à s'en ressaisir. Cette facile conquête a porté immédiatement ses fruits ; elle a offert aux frégates russes un abri contre les forces combinées de la France et de l'Angleterre. Cet abri a été si sûr, que, malgré leur supériorité, les marines alliées ont dû renoncer a toute tentative d'attaque. Ceux-là seuls qui ont visité la partie méridionale de la Sibérie et chez lesquels se sont dissipées les idées fausses que nous nous en faisons peuvent juger de l'avenir de cet établissement.
Aux Philippines nous trouvons les Espagnols. Du jour où un peu de calme se rétablira dans la mère-patrie la marine espagnole reprendra le rang qu'elle doit occuper, et des flottes entières peuvent s'abriter dans l'immense rade de Manille et commander les mers de Chine.
Les Hollandais, avec leur persévérance inflexible, ont fait de Java la plus belle des colonies du monde. Leur marine militaire, nombreuse et bien armée, fait la police de toute la Malaisie. Ils dominent surtout un immense archipel; et les derniers journaux nous apprennent qu'ils vont ajoutera ces possessions la Nouvelle-Guinée, terre à elle seule plus grande que les Iles Britanniques.
Faut-il parler de l'Angleterre ? Tout le monde sait assez ce qu'est sa marche envahissante. Les routes de l'Inde et de la Chine lui appartiennent. Une insurrection peut bien avoir éclaté dans une partie de son immense empire; mais qui connaît l'énergie persévérante du peuple anglais ne peut douter qu'elle ne soit bientôt comprimée. Nous voyons chaque jour la Grande-Bretagne accroître ses possessions. […] Pour les Américains, la colonisation de la Californie et de l'Orégon, la possession morale des îles Sandwich, augmentent chaque jour leurs intérêts dans les affaires de l'extrême Orient. Ils ont résolu de se faire ouvrir les portes du Japon et viennent de conclure un traité avec cet empire.
Les Portugais eux-mêmes, malgré leur décadence complète, possèdent encore Macao, et nous, qui nous prétendons la première puissance maritime après l'Angleterre, et qui même supportons cette infériorité avec quelque peine, nous n'avons rien, absolument rien.
Nous entretenons une station dans ces mers. C'est sur elle que s'appuie notre influence. Mais que la guerre maritime éclate demain, que deviendraient les navires qui en font partie ? où peuvent-ils s'abriter, se ravitailler, trouver des vivres et des munitions ? Nulle part, et leur position devient précaire.
Depuis la transformation de notre marine, un établissement de ce genre devient plus indispensable encore. Il est peu de navires de guerre qui ne soient pourvus aujourd'hui de moteurs mécaniques. Dans quelques années, grâce aux mesures prises, il n'y en aura plus un seul. Mais un navire a vapeur ne peut porter avec lui qu'un petit approvisionnement de combustible, et cet approvisionnement est d'autant plus restreint que la machine est plus forte et donne plus de puissance au navire. Le charbon est peut-être maintenant plus nécessaire à la guerre maritime que la poudre. Un navire doit toujours avoir à sa portée un lieu où ses soutes vides puissent être remplies ; sans cela, il n'est plus, au bout de peu de temps, qu'un mauvais bâtiment à voiles, proie facile offerte aux croiseurs mieux approvisionnés de l'ennemi.
Il faut donc renoncer à faire flotter notre pavillon dans ces parages, si nous ne voulons pas y créer d'établissement maritime. Par suite, il faut renoncer aussi à toute influence, a toutes nos anciennes traditions politiques, à la défense de nos nationaux et de notre commerce, abandonner ce noble rôle de protecteur de tous les intérêts religieux, qui est évidemment la mission de notre patrie. […]
L'importance d'un établissement serait peut-être plus grande encore au point de vue commercial. […] … les montagnes [sont] couvertes de forêts superbes. Elles fournissent les bois de rose, de fer, d'ébène, de sapan, le santal, surtout le bois d'aigle et le calambac, qui se vendent en Chine au poids de l'or. "Les trois provinces qui constituent la haute Cochinchine possèdent, au pied de ces montagnes, d'abondantes mines de zinc, de cuivre, en exploitation. C'est de là qu'on tire la quantité considérable de zinc versé dans la circulation sous forme de monnaie. Les mines d'or, d'argent et de cuivre du Phu-yen méritent une mention particulière ; mais les produits qu'on en retire vont grossir le trésor amassé par l'empereur dans les caves de son palais" (Itier, Voyage en Chine, IIIe vol., p. 113).
Il ne faut pas oublier non plus les mines de cuivre blanc et de cuivre rouge qui sont dans les environs de Saigon, dans la province du Quang-nam et dans celle de Quang-diu ou de Hué. Dans des mains plus habiles, ces mines seraient d'un grand revenu.
"Les plaines, souvent inondées à l'époque des pluies, produisent une immense quantité de riz dont on fait double récolte, et ne coûte pas un sou la livre. On y trouve encore du maïs, du millet, plusieurs espèces de lèves et de citrouilles, tous les fruits de l'Inde et de la Chine, une grande quantité de cannes a sucre, des noix d'arec, des feuilles de bétel, du coton, de la soie de bonne qualité et de l'indigo. […] Le thé de la Cochinchine serait excellent si la récolte en était mieux soignée, et la plante nommée dinaxany ou l’indigo vert ferait à elle seule la fortune d'une colonie." (Malte-Brun, Géographie universelle, t. V, p. 380)
Est-il sous les tropiques un pays qui possède à lui seul une plus grande variété de richesses? On a envie, ce me semble, de finir, comme le père Alexandre de Rhodes, un des premiers voyageurs en Cochinchine, qui terminait une énumération semblable en s'écriant : "Et dîtes que ce n'est pas un bon pays !"
N'avons-nous pas intérêt à développer toutes les ressources de ce bon pays, surtout en considérant que, pour presque toutes les denrées que la nature y prodigue, nous sommes en général tributaires de l'étranger.
En 1856, une valeur de 22 millions de francs de riz a été achetée par nous dans l'Inde, et le commerce de celte substance alimentaire a créé l'importance d'Akiab dans le Birman, port qui n'était rien il y a quelques années. Nous achetons à l'Hindoustan pour 19,600,000 francs d'indigo, que la Cochinchine fournirait tout aussi bien et à tout aussi bon compte.
Notre production de soie, même dans les années les plus prospères, n'a jamais suffi aux besoins de notre fabrique. C'est au Levant, à l'Italie et à l'Inde que nous en avons toujours demandé le complément. Mais, dans ces derniers temps, la maladie des vers, l'anéantissement d'une partie des récoltes, nous a forcés a nous adresser a la Chine. Nos navires ont apporté à Marseille les soies grèges chargées à Shang Hai et payées non-seulement en numéraire, mais en argent seulement, parce que les Chinois ne veulent pas de la monnaie d'or. Ces achats considérables figurent au nombre des causes principales assignées à la disparition de l'argent monnayé. Ne serait-il pas de la plus extrême importance d'avoir à notre disposition un pays produisant en grande masse l'élément indispensable de l'une de nos premières industries ?
Ce qui est vrai de la soie l'est peut-être plus encore du coton. Ce sont les Etats-Unis presque exclusivement qui alimentent maintenant notre marché ; mais chacun sent l'intérêt qu'il y a pour nos filatures à ne pas dépendre uniquement de l'Amérique. On espère que plus tard l'Algérie pourra les approvisionner en partie; mais le climat de notre possession d'Afrique est moins favorable au coton que celui des tropiques, et il se passera longtemps avant que la main-d'œuvre y soit à un prix qui permette la concurrence. Les Anglais, pour se délivrer du joug commercial que l'Amérique leur impose, font de grands efforts pour développer la culture du coton dans l'Inde. Que l'insurrection se calme, et ils redoubleront ces efforts. La Cochinchine produit le coton comme l'Hindoustan; qu'elle soit française, et elle nous fournira bien vite une grande partie de ce que réclament les fabriques de Rouen et de Mulhouse. […]
Mais, pour toutes les cultures coloniales, il est une question maintenant qui domine toutes les autres : c'est celle des travailleurs. Qu'on puisse se procurer des bras a bon marché, et il est peu de points de la zone torride où l'on ne soit assuré de réussir. Nous en avons une preuve convaincante dans ce qui se passe à Bourbon et à nos Antilles. […] Le Cochinchinois, plus doux que le Malais, moins apathique que le Tagal, ne demande aussi qu'à travailler. La journée d'un laboureur annamite se paye 25 centimes, celle d'un engagé indien, à Bourbon, représente environ 1 fr. 40. La Cochinchine proprement dite et le Cambodge cochinchinois sont moins peuplés que le Tonkin, qui renferme quinze millions d'habitants, et dont les gros villages de deux à trois mille âmes se touchent.
Les bras ne feront donc jamais défaut ; mais, en fût il ainsi, l'empire d'Annam fût-il complètement inhabité, il trouverait toutes les ressources nécessaires à son développement dans le voisinage de la Chine, où la population surabonde, où l'infanticide est journalier, où souvent des milliers d’hommes meurent de faim, faute de travail. On sait avec quelle facilité les Chinois émigrent. Les Espagnols de Cuba trouvent avantage à les faire venir à grands frais pour leurs plantations. En Cochinchine, plus du tiers de ces frais serait évité, on n'aurait pas de transport à payer. Les Chinois viendraient sur leurs propres jonques, comme ils y viennent déjà, comme ils vont à Manille, Singapour et Batavia. Ils travailleraient à la tâche, comme ils en ont l'habitude et le goût; ils feraient comme à Singapour, fondé seulement en 1819, et à Penang où, en quelques années, ils ont fait disparaître la plus grande partie des forêts vierges, et créé par leur travail la richesse de ces deux iles aujourd'hui si florissantes. […]
Ajoutons qu[e la Cochinchine] a par sa position de nombreux débouchés autres que le marché français, car tous ces pays qui bordent l'océan Pacifique commencent ii s'ouvrir à la civilisation et ont de nouveaux besoins qui doivent être satisfaits. Le Céleste Empire, en ce moment, consomme la plus grande partie du sucre cochinchinois. Cette production est peu de chose actuellement ; mais qu'elle se développe, et la Chine, qui ne peut rester éternellement fermée, en prendra davantage encore. Il est à croire que la Sibérie, par l'Amour, la Californie et l'Oregon qui se peuplent avec tant de promptitude ; le Chili, seul Etat prospère de ce côté de l'Amérique du Sud, achèteront aisément ce qu'elle pourrait fournir. L'émigration anglaise, si activement conduite, transforme rapidement l'Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande. L'île Maurice, qui produit maintenant immensément plus qu'elle ne le faisait autrefois, n'envoie plus en Europe qu'une petite partie de ses produits : elle expédie principalement dans ces nouvelles colonies. La Cochinchine est pour cela au moins aussi bien placée. Elle a, ce qui passe en première ligne dans toute cette question industrielle ou commerciale, des consommateurs assurés pour ses produits. »
P. Douhaire, « Les droits et les devoirs de la France en Cochinchine »,
Le Correspondant, t. 42, Paris, Charles Douniol, 1857.
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