mercredi 15 décembre 2010

"La présence d'un canton monarchique en Suisse choque le bon sens" (A. de Gasparin, 1857)


"Soldats suisses, aux armes !" (lithographie, 1856, coll. Brown Univ.)


« Détachera-ton Neu-châtel de la Suisse ? Dotera-ton la Prusse ou son roi d'une principauté excentrique serrée entre la France souvent méfiante, et la Confédération mutilée par un tel changement ? […] Démembrer la Suisse, ouvrir sa ligne de frontières, compromettre essentiellement sa neutralité, placer les Prussiens à cheval sur nos limites orientales, ce n'est pas une petite opération, et l'on réunirait sans doute beaucoup de congrès avant de lui procurer une sanction générale. Et à supposer cette sanction obtenue, les difficultés intérieures subsisteraient : cette population républicaine, l'exporterait-on ? la mitraillerait-on ? Faudrait-il que l'Europe vint recommencer périodiquement l'œuvre qu'on lui propose aujourd'hui, l'œuvre des restaurations monarchiques et légitimes ? […]

La présence d'un canton monarchique en Suisse choque le bon sens. Qui ne l'a senti, et depuis longtemps ? Un tel état de choses n'est pas fait pour durer, il amènera forcément des catastrophes et aboutira non moins forcément à l'une de ces deux conséquences, ou la principauté se transformera en république, ou la confédération des républiques helvétiques cessera elle-même d'exister à titre de puissance respectée et indépendante. […] Pour l'honneur de notre temps, pour le triomphe de la justice, pour l'intérêt pressant de mon pays, pour le salut des principes qui constituent le monde moderne, j'espère que Neuchâtel demeurera république. Mon avis peut se formuler en ces mots forts simples : Il faut laisser la Suisse aux Suisses, et l'Allemagne aux Allemands. […]

Quoiqu'elle ait fléchi depuis quelque temps, cependant [la Suisse] est telle encore que le seul bruit d'une attaque dirigée contre [elle] alarme et froisse l'opinion publique. Il se trouve qu'à l'heure du péril la Confédération a des amis et des alliés sur lesquels elle ne comptait pas.

Mais qu'elle n'ait garde de s'y tromper, si des mouvements anarchiques venaient compromettre la pureté de sa résistance actuelle, si cette résistance cessait un seul moment d'être un mouvement national pour revêtir l'apparence d'une manœuvre de parti, alors la Suisse succomberait matériellement et moralement ; alors elle serait bien réellement morte, parce qu'elle semblerait donner raison à ceux qui la calomnient aujourd'hui. En voyant ce qu'on fait pour la perdre, elle doit comprendre ce qu'il faut faire pour se sauver.

Quelle est la thèse des journaux qui se sont donné mission de l'attaquer ? — La Suisse est un foyer de démagogie ; il faut l'étouffer, afin de garantir ses voisins et peut-être l'Europe entière ! La résistance aux réclamations prussiennes est l'œuvre exclusive du radicalisme ! — Ces imputations ont déjà reçu un premier démenti ; la fermeté unanime de la nation a répondu. Mais cela ne saurait suffire ; il faut encore un second démenti, et celui-là, la sagesse non moins unanime de la nation le donnera. On va voir à l'œuvre la patriotique vigilance de tous les Suisses dévoués à leur pays ; à l'envi les uns des autres, ils écarteront les actes désordonnés, les démonstrations compromettantes. Rien ne peut empêcher sans doute qu'une grande prise d'armes ne soit accompagnée de quelques écarts, rien ne peut empêcher que les mauvaises passions ne cherchent à exploiter ceci, et que les partis, qui n'ont pas souvent de telles chances, ne s'efforcent de confondre la cause de la Suisse avec la leur ; ce qu'on peut empêcher, c'est qu'un dessein si funeste ne semble réussir un seul instant. Sur la bannière fédérale il n'y a que ces mots : "Indépendance nationale." Faites qu'on n'y écrive pas autre chose, et je vous promets que les armées prussiennes ne la feront pas reculer.

J'en ai pour garant cet élan enthousiaste qui éclate dans tous les cantons. Au premier signal, chacun s'est retrouvé à son poste ; les absents se hâtent de rentrer; on quitte les écoles, les travaux, les vocations diverses, afin de répondre à l'appel du pays. Les élèves des universités et des collèges demandent à servir ; on forme partout des compagnies de volontaires et de tirailleurs ; les officiers en retraite reprennent leurs épées; les anciens dissentiments sont oubliés; l'âge est oublié; il n'est personne qui ne tienne à figurer sur les cadres et à exposer sa poitrine aux balles de l'ennemi.

Je n'ai jamais contemplé plus noble spectacle. Le courage du soldat me touche profondément, et je suis de ceux dont le cœur a battu d'un patriotique orgueil en voyant les merveilles de notre armée devant Sébastopol; mais le courage du milicien a je ne sais quoi de plus émouvant encore : ces pères de famille, ces jeunes gens qui laissent là leurs affections les plus chères, leur gagne-pain, leurs jouissances, pour courir à la frontière ; ces hommes habitués au luxe, qui vont faire une campagne d'hiver ; ces sacrifices énormes accomplis sans hésiter, sans sourciller, avec entrain, presque gaiement ; on sent là quelque chose qui élève l'âme et qui fait venir les larmes aux yeux. Non, un peuple qui est capable de tels actes ne périra pas : il sortira de la crise agrandi et fortifié, plus estimé et meilleur. Aujourd'hui, en Suisse, il y a des sentiments généreux dans l'air ; cela ne se respire pas en vain. […]

L'armée suisse a fait ses preuves, et, si on l'y force, elle les fera de nouveau. Ses miliciens ne sont pas des gardes nationaux, ce sont des soldats ; ses volontaires ont tous manié le mousquet et la carabine, ont tous appris à supporter le froid de la tente et à obéir à des chefs. Maintenant, si, outre la charge à douze temps, outre l'habileté technique, outre une bonne discipline et une bonne artillerie, les Suisses ont encore dans leurs gibernes le patriotisme et le bon droit, et il me semble que cela ne gâtera rien.

Ils s'avanceront sans forfanterie. Ils peuvent être battus, ils le savent ; mais ce qu'ils savent aussi c'est que la défaite de Saint-Jacques les a autant servis que la victoire de Morgarten ou celle de Senipach. A tomber noblement, on ne succombe pas. La Suisse a plusieurs lignes de défense, et les défilés de ses montagnes défieraient l'ennemi qui aurait forcé la frontière du Rhin.

Ceci est une lutte nationale, c'est-à-dire une lutte acharnée, obstinée, renaissant de ses cendres, et qu'on ne termine pas avec une bataille rangée ; après les plaines, on trouverait les montagnes ; après les régiments, les tirailleurs ; après l'armée, le peuple ; tant qu'il y aurait un peuple, on ne pourrait arracher à la Suisse ni le désaveu de son indépendance, ni l'abandon du droit d'un de ses cantons.

Il est vrai qu'on tient, dit-on, en réserve deux moyens d'empêcher que la guerre ne prenne ce caractère de suprême gravité. Si je rappelle de telles rumeurs, ce n'est pas que je les suppose fondées ; c'est afin qu'elles soient désavouées hautement, pour l'honneur de la Prusse et pour celui des autres puissances.

Le premier moyen consisterait à ne pas pénétrer au cœur de la Suisse. Après avoir fait blanc de leur épée, les Prussiens se contenteraient glorieusement de saisir comme gage quelques positions excentriques : Schaffouse, les faubourgs de Bâle, ou les plaines des bords du Rhin ! Cela même ne sera pas facile. En tout cas, cela n'est pas sérieux ; d'abord parce que la Suisse pourrait aussi saisir des gages et prendre Constance qui appartient à un État agissant contre elle par le passage qu'il donne à la Prusse, ensuite parce qu'une campagne aux bords du Rhin ne saurait rien décider. Neuchâtel n'en demeurerait pas moins république, et les royalistes n'en resteraient pas moins en prison. La Prusse refusant de s'engager sur le vrai champ de bataille ne serait nullement victorieuse, et la Suisse serait encore entière aux yeux de tout le monde, puisqu'elle n'aurait fait que se replier vers sa véritable ligne de défense.

Aussi compterait-on beaucoup plus sur le second moyen, que de lâches ennemis de la Suisse se sont chargés de suggérer. Il s'agirait d'entrer sur son territoire de partout à la fois. La France peut-elle admettre que les Prussiens y pénètrent, sans y pénétrer aussi de son côté! Ne doit-elle pas occuper les cantons français, dans l'intérêt de la Suisse elle-même !

Superbe raisonnement dont la vraie conclusion devrait être d'interdire l'invasion armée de la Prusse, et non de s'y associer, en conviant du même coup l'Autriche à pénétrer aussi par sa frontière dans le but de surveiller ses intérêts. Que deviendrait alors la défense nationale? La Suisse envahie, écrasée, étouffée, serait dépouillée de son libre arbitre. Jamais assassinat plus indigne n'aurait été commis sur un peuple. […]

Si cette guerre éclate, guerre impie autant qu'absurde, guerre sans motif et sans prétexte, si l'Europe le permet, si la diplomatie passe son temps à s'incliner devant les fétiches et à adorer son protocole déchiré par une insurrection royaliste, au lieu de tenir à la Prusse un ferme langage, si l'on trouve bon que le canon se tire sur le Rhin, alors il faudra désespérer de notre bon sens, et, par conséquent, de notre avenir. Nous nous serons mis, le sachant et le voulant, à courir les aventures. Alea jacta est.

Je ne m'adresserai pas même à notre probité publique, je parlerai à ce qu'il y a de plus éveillé aujourd'hui, à notre intérêt. L'Europe se sent-elle si bien portante, qu'elle ne redoute pas pour elle les conséquences d'une telle crise? […] En tous cas, on en conviendra, ceux qui affectent d'assimiler le radicalisme et la Suisse, ceux qui ne veulent voir dans sa noble résistance que la manifestation prétendue de l'esprit démagogique, risquent d'ouvrir à cet esprit de bien autres perspectives de succès ! A supposer qu'il ne finisse pas par s'infiltrer au sein même du mouvement patriotique de la Suisse, à supposer (et j'y compte) que la sainte influence du drapeau suffise pour l'éloigner, il n'en demeurera pas moins certain que l'Europe sera exposée à ce double fléau : la guerre générale et la révolution. »

Agénor Gasparin (comte de), La question de Neuchâtel, Paris, J. Cherbuliez, 1857.

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