« La réception du prince impérial à Bruxelles est une anomalie aussi surprenante (nous n'osons pas écrire les mots qui conviendraient à caractériser cette ineptie hypocrite), un égarement aussi funeste, que l'alliance du gouvernement anglais avec l'empire napoléonien. Il ne faut pas douter qu'elle ne se rattache à la grande coalition occidentale dont l'empereur Napoléon III est le chef, l'Angleterre la suivante pour le moment, et le conflit oriental le prétexte. C'est une tentative qui a réussi — probablement — pour entraîner la Belgique dans l'orbite de l'empire français, son redoutable voisin.
Est-ce là l'explication du voyage de M. Napoléon Bonaparte à Bruxelles ? Examinons la supposition. Elle en vaut la peine. Car il s'agit de l'indépendance de la Belgique, autant et plus que de la dignité morale de son gouvernement, ou du caractère de ses princes. […]
C'est dans la presse bonapartiste de France qu'il faut aller chercher le mot du logogriphe, facile, d'ailleurs, à deviner pour les intelligences limpides. Le Constitutionnel et Le Pays, ces journaux peu véridiques quand il importe à leur maître que la vérité soit torturée, sont admirables d'ingénuité et d'effronterie sur le caractère de la mission du prince : "La Belgique, dit Le Constitutionnel, est l'alliée naturelle de la France. Elle est l'avant-garde de notre frontière du Nord. Elle est comme la pointe d'épée qui protège l'Occident et dont la poignée ne saurait être dans des mains hostiles aux grands États (avertissement au roi Léopold : c'est pourquoi Napoléon III songeait d'abord à prendre la Belgique dans ses propres mains). Le voyage du prince va signaler l'entente parfaite des deux États.... Le roi des Belges qui s'est toujours conduit en bon allié, qui a déjà donné tant de gages de haute sagesse, sentira mieux le prix d'une alliance qui solidarise son trône (fiez vous-y !) avec la conservation de l'ordre européen."
Ainsi il est entendu que la sagesse commande au roi des Belges une alliance qui solidarise son trône avec le trône de Louis-Bonaparte. Oh l'honnête solidarité ! oh le bon billet qu'a Léopold ! Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien, la pointe d'épée dont les grands États (lisez Bonaparte) doivent tenir la poignée pour l'accomplissement des desseins bonapartistes et la conservation de l'ordre européen. Le voyage du prince Napoléon en Belgique avait donc pour but, et il aura sans doute pour résultat d'empoigner notre pays (pardon du mot : s'il est un peu français, il n'est point du tout belge), courtoisement toutefois, comme disent les journaux payés par les Tuileries. C'est ce que nous avons gagné à ce grand événement. Hier, on pouvait craindre, — le peuple, le gouvernement et la cour le craignaient, en effet, — que les bandes militaires de l'empereur vinssent envahir violemment notre territoire et prendre position à portée du Rhin. Aujourd'hui la terreur d'une invasion immédiate est évanouie. Mais à quel prix avons-nous acheté cette sécurité de courte durée ! à condition de vasselage et d'obéissance, à condition de remettre dans les mains sûres du grand état napoléonien la poignée de notre épée. Il y aura peut-être des politiques obtus, qui appelleront cette subordination honteuse le salut de la Belgique. Hélas ! C’est la plus grave atteinte que notre nationalité ait subie depuis la Révolution. Notre nationalité qui semblait s'être successivement fortifiée au travers des ébranlements de l'Europe, est compromise aujourd'hui par la nouvelle situation que Léopold semble se laisser imposer. Dès aujourd'hui les politiques prévoyants pourraient dire que la Belgique est tombée au rang d'un département de l'empire napoléonien.
Comment le perfide témoignage d'une réconciliation, bien immorale assurément de la part de notre gouvernement, si elle était libre et sincère, pourrait-il aveugler l'opinion publique sur les projets immuables de l'héritier de Napoléon ? Il suffit de se rappeler la politique bonapartiste vis-à-vis de nous depuis le 2 décembre. A peine dictateur de la France trompée et subjuguée, il édicté son décret du 22 janvier, à double tranchant, en vue de dépouiller et de flétrir à la fois la maison d'Orléans. Qu'importe au peuple belge, et qu'a-t-il à y contredire ? rien, si ce n'est peut-être que tout spectateur a le droit de réfléchir sur l'arbitraire des princes quand ils se mêlent de dictature. Mais c'est, du moins, une première offense à la maison de Léopold. Affaire de famille et d'intérêt privé, qui cependant touche aussi un peu par ricochet les contribuables. Soit. Passons. […]
La politique napoléonienne ne tarde pas à se dévoiler relativement à la Belgique, qu'elle considère comme un appendice obligé de son territoire, comme une conquête facile à laquelle pourrait suffire un décret hardi et quelques prétoriens jetés sur la frontière. Eh bien ! ce décret a été rédigé dans le mystère, il a été composé pour Le Moniteur ; le tait est certain et les preuves — les épreuves — subsistent encore en lieu de sûreté. Il s'en est fallu d'un rien que ce beau décret d'annexion ne fût exécuté un matin, avec tambours et trompettes. [...] Le décret sur les biens d'Orléans était une attaque contre la famille régnante en Belgique. Le décret d'annexion peut compter sans doute pour une attaque contre la Belgique elle-même, contre notre nationalité, si chèrement achetée, si laborieusement défendue jusqu'à ces derniers temps de défaillance patriotique et d'aveuglement général. Passons.
La Belgique, Dieu merci, n'a point été envahie par les soldats de Bonaparte, mais elle a été envahie par des séries de notes menaçantes, de remontrances injurieuses, d'injonctions diplomatiques, hostiles à toutes nos libertés, contre la liberté électorale et parlementaire, contre la liberté de la presse et de la parole, contre l'hospitalité, contre le commerce et l'industrie, contre tous les éléments essentiels qui constituent notre vie nationale. […]
… n'a-t-on pas senti, depuis deux ans, sur la Belgique tranquille et prospère, l'influence pernicieuse du système napoléonien ? […] Les agents bonapartistes ne sillonnent-ils pas, en tous sens, nos villes et nos campagnes, faisant la propagande de la corruption, excitant les passions mauvaises, prêchant aux pauvres l'envie, aux riches l'égoïsme et l'orgueil ? […] A-t-on distribué dans les villages assez d'almanachs napoléoniens et d'images napoléoniennes ! Tout cela sans doute n'était pas en faveur de la nationalité belge, ni de la Constitution belge. Tout cela, il faut bien le reconnaître, c'est une sorte d'invasion préliminaire, souterraine et persévérante, qui vise à préparer des projets ultérieurs. […]
Encore une fois, quel est le secret du voyage amical et de la réception à Bruxelles du prince impérial ? Le secret de cette fusion inattendue entre la maison de Bonaparte et la maison de Léopold, il est caché dans la question d'Orient, et les faits prochains se chargeront de le découvrir à tous les yeux. Mais il suffit d'avoir étudié les évolutions de l'Europe depuis la malencontreuse restauration de l'empire Français, pour deviner dès à présent ce qui commande la double attitude, si récente, de l'empereur des Français et du Roi des Belges, aussi violentés l'un que l'autre par la nécessité politique, par ce que les fins exploiteurs appellent la raison d'état.
[…] Inutile de suivre ici les phases ambiguës de cette question orientale, sur laquelle, pendant si longtemps, l'opinion publique de l'Europe a été jouée par ses gouvernements, leurs diplomates et leurs journaux. L'intérêt de cette histoire incomparable ne commence pour nous qu'à l'alliance du gouvernement britannique avec l'empire napoléonien, laquelle hélas ! entraîne aujourd'hui la Belgique à la remorque de Bonaparte. […] y pensez-vous? Léopold allié au dictateur de Neuilly ! La reine d'Angleterre est bien alliée à l'empereur des Français. Y pensez-vous? La Belgique tant maltraitée par le gouvernement napoléonien, la Belgique avant-garde de Louis-Bonaparte !
Ainsi parle la Nécessité terrible, impitoyable pour les rois aussi bien que pour les peuples, la nécessité qu'a créée le 2 décembre et dont les incalculables conséquences vont bouleverser toute l'Europe, — pendant combien de temps !
Donc, nous sommes amis de l'empire napoléonien, amis et alliés, car de l'alliance à l'amitié il n'y a que le paraphe, et le paraphe est fait sans doute aujourd'hui, ou il le sera demain. Alliés de l'Empereur, quel honneur ! et combien de récompenses vont pleuvoir sur la Belgique. Les journaux bonapartistes et catholiques annoncent déjà le règlement de nos affaires douanières, à des conditions qui dépassent toutes espérances. Et que de croix vont décorer les Belges bien pensant et haut placés, en échange des croix distribuées par Léopold au prince impérial et à sa suite. Qui en veut ? Criez : Vive l'alliance bonapartiste ! et vive l'empereur !
[…] Confiance inepte et de courte vue ! La solidarité avec le gouvernement napoléonien, c'est la guerre ! la guerre, oui vraiment, la guerre universelle et à outrance. Ah ! vous croyez que l'empire c'est la paix ! Faibles d'esprit ! L'empire c'est la guerre, jusqu'à la chute de l'empire, et peut-être bien au-delà. […]
Ainsi, c'est la guerre, la guerre européenne, la guerre immédiate, qui se recrute et s'organise, et la Belgique y est engagée sous l'aile de l'aigle napoléonien. Voilà le plus clair du résultat de la visite glorieuse que nous a faite le prince impérial. »
Jacques Van damme, pseudonyme de Félix Delhasse (1809-1898), La Belgique alliée à Bonaparte ! Bruxelles, typographie de Henri Samuel, 1854.
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