Albert Auguste Fourie (1854-1937), Repas de noce à Yport (1888), Rouen, musée des Beaux-Arts.
« Je vais faire connaître quelle est l'alimentation des habitants des campagnes travaillant à la terre ; j'indiquerai les modifications que cette alimentation a éprouvées depuis un siècle et demi. Pour compléter ce tableau du bien-être matériel de la grande majorité de la nation, je rechercherai les modifications éprouvées dans les vêtements et dans les habitations des laboureurs et des vignerons. Je m'occupe plus spécialement d'une très petite contrée, l'ancienne élection de Vézelay; mais j'ai une base excellente à mon travail : c'est la statistique de cette élection dressée il y a un siècle et demi par Vauban.
Pour se faire une idée précise de l'alimentation des habitants des campagnes, il faut distinguer l'alimentation ordinaire de l'alimentation exceptionnelle que rendent nécessaire les travaux excessifs des moissons et des vendanges ; dans cet extrait, je ne parlerai que de la première. Je sépare les aliments en : 1° azotés ; 2° féculents; 3° légumineux; 4° corps gras; 5° boissons alimentaires.
Aliments azotés. — "Le commun peuple, disait Vauban, ne mange pas de viande trois fois en un an." C'est assez dire que la viande n'intervenait nullement dans l'alimentation ordinaire de l'habitant des campagnes. Aujourd'hui, il y a beaucoup encore à gagner sous ce rapport; cependant, dans la plupart des ménages des laboureurs et des vignerons, on mange de la viande deux fois la semaine; presque toujours ce n'est que du porc salé, et encore la quantité eu est très faible : elle n'est que de 100 gr. ou de 150 gr. au plus par homme pour chacun des deux jours ; il y a loin pour arriver aux 285 gr. accordés au cavalier français.
Aliments féculents. — Je comprends sous ce nom des aliments mixtes où la fécule domine, tels que les farines des céréales, les graines des légumineuses, la farine de sarrasin, la pomme de terre, etc. Les matières azotées que ces substances contiennent jouent un rôle très important dans la nutrition de l'habitant des campagnes: mais elles sont bien loin de compenser le déficit que nous avons signalé dans les aliments azotés.
Le pain de froment était à peu près inusité il y a cent cinquante ans chez les laboureurs et les vignerons : ils ne mangeaient que du pain d'orge et d'avoine mêlés, dont ils n'ôtaient pas même le son. Ce qui fait qu'il y avait tel pain qu'on pouvait lever par les pailles d'avoine dont il était mélangé. Aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver sur la table du laboureur du pain de pur froment bluté grossièrement ; mais le plus souvent le pain est fait avec un mélange de froment, de seigle et quelquefois d'orge. Depuis cinquante ans, la partie féculente de l'alimentation du peuple des campagnes s'est améliorée considérablement ; la pomme de terre a contribué à la rendre plus assurée et plus abondante; mais ce n'est pas le plus grand service qu'a rendu l'introduction de ce précieux tubercule.
Légumineux ( fruits et herbes potagères). — Avec le pain d'orge dont nous avons parlé, les cultivateurs de l'ancienne élection de Vézelay se nourrissaient, comme nous l'apprend Vauban, de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d'herbes potagères de leur jardin, cuites à l'eau avec un peu d'huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. Les fruits, les plan tes potagères entrent encore pour une large part dans l'alimentation des habitants des campagnes ; mais de grands progrès ont été réalisés de ce côté. Plusieurs d'entre eux viennent chaque année travailler aux jardins potagers des environs de Paris, et en participant aux travaux de celte admirable culture maraîchère, si avancée, si progressive, ils rapportent chez eux de bonnes pratiques, des variétés plus avantageuses. Les bons fruits, les meilleures plantes potagères ont partout remplacé ces fruits sauvages qu'ils consommaient, presque exclusivement il y a cent cinquante ans.
Corps gras. —Vous pouvez alternativement faire disparaître du régime soit les féculents, soit la viande maigre, soit les plantes potagères, mais vous ne pouvez retrancher les corps gras sans un dommage extrême; aussi les voyons-nous chaque jour et en tout temps, aussi bien il y a cent cinquante ans qu’aujourd'hui, intervenir dans l'alimentation des habitants des campagnes. Les corps gras qu'ils consommaient il y a cent cinquante ans étaient les huiles de noix et de navette. Nous les retrouvons encore fréquemment employés, soit pour faire les soupes avec les aliments féculents, soit pour rehausser la valeur nutritive des plantes potagères. D'autres corps gras, qui n'étaient employés qu'exceptionnellement chez le laboureur et le vigneron, sont devenus d'un usage journalier à leur table. Le beurre, la crème, qui étaient presque exclusivement vendus dans les villes, se consomment en grande partie dans les campagnes. Il est une autre sorte de corps gras dont l'emploi est devenu le plus fréquent, et qui a contribué puissamment à l'augmentation du bien-être des populations rurales : c'est le lard et la graisse de porc.
Il y a cent cinquante ans, le nombre des porcs, comme nous l'apprend Vauban, était singulièrement restreint. On ne les trouvait assez abondants que dans les villages qui avoisinaient les bois, et où la récolte des glands pouvait contribuer à leur nourriture. Ces animaux suffisaient à peine à la consommation des villes, et dans les campagnes on n'en employait qu'un très petit nombre. Aujourd'hui, le plus souvent, le lard et la graisse de porc entrent cinq fois la semaine dans la préparation des aliments des habitants de nos campagnes. Depuis la vulgarisation de la culture de la pomme de terre, la plupart des très petits propriétaires ruraux élèvent des porcs ; c'est, il faut le reconnaître, un des plus grands bienfaits de la culture de la pomme de terre. Employée exclusivement à la nourriture de l'homme, elle entretient une population misérable, exposée aux famines et aux maladies ; employée largement à la nourriture des cochons et autres animaux domestiques, la pomme de terre est devenue une des causes les plus réelles du progrès du bien-être des habitants des campagnes.
Boissons alimentaires. — L'habitant des campagnes consommait chez lui infiniment peu de vin. En pouvait-il être autrement quand il ne possédait aucune vigne, et qu'un cinquième de celles qui existaient étaient en friche ? Aujourd'hui, année ordinaire, les laboureurs et les vignerons mêmes sont loin d'en consommer dans leur famille autant qu'il leur en serait nécessaire. Cependant il y a de ce côté un progrès incessant qui, j'espère, ne se ralentira pas.
Observations générales. — Les aliments azotés consommés par les habitants des campagnes, en y comprenant les matières azotées contenues dans les féculents et les légumes, sont loin de représenter les 154 gr. de matières azotées sèches qui entrent dans l'alimentation normale du cavalier français, et qui renferment 22,5 gr. d'azote. L'hydrogène et le carbone des corps gras, des matières féculentes, des légumes et fruits divers, représentent et plus les 328 gr. de carbone de la ration normale. Ils doivent suppléer au défaut de l'alimentation azotée. Nos travaux sur la digestion des corps gras (Annuaire de Thérapeutique de 1845) nous ont prouvé, en effet, que l'action comburante de l'oxygène s'exerçait avec plus de puissance sur eux que sur les matières azotées. J'ai fait, depuis, la remarque importante que l'habitant des campagnes, exposé au grand air, au soleil, aux rudes travaux îles champs, utilisait infiniment mieux les féculents que l'habitant des villes. C'est en poursuivant mes recherches sur la glucoserie que j'ai fait cette observation.
Habitations. — Les maisons étaient, il y a cent cinquante ans, dans nos campagnes, presque toutes de la construction la plus grossière, avec des bâtiments insuffisants pour les animaux domestiques, qui souvent étaient à peine séparés du ménage. Aujourd'hui il y a beaucoup à redire pour les habitations des hommes ; les bâtiments et dépendances pour les animaux sont en général trop limités et mal appropriés ; mais lorsqu'on suit attentivement depuis trente ans les changements opérés, on ne saurait méconnaître que chaque année il y a progrès, et que les habitations des laboureurs deviennent et plus commodes et plus salubres.
Vêtements. — Il y a cinquante ans, les vêtements des habitants des campagnes ne valaient pas mieux que leur nourriture. Les trois quarts n'étaient vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée. Ces vêtements sont moins insuffisants qu'autrefois : la plupart portent des étoffes solides, fabriquées dans le pays, où la laine intervient pour une bonne part ; les enfants souffrent moins de la nudité. Les vêtements des femmes sont chaque année plus variés et mieux choisis.
Réflexions. — D'après ce qui précède, on peut être sûr que l'ouvrier des villes que l'on transporterait dans nos campagnes trouverait la nourriture grossière, insuffisante, les habillements misérables. Mais les travaux des champs n'ont qu'un chômage toujours le même pour chaque année ; les effets de la concurrence étrangère sont moins funestes. Qu'il jette un instant les yeux sur le sort des ouvriers du pays industriel par excellence, et qu'il compare leur état à celui de nos laboureurs petits propriétaires. A Liverpool, quarante mille personnes logent dans huit mille caves ; aussi la vie moyenne descend-elle à dix-sept ans pour l'ouvrier, comme nous l'apprend une récente enquête qui a dévoilé des misères inouïes.
Il y a cent cinquante ans, huit mille quatre cent quatre-vingt-six personnes vivaient misérablement, ou mouraient de faim ou de froid, sur le même pays qui en nourrit aujourd'hui dix-sept mille cent vingt-quatre dans un bien-être admirable, si on le compare à l'état ancien. »
Prof. Bouchardat. "De l’alimentation des habitants des campagnes au temps présent, comparée à ce qu'elle était il y a cinquante ans", Journal d'agriculture pratique et de jardinage, 2e série, t. VI, 1849.
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