"Salon d'un hôtel du faubourg Saint-Honoré", dessin paru dans : Ed. Texier, Tableau de Paris, vol. 2, Paris, Paulin, 1853.
« LES HABITATIONS MODERNES.
Paris est rebâti de fond en comble, les monuments respirent plus à l'aise, débarrassés des échoppes qui les entouraient mais le style a disparu des maisons particulières. Le rapport étant la grande raison d'être des ruches en moellons de nos jours, toute maison qui se construit tient le milieu entre le palais et la caserne, et rappelle vaguement la manufacture; l'amoindrissement et l'éparpillement des fortunes, le petit luxe général qui agit si mesquinement sur les fabrications, le manque de goût de la plupart des architectes, l'absence d'artistes distingués voués spécialement aux peintures de décors, toutes ces causes réunies sont un obstacle au développement du style dans les habitations. Quelques rares propriétaires, gens de goût, se contentent d'imiter le passé, de réparer les désastres, de déblayer les ruines, trop heureux de faire revivre quelques restes de ce luxe de la grande époque française, en le reproduisant à peu près.
Mais c'est surtout de l'intérieur des habitations que le style a été rigoureusement banni. Toutes les pièces se ressemblent tant de mètres sur tant de mètres. Rien de varié dans la forme, d'inattendu dans la perspective, des boîtes carrées. Le goût financier dominant, le style est remplacé par le luxe. Tout salon d'aujourd'hui est un magasin de bric-à-brac; partout les mêmes étoffes, les mêmes tapis de moquette parsemés de perroquets, les mêmes bronzes tirés à des milliers d'exemplaires, les mêmes pendules, les mêmes plafonds nus et de ce blanc éclatant qui fait tache au milieu des tentures bariolées qui les encadrent; puis des fauteuils sculptés, à dos ogival, se prélassent à côté de canapés du temps de Louis XV des tables à pieds tors, faisant vis-à-vis à un meuble de Boule, et partout, en haut, en bas, sur les étagères, sur les consoles, dans les encoignures, du vieux Saxe, du vieux Sèvres et des potiches chinoises.[…]
Cette manie de mobiliers archéologiques ou exotiques ne fait-elle pas un procès mortifiant à notre goût et à nos industries actuelles? Ne démontre-t-elle pas assez victorieusement l'impuissance de notre époque à rien inventer ? Aujourd'hui on est étranger, on est Grec, on est Arabe, on est Chinois, on est Romain, XIIIe siècle, Renaissance, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI on dit même, et j'en frémis, que les partisans du style Empire s'agitent dans l'ombre et songent sérieusement à faire sur les ameublements une nouvelle levée de glaives et de boucliers. Le XIXe siècle vient d'entamer son douzième lustre; le voilà arrivé à un âge tout au moins raisonnable il serait bien temps, ce me semble, qu'il prît son parti et qu'il se décidât à trouver lui aussi une livrée, un style qui servent à le faire reconnaître aux futurs antiquaires aussi facilement qu'on reconnaît aujourd'hui le style et la livrée des époques qu'il s'évertue à copier, faute de mieux. […]
Le luxe français est encore tout-puissant en Europe mais pour conserver sa supériorité, il faut que ses produits se régularisent, qu'ils reprennent les anciennes conditions d'ensemble et d'harmonie. Ce ne sont ni les manufactures, ni les ateliers, ni les artistes, ni les ouvriers qui manquent, ce sont les gens de goût. Acheter des meubles magnifiques, acquérir à n'importe quel prix des objets somptueux, ce n'est rien si l'on ne sait leur donner la vie. Or, la plupart des salons d'aujourd'hui sont des salons où tout est mort, la conversation, l'esprit et l'ameublement. Et surtout défiez-vous du trucageur, ô Millionnaires ! Trucage ! Voilà un mot nouveau pour le Dictionnaire de l'Académie mais quand l'Académie en sera à la lettre T, ce mot aura au moins un siècle de date. Donc, le trucageur est un artiste modeste, bien différent des autres artistes ses confrères ; il fait du vieux avec du neuf ; l'innocent ! Ces émaux du moyen âge, cette poterie byzantine, cette verroterie antique, ce temple chinois, cette sculpture romaine, cette pagode hindoue, ce bahut du XIIIe siècle, cette dague de Tolède, ces porcelaines, ces meubles, ces vitraux héraldiques, toutes ces belles épaves du temps passé, dont on est si friand dans le temps présent, c'est lui qui est l'auteur de tout cela ! […]
Aussi la vieille céramique, la vieille émaillerie, la vieille orfèvrerie, la vieille joaillerie, toute la potichomanie antique et gothique a baissé de cinquante pour cent depuis que le trucage a fait son apparition au grand jour ; et si tu contribues par ta savante supercherie à débarrasser les salons de tous ces bahuts qui tiennent tant de place et de toutes ces vieilleries qui les encombrent, si tu nous délivres enfin des pots étrusques, des magots japonais, des miséricordes allemandes, des colichemardes italiennes, des guitares espagnoles, des Vénus aux seins brisés, des Pharaons camards, et de tout ce bric-à-brac absurde et prétentieux, par les dieux immortels ! Ce n'est pas moi qui t'accuserai, ô trucageur ! Ô grand homme! Il me semble que cette mode, ou plutôt cette manie de bric-à-brac, qui s'est emparée de tous les étages, a sa raison d'être dans l'indifférence qui préside aux relations sociales ; les vieux meubles sont une ressource précieuse pour les maîtresses de maison, en ce sens qu'un salon encombré de curiosités est un inépuisable texte de conversation. […]
Aujourd'hui toutes les personnalités s'effacent de plus en plus devant la loi des conventions. Chacun agit comme son voisin, sans se demander pourquoi le voisin fait plutôt ceci que cela. A l'époque où la Bourse était l'entrepôt des millions ouvert à toutes les convoitises, un libraire me disait : "Je vends en ce moment beaucoup de livres aux coulissiers qui font fortune.
― Les coulissiers lisent donc ?
― Non ; mais quand ils se sont fait bâtir un hôtel et qu'ils l'ont meublé, ils veulent avoir une bibliothèque. Les livres meublent comme les tableaux. Un jour un de ces messieurs vint me voir et me dit : “Il me faut des livres pour garnir ma bibliothèque en bois de chêne sculpté ; vous m'enverrez trois cents volumes environ, et tous grands comme celui-là”. Il me montrait un in-8° : “pour le choix, je m'en rapporte à vous ; vous me choisirez des ouvrages de bibliothèque, des classiques Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Racine, quelque chose dans ce genre là, et vous ferez relier le tout très-convenablement”.
Il fit quelques pas pour s'en aller, puis il revint : “Ah! J’oubliais de vous dire… vous mettrez aussi dans le ballot quelques romans amusants mais il ne faut pas faire relier ceux-là, parce que je veux les lire”."
Eh bien ! La plupart des gens qui vivent au milieu du bric-à-brac n'ont pas le droit de se moquer de cet enrichi illettré ; ils ont des bahuts, des panoplies, des ivoires, des plats à reptiles, comme lui il voulait avoir des livres… pour la montre. »
Edmond Texier, Les choses du temps présent, Paris, Hetzel, 1862.
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