"La Garde nationale de Paris part pour l'armée. Septembre 1792 (détail)." Par Léon Coignet (1794-1880), Musée national du Château de Verseailles
« Chaque nation a son caractère propre, son humeur, et je dirai presque son tempérament. Le nôtre tend à l'unité. On dirait que nous sentons par une sorte d'instinct notre faiblesse comme individus, notre force comme Nation. Nos cœurs se touchent et battent des mêmes battements ; nos mains, en s'unissant, frémissent; nos esprits s'allument à la même étincelle ; nous nous fondons rapidement les uns dans les autres, et nous ne faisons bientôt plus qu'une seule âme et qu'un seul corps. Chez nous, en une heure, en moins que cela, ce n'est plus un faubourg qui se soulève et qui descend sur la place publique, c'est une cité. Ce n'est plus quelques bataillons qui marchent, c'est une armée. Ceci donne le secret de notre furie française dans l'attaque et dans la victoire et de nos terreurs paniques dans la déroute, car alors nous ne sommes plus une armée, une troupe, une masse, un corps, nous redevenons individus. Ceci explique aussi pourquoi nous allons si rapidement de la délibération à l'action, et des paroles aux armes, des clubs aux émeutes, et des émeutes aux révolutions, et pourquoi celles-ci se font, et pourquoi elles ne durent pas.
A peine avons-nous passé la frontière et mis le pied chez un peuple conquis que, dès le lendemain, nous organisons son régime intérieur, politique, administratif, civil, militaire, ses municipalités, ses tribunaux, ses écoles, ses fêtes, ses théâtres, ses modes, et jusqu'au détail et au train de ses affaires domestiques, nous nous mêlons à tout et nous nous mêlons de tout, et nous nous familiarisons avec ces étrangers d'hier, et nous vivons de leur vie et nous les raisons vivre de la nôtre, et nous nous les assimilons en tout, si bien et aussi parfaitement que s'ils étaient de la vieille France !
Il n'est pas surprenant, d'après cela, qu'on ait dit que nous étions le peuple de la propagande. […] Ainsi, par la guerre ou par l'idée, nous révolutionnons toujours quelque part, et sans qu'elle le veuille, le sache ou le dise, la France mène le Monde.
Il ne faut pas compter pour peu, entre les causes de la Centralisation, l'accroissement prodigieux de Paris qui, de toute antiquité, et comme par un hommage tacite, a été reconnu le roi et le maître des autres cités, la patrie adoptive des sciences, des arts et des lettres, le flambeau de la civilisation, le siège du Gouvernement, l'entrepôt des productions du nord et du midi, le séjour des princes, l'arbitre du goût, du luxe et des modes.
Paris reçoit beaucoup, mais il donne beaucoup. Il consomme, mais consommer c'est produire. Il vend cher, mais il achète cher et il paie bien. Il s'emplit comme un fleuve, mais il reflue jusqu'à sa source. Il concentre la lumière, mais il la reflète. Il a un tronc d'une grosseur prodigieuse, mais il rend la sève qu]il aspire, et les extrémités de ses mille rameaux plient sous leurs fruits d'or. Il vivifie de son souffle tout ce qu'il touche, il écrase de son poids tout ce qui lui résiste. Il commence les révolutions et il les finit. Il fait les Rois et il les défait. II distribue la gloire, la liberté et l'empire.
Sans Paris, la Convention eut-elle lutté contre l'Europe? Sans Paris, les révolutions de 89 et de 1830 auraient dégénéré en guerre civile. Sans Paris, le pouvoir exécutif, transporté à Versailles, à Bourges, à Tours, à Orléans, à Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, ne serait point obéi. Le Gouvernement n'est que l'organe de Paris, il n'est que son commis, son homme d'affaires et son serviteur. Paris tiendrait en échec le reste de la France et,de ses portes comme des portes du vieux Memphis, s'élanceraient à la fois plusieurs armées.
Paris a une force matérielle sans définition possible presque, sans mesure et sans contrepoids. Paris n'a pas le nombre d'hommes le plus haut chiffré de la France, mais il a le nombre le plus haut réuni. ll a ce que donne la Centralisation, il est la Centralisation même.
Athènes fut plus polie, Rome plus guerrière, Londres est plus commerçant et Pékin plus vaste, mais Paris est plus homogène. Paris n'a qu'un million d'hommes, mais au besoin, ce million d'hommes ne serait qu'un seul homme.
Londres est la capitale de l'Angleterre, Vienne de l'Autriche, Madrid de l'Espagne, Constantinople de la Turquie, Rome du Catholicisme, mais Paris est la métropole du Genre humain.
Auprès de Paris tout est bourg, petite ville, village. Tout aboutit à Paris, routes, canaux, télégraphes. Tout en sort et tout y rentre. Semblable à un géant féodal, il tient les départements dans une sorte de vassalité volontaire, et toutes les villes de province, rangées autour de Paris, comme autant de satellites, s'éclairent et se réchauffent aux rayons de son soleil.
Paris ne dort point, ne se repose point. Hiver et été, jour et nuit, son cerveau pense, ses bras travaillent, ses yeux veillent et ses jambes remuent.
Sa force intellectuelle est plus grande encore que sa force matérielle. L'idée française est toute dans Paris. Paris est la plus haute expression de nos besoins, de nos sentiments, de nos passions, de nos caprices, de nos intérêts, de notre politique, de notre littérature, de notre puissance et de notre génie. Paris renferme assez de généraux pour commander en chef les armées de la Russie, de l'Autriche et de l'Angleterre, assez de gens d'esprit pour remuer le Monde, assez d'hommes d'état pour le gouverner.
Aux yeux des étrangers, Paris est tout ; Paris est la capitale non de l'Europe, si vous voulez, mais des Européens. Qui dit Paris, dit la France. Paris est comme serait un grand royaume dans un petit royaume. Paris est la tête, et les provinces ne sont que les pieds. Or, ce sont les pieds qui marchent, mais c'est la tête qui conduit. […]
Le besoin de la Centralisation est si impérieux que les révolutions n'y font rien ; la centralisation change seulement de moyens et de forme, sans changer d'objet. Ainsi, le Gouvernement représentatif a substitué à la volonté d'un seul l'association des volontés de tous ; au caprice la règle, au commandement absolu du Prince la responsabilité constitutionnelle des Ministres. Élire, c'est s'associer; s'associer, c'est centraliser. […]
De tout ceci nous devons conclure que, par la seule agrégation de son territoire, sa position géographique, la facilité de ses communications, son humeur si sociable, son génie si expansif, ses soldats du Nord et du Midi qui se fusionnent en deux veillées de camp, sa magnifique chanson de guerre, son drapeau criblé par cent victoires, sa propagande écrite et parlée qui a les sons et l'éclat de la foudre, l'universalité populaire de sa langue, ses écoles, ses codes, ses institutions, ses précédents révolutionnaires, son administration intense, son gouvernement unitaire, son amour inné de l'égalité, de l'indépendance nationale et de la gloire, son Paris et son nom même, la France est l'État le plus vigoureusement centralisé de l'Europe. »
Timon (pseudonyme de Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin). De la Centralisation. Paris, Pagnerre, 1842 (2e éd.).
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