Dessin paru dans The Punch, 20 septembre 1862.
« LES BAINS DE DIEPPE.
C'est aux bains de Dieppe que maintenant viennent se réunir les baigneurs qui, avant leur établissement, peuplaient Boulogne, Cherbourg, Saint-Valery ; et même, par un juste retour, plus d'un Anglais traverse aujourd'hui Brighton sans s'y arrêter, pour venir chercher sur la côte de Normandie des bains plus fréquentés, une vie plus facile, et de plus joyeuses réunions que ne peut lui en offrir sa terre natale.
Le bâtiment des bains est situé au pied du château de Dieppe, sur une plage immense où la mer se déploie dans toute sa majesté ; une galerie ouverte est coupée au milieu par une espèce d'arc de triomphe, sur lequel ces mots sont tracés : Bains Caroline. Cette galerie se termine de chaque côté par des salons élégants ; durant le jour ces salons sont ouverts, et, pour un modique abonnement, on y trouve l'hygiène des bains et les journaux.
Le soir, l'une des deux salles est consacrée au jeu, l'autre est réservée pour la danse ; mais, ainsi que dans les salons de Paris , les tables d'écarté sont presque toujours encombrées de joueurs, de parieurs et de curieux , tandis que de charmantes danseuses manquent de partenaires : la plus embarrassante des positions, la plus ridicule des contenances, est celle de ces galants de soirée, partagés entre les soins qu'ils voudraient prodiguer à une jolie femme, et les distractions que leur causent quelques pièces d'or, qu'une chance heureuse va doubler ou qu'un mauvais sort va leur ravir. Il devrait y avoir un âge pour le jeu ; tout homme qui, avant trente ans, se livre à cette distraction, mérite d'être banni de la société des femmes t je leur conseille de porter cette loi de bienséance et de bon ordre social. J'avertis les jeunes imprudents qu'il court d'assez mauvais bruits sur la salle de jeu des bains de Dieppe : on assure qu'elle est fréquentée par des joueurs dont l'adresse surpasse celle de Cornus.
Le besoin du plaisir, plus encore que le besoin de la santé, a inspiré ce goût des bains de mer, qui amusent plus qu'ils ne guérissent ; c'est un exercice dont les femmes sont avides, parce qu'il procure des sensations vives et fortes; qu'il exige une certaine audace, et qu'il offre l'image des grands périls sans en avoir les graves conséquences.
Une tente portative sert de refuge à la baigneuse; elle en sort couverte d'un long peignoir de laine brune, qui dérobe aux regards indiscrets toutes les formes féminines. Dans cet état, elle se confie à un baigneur juré qui l'étend sur ses bras, et, chargé de ce doux fardeau, s'avance gravement dans la mer; il présente d'abord la tête de la baigneuse, puis enfin tout son corps aux vagues écumeuses. La première surprise de l'immersion passée, elle quitte sa position horizontale, se relève, et présente courageusement sa poitrine au courroux des flots : c'est alors que son ivresse est au comble; chaque vague, qu'elle semble invoquer, lui fait pousser des cris de joie, des exclamations, de plaisir qui retentissent dans les airs, et que répètent les échos du rivage; on la voit sauter poursuivre le mouvement de l'onde, attaquer, se défendre, ou, lasse et dans une inaction délicieuse, se laisser bercer par un flot voluptueux.
(dessin paru dans The Punch, 4 octobre 1862)
Mais qui sont donc les êtres privilégiés, ou maudits, qu'une patente autorise à presser des charmes que l'action de l'eau trahit et rend mille fois plus séduisants encore ? Amants jaloux, maris ombrageux, essuyez la sueur dont votre front se couvre. Sans être aussi radicalement incapables de faiblesses que les femmes de chambre des épouses du grand-turc, les tritons de vos belles néréides sont de vieux marins encore nerveux, mais depuis longtemps engourdis, qui passent la moitié de leur vie dans l'eau, dont le visage est flétri, dont le corps, à demi-congelé, semble n'avoir conservé d'action musculaire que celle nécessaire pour mouvoir les bras et les jambes. Ces marins forment une corporation ; on n'est admis à en faire partie qu'après avoir fait vœu de chasteté et preuve d'insensibilité. Il est des moments où l'accomplissement de ce vœu est vraiment méritoire; par exemple, lorsqu'une grosse yague vient surprendre la baigneuse et lui fait perdre l'équilibre, pleine d'effroi, elle s'accroche à son guide, le saisit où elle peut, quelquefois, l’enlace et le presse des plus beaux bras du monde ; mais la peur explique tout, excuse tout; d'ailleurs les baigneuses n'ont pas prêté serment ; elles ne se sont engagées à rien.
La démarcation des rangs et des fortunes, qui rarement est aperçue dans les réunions de ce genre, se fait sentir aux bains de Dieppe. Si cette ligne devient plus apparente, le charme sera rompu, l'étiquette bannira la joie et la gaieté même la plus décente, et les bâillements succéderont au rire. »
Le Mercure du Dix-neuvième siècle, vol. 14 (1826).
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