Eugène Delacroix, Le Massacre de Scio, 1824. Paris, Musée du Louvre.
« Une des causes des malheurs des Chiotes, ce fut qu’ils auraient pu exterminer les Turcs ; les Turcs se vengèrent d’avoir eu peur d’aux. Les Chiotes leur donnèrent pourtant tous les gages possibles de soumission, autant d’argent qu’on leur en demanda, le peu d’armes qu’ils avaient et des otages. Les démogérontes, l’évêque grec et soixante-huit des principaux citoyens se livrèrent aux Turcs et furent enfermés dans la citadelle, d’où ils ne sortirent qu’une année après et pour être égorgés. Cependant, le Pacha de l’île, inquiet malgré tant d’assurances, écrivit à Constantinople et demanda des renforts de troupes. […]
… Le 11 avril 1822, parut la flotte ottomane, forte de sept vaisseaux et huit frégates. Elle avait été envoyée spécialement contre Chio, sous les ordres du capitan-pacha en personne. Le fer pour les hommes, l'esclavage pour les enfants et les femmes, le feu pour la ville, tel était l'ordre du sultan.
Il fut exécuté à la lettre; mais on différa le massacre, afin que personne ne pût y échapper. Beaucoup de Chiotes s'étaient cachés dans les montagnes; on proclama une amnistie pour les attirer dans la ville, et les consuls européens eurent le malheur de se rendre garants de la bonne foi des Turcs. Les Chiotes revinrent et le carnage commença. Tout ce qu'on a dit de ce te affreuse boucherie, tous les détails que les journaux du temps ont rapportés, tout ce qui en a retenti dans l'Europe, est exactement vrai. Il n'y a pas eu, il ne put pas y avoir d'exagération. Il est très vrai que les démogérontes, l'évêque et les soixante-huit otages ont été pendus aux vergues du vaisseau amiral. Il est très-vrai que quinze mille sauvages, venus d'Anatolie, ont été transportés à Chio et qu'en mettant le pied dans l'île, ils ont reçu la défense de rien épargner. Il est très-vrai que tout ce qu'il y a eu de population mâle dans la ville et dans les villages a été égorgé, que les femmes et les enfants ont été emmenés en troupeaux et vendus suivies marchés, de Smyrne, de Brousse et de Constantinople. Tout cela est très vrai, quoique le motif et le but d'une telle barbarie soient encore inexpliqués.
Si vous passez dans un village, on vous montre une fenêtre d'une maison, et l'on vous dit : "Ici, le propriétaire a été pendu." Dans cette autre, toute une famille a été brûlée. Vous trouvez de temps en temps d'immenses tas de crânes humains; là, avaient été apportées à l'aga turc les têtes de tout un village. Interrogez chaque famille, chacune a une histoire lamentable à vous raconter. J'ai connu une femme qui avait vu massacrer son mari sous ses yeux ; elle et ses cinq enfants avaient été dispersés comme esclaves dans les pays turcs ; devenue libre au bout de sept années, elle avait parcouru l'empire à la recherche de ses enfants ; elle en avait retrouvé quatre et était revenue avec eux s'établir à Chio. Toute personne âgée de plus de trente-deux ans, que l'on rencontre aujourd'hui à Chio a été esclave et a vu son père égorgé. Un très-petit nombre seulement parvint à s'enfuir et fut recueilli sur des navires de Psara. Quinze cents environ trouvèrent un refuge dans les consulats : tout le reste périt ; on tua durant cinq mois. La contrée qui produit le mastic avait été d'abord épargnée, faute du moindre prétexte pour la ravager. Mais la mort du capitan pacha, dont le vaisseau fut brûlé par Canaris, et la panique qui saisit alors les Turcs fut un nouveau crime à venger sur les Chiotes, et il se trouvait que l'on n'avait plus que la riche contrée du midi à dévaster.
Après les hommes, on s'attaqua aux murailles. Toutes les maisons de l'île, sans exception, et presque toutes celles des villages furent démolies par le feu et par la pioche. On ne comprend pas que les forces humaines aient suffi à tant détruire. Encore faut-ii remarquer que les Turcs n'ont pas détruit dans un moment de colère, mais de sang-froid, maison par maison, avec ordre, en longtemps, et avec une cruauté patiente.
J'ai visité l'île en 1854; la désolation la couvre encore : il semble que le massacre et la ruine soient d'hier. Le temps n'est pas encore venu d'apprécier tous les résultats de la guerre de l'indépendance hellénique; mais il faut reconnaître que le premier fruit de l’insurrection a été la ruine de ce qui faisait le plus d'honneur à la Grèce.
Chio ruinée, que devinrent les Chiotes ? Ils n'avaient pas péri tous ; la fuite en avait sauvé quelques-uns, et l'esclavage en avait conservé beaucoup. Au milieu des plus grands malheurs qui puissent éprouver une race, le Chiote est resté aussi industrieux, aussi habile, aussi heureux que dans la prospérité. Il a survécu à la ruine de sa patrie.
Beaucoup de Chiotes emmenés en esclavage sont restés dans les pays turcs. L'esclavage en Turquie est un moyen de faire fortune et de s'élever aux places de l'administration; il y a tel ministre actuel de la Porte, dont on peut voir au bazar des esclaves, à Constantinople, le prix qu'il a coûté. Dans cette condition, les Chiotes devenus musulmans ont su faire leur chemin. Au mois d'avril 1855, étant alors à Chio, je vis mouiller en vue de l'île un vaisseau de ligne égyptien qui portait des troupes en Crimée ; le capitaine de vaisseau et le colonel du régiment, décorés tous deux du titré de bey, étaient nés à Chio; enlevés et conduits à Alexandrie, ils s'étaient élevés dans l'armée et dans la marine, et allaient maintenant défendre le pays où ils avaient été esclaves. Le nombre des Chiotes qui occupent ainsi de hauts emplois dans l'administration ottomane est incalculable ; l'un d'eux régnait naguère à Tunis.
D'autres, échappés au massacre ou délivrés d'esclavage, ont porté sur d'autres points de la Méditerranée leur génie commercial. Us ont fondé Syra, qui possède aujourd'hui le commerce de l'Archipel. C'est peut-être aux Chiotes que Trieste doit sa fortune; en 1829, ils étaient six mille dans cette ville, et leur arrivée concorde trop bien avec la prospérité naissante de Trieste pour n'y avoir pas contribué. Enfin, les Chiotes sont à Marseille, à Gênes, à Constantinople, à Londres, à New-York. Chio est en ruines, mais les Chiotes sont plus riches que jamais.
Quelques-uns enfin sont revenus dans leur patrie. Les Turcs, rendus à la raison, ont voulu repeupler cette malheureuse terre, afin que ses vignes, ses orangers et ses lentisques fussent cultivés ; ils ont rappelé ceux qui s'étaient échappés et leur ont rendu leurs anciennes propriétés. D'autres, que l'esclavage avait portés à Constantinople, à Erzeroum et jusqu'à Bagdad, revinrent lorsque la loi qui fixe la durée de l'esclavage à sept années les eut affranchis. On rebâtit quelques maisons, quelques églises; une petite ville se releva, éparse au milieu des ruines de la grande. Les rapports entre les Grecs et les Turcs sont aussi amicaux qu'avant le massacre ; il n'y eut entre eux ni récriminations, ni excuses ; on se tut sur les derniers événements. Les deux populations convinrent tacitement de ne jamais raviver de tristes souvenirs ; les Grecs surtout s'efforcèrent de les effacer, sages en cela et ne voulant pas que les Turcs se souvinssent de leur avoir fait tant de mal. Les Chiotes ont recouvré leurs anciens privilèges, leur liberté municipale et leur démogérontie, qui fonctionne avec les mêmes droits et autant d'influence qu'auparavant. Du reste, l'ancienne industrie a disparu et le commerce n'a plus pour objet que l'exportation des produits agricoles de l'île. Chio est pauvre aujourd'hui ; on lui rendrait pourtant son ancien éclat si l'on pouvait y rappeler tous ses enfants, que la crainte des Turcs retient encore à l'étranger, si une bonne administration et la sécurité rendaient à la ville son immense commerce d'autrefois, au bourg de Vrontado sa marine, à Palœo-Castro son industrie, et à l'île entière sa riche agriculture. »
"Mémoire sur l'île de Chio présenté par M. Fustel de Coulanges, membre de l'École française d'Athènes" in : Ministère de l’Instruction publique et des cultes, Archives des missions scientifiques et littéraires. Choix de rapports et instructions. Vol. 5, Paris, Imprimerie impériale, 1856.
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