"The Progress of the Century", lithographie de Currier & Ives.
« "Time is money, le temps est de l'argent." Nous avons dit que telle était la maxime fondamentale des Américains. On comprend qu'avec une semblable maxime pour règle de conduite, il faut nécessairement avoir toujours sur soi une montre et des pendules dans toutes les chambres, pour rappeler sans cesse les heures qui s'écoulent. Aussi le génie américain s'est-il exercé à chercher des mécaniques au moyen desquelles ont pût fabriquer des pendules à bon marché. Ils sont arrivés sous ce rapport à un résultat surprenant. Le Connecticut possède d'immenses fabriques de pendules en bois, qui donnent très bien l'heure, et se vendent en gros à raison de 2 fr. 40 c. la pièce.
Les inventions utiles, qui, aux États-Unis plus que partout ailleurs peut-être, conduisent à la fortune, surexcitent l'imagination toujours en travail des Américains. C'est à qui inventera ou perfectionnera le plus toutes sortes de choses, et si le mouvement perpétuel se trouve jamais, assurément c'est l'Amérique qui le découvrira.
D'ailleurs les inventeurs, dans le nouveau monde, ont leurs coudées franches ; rien ne vient entraver leurs essais. Il n'y a pas là-bas, comme en Europe, une grande ou une petite voirie qui censure et s'oppose aux expérimentations incommodes ou dangereuses : vous auriez, si vous le vouliez, le droit d'inventer le tonnerre dans votre chambre sans que personne pût s'en plaindre. On loue un appartement dans une rue quelconque, on paye le trimestre d'avance, comme c'est assez l'usage en Amérique, et on y invente ce que l'on veut. […]
Parmi les inventions les plus excentriques de l'Amérique, il en est une sortie du pays des Yankees purs, et qui en est bien digne. Time is money. C'est un lit réveille-matin qui ne manque jamais son but. Le mécanisme de ce lit est fort ingénieux et éminemment pratique. Il se monte de façon à produire à l'heure indiquée la plus éclatante et la plus désagréable de toutes les symphonies romantiques, fantastiques et charivariques. Si le dormeur n'est pas subitement réveillé par ce morceau d'harmonie, la mécanique bienveillante lui donne un second avertissement musical encore plus éclatant et plus désagréable que le premier. Mais si, malgré cette dernière symphonie, notre homme persiste à rester au lit par besoin de repos ou par paresse, la mécanique use de son troisième moyen, qui, celui-là, est infaillible ; cette fois, et sans aucun accompagnement d'orchestre, un ressort opère sur le fond du lit, qui bascule inopinément et fait rouler par terre l'opiniâtre dormeur.
En France, on se sert de pendules réveille-matin quand on ne veut pas se laisser entraîner au charme du farniente, et faire, comme on dit, la grasse matinée; mais on finit au bout de quelques jours par s'habituer à la pendule et on dort parfaitement au bruit qu'elle fait pour vous réveiller. Mais allez donc résister au lit réveille-matin des Américains, qui vous jette par terre au milieu des matelas et des couvertures en désordre ! On se réveillerait d'une tragédie même.
Un journal américain, L’Uncle Sam, a raconté, à propos du lit réveille-matin, une historiette assez piquante et dont il garantit l'authenticité.
M. W. D. S. avait récemment épousé la fille d'un riche négociant, une aimable et charmante personne à peine âgée de dix-sept ans. La noce eut lieu dans la maison du père de la fiancée, où il se trouvait un lit réveille-matin. Rien ne manquait à la fête : l'assemblée était nombreuse, élégante, et tout se passa pour le mieux au milieu des joies d'un pareil jour.
Minuit ayant sonné, les invités se retirèrent peu à peu, et les lumières diminuèrent dans la maison. Il ne resta plus bientôt que les grands parents, qui sortirent les derniers, laissant à leur félicité l'heureux couple qu'ils bénirent une dernière fois.
Vers la première heure du jour, et quand après les douces et vives émotions de la journée précédente, l'époux et sa tendre compagne goûtaient enfin les tranquilles bienfaits d'un sommeil tout rempli de rêves délicieux, ils furent soudainement réveillés par un affreux craquement qui sortait de leur lit. Au même instant ils se sentirent soulevés par une force invincible, et lancés au milieu de la chambre.
Se croyant victimes d'un tremblement de terre, et ne doutant plus du triste sort qui leur était réservé, ils attendirent la mort avec courage, tendrement pressés dans les bras l'un de l'autre. L'époux trouva pour consoler sa jeune femme les expressions d'une résignation passionnée. Cependant la mort n'arriva pas, et ils ne tardèrent pas à reconnaître qu'il n'y avait eu de tremblement que dans leur lit.
Le lit réveille-matin, fort beau du reste, avait été assigné comme couche nuptiale par le père de la mariée, sans qu'il pût se douter du tour imaginé par le petit Tom, le plus jeune enfant de la famille. Ce terrible gamin avait trouvé charmant de monter la mécanique du lit, après avoir mit l'aiguille du réveil à cinq heures du matin. Il avait pensé, l'espiègle, que les mariés seraient à cette heure trop bien endormis pour se réveiller tout à fait au seul signal de la musique, et qu'ils seraient précipités au bas de leur lit par la machine impitoyable. »
Oscar Commettant, Trois ans aux États-Unis: étude des mœurs et coutumes américaines, Paris, Pagnerre, 1858.
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Note : les premiers modèles de lits réveille-matin ont été présentés à l'Exposition universelle de Londres, en 1851.
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