« Depuis mon retour en France, bien des personnes m’ont demandé : "qu’est-ce que Garibaldi ?" A toutes j’ai invariablement fait la même réponse : "C’est Jeanne d’Arc !" En effet, Garibaldi est un simple, au beau sens de ce mot. Porté par un amour immense pour sa patrie, il a accompli naïvement des œuvres énormes, ne tenant jamais compte des obstacles, ne voyant que le but auquel il marche droit, sans que la possibilité de fléchir lui soit même venue à l’esprit. Son instruction paraît médiocre, son intelligence est ordinaire, son esprit assez crédule ; mais il a un grand cœur. Il a la foi, il croit à l’Italie, il croit à sa propre mission. L’illuminisme l’a-t-il parfois touché de ses ailes rêveuses ? Je le croirais : lui aussi a dû entendre des voix. Dans ces pampas sans limites de l’Amérique du Sud, qu’il a parcourues parfois en vainqueur, parfois en fugitif, mais toujours en héros ; dans ces longues nuits étoilées qu’il passait solitaire sur l’immensité des flots, à la barre de son navire, il me semble qu’il a dû écouter des voix mystérieuses, mouillées de larmes, qui lui disaient : "La terre des aïeux est en proie aux étrangers ; une vieille prophétie a dit qu’elle serait libre un jour ; cette prophétie d’espérance, c’est toi qui dois l’accomplir ; lève-toi et marche, ô libre soldat de la rénovation !" La nuit, dans son sommeil, il a dû voir en songes une femme nue, triste et belle, marquée à l’épaule d’une tiare de fer, traînant au pied une chaîne d’airain fleurdelisée, et s’efforçant d’arracher de sa poitrine une aigle noire à deux têtes qui lui rongeait le cœur ; elle a tendu vers lui ses mains affaiblies ; elle lui a dit, d’une voix suppliante : "Mon fils, je suis l’Italie, je suis ta mère, la mère des grands hommes qui ont jeté au monde les germes de toute vertu ; me laisseras-tu périr sous les tyrannies qui m’écrasent ?" Et il s’est fait alors le serment qu’il tiendra jusqu’au bout, serment d’Annibal, qui peut-être le conduira jusqu’à Rome !
Tout en laissant à Garibaldi la part immense qui lui revient dans la libération de l’Italie, il faut dire cependant qu’il a été admirablement secondé par la nation italienne. Tout ce grand peuple, issu de la même race, parlant la même langue, professant la même religion, n’ayant entre les différentes familles qui le composent que des frontières diplomatiques, est fatigué outre mesure des divisions arbitraires que les tyranneaux du moyen âge et les cabinets modernes lui ont imposées sans le consulter. Il est justement las d’être considéré comme un troupeau dont on donne tant de têtes pour faire l’appoint d’un marché ; il s’est compté, il n’ignore plus qu’il s’appelle 24 millions d’hommes, il veut rassembler ses membres dispersés, il veut se réunir à lui-même, il veut être un. […]
Invinciblement poussé vers son unité, qui est pour lui une idée fixe, fort de la sainteté de sa cause, persuadé que les vieux us des chancelleries ont fait leur temps, il a engagé la partie lui-même, ne demandant à ses chefs couronnés que d’être les spectateurs neutres du combat. Quoiqu’il connaisse la haute et patriotique intelligence de M. de Cavour, il a pu croire qu’il louvoyait encore quand il fallait agir […] alors il s’est tourné tout entier vers Garibaldi, qui l’appelait. Entre Garibaldi et le peuple italien, il y a confiance absolue : ils sont persuadés, l’un qu’il mène à la victoire, l’autre qu’il y est conduit : cela seul suffit à expliquer bien des triomphes. Il y a entraînement et presque fascination de part et d’autre, les Italiens suivent Garibaldi comme les croisés suivaient Pierre l’Ermite. »
Maxime Du Camp (1822-1894), Expédition des Deux-Siciles : souvenirs personnels, Paris, Librairie nouvelle, 1861, 353 p.
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