samedi 17 avril 2010

L'affaire Mortara : deux opinions contradictoires (1858)

Edgardo Mortara (1851-1940) à droite, et sa mère (assise), dans les années 1880.



« Plusieurs journaux se sont livrés à une vive polémique au sujet de la séquestration d'un enfant israélite de Bologne ; dans un pays comme la France, où la liberté de conscience est un principe d'ordre public et social, une mesure aussi grave devait nécessairement soulever une réprobation générale, et, ilfaut le dire, parfaitement légitime.

Nous n'examinons pas quel jugement on en peut porter au point de vue des doctrines exclusives de l'Église, mais nous n'hésitons pas à affirmer que la religion ne peut rien gagner à violenter des sentiments non moins puissants que la foi la plus sincère. Nous croyons savoir que le gouvernement français a profondément regretté la conduite tenue par la cour de Rome dans cette affaire, et, si nous sommes bien informés, l'ambassadeur de l'Empereur aurait, dès le premier moment, employé tous ses efforts pour éclairer le Saint-Siège et lui représenter comment l'opinion, en France, ne manquerait pas d'envisager un acte qui est de nature à blesser les plus saintes affections. Nous sommes certains que M. le duc de Gramont n'aura pas manqué de signaler au Saint-Père tout le préjudice qui pouvait résulter, pour les véritables intérêts de la religion, d'une atteinte aussi manifeste, portée, au nom de l'Église et par ses ministres, aux droits du père de famille comme aux liens qui l'unissent a son enfant.

C'est qu'en effet, du moment où la religion accepte pour auxiliaires des subterfuges occultes ou les violences, elle porte le trouble dans les consciences et compromet sa dignité. L'Église, pour rester fidèle à sa mission, doit, la première, enseigner le respect de la puissance paternelle; en pareille matière, la religion ne saurait avoir d'autres règles que celles de la nature, et on les a méconnues doublement en maintenant la conversion d'un enfant mineur, incapable de faire acte de discernement, et en le séparant de sa famille.

Telle est la doctrine que nos consuls en Orient ont eu si souvent l'occasion d'invoquer, pour soustraire de jeunes chrétiens au fanatisme des musulmans, qui, sous les prétextes les plus futiles, abusant du pouvoir dont ils disposent, enlèvent ces enfants à leurs familles, en prétendant qu'ils ont embrassé l'islamisme ; le gouvernement ottoman, il faut en convenir, ne s'est pas toujours refusé à interposer son autorité pour réprimer de pareils écarts. Or, nous ne saurions approuver, en pleine chrétienté, ce que nous réprouvons en Turquie.

Nous avons eu trop souvent occasion de rendre hommage à la noblesse et à l'élévation des sentiments éclairés et paternels de Pie IX, pour ne pas être certain qu'il ressent amèrement les tristes effets de cet aveugle zèle. On assure qu'il n'a caché ni ses regrets ni sa tristesse, dès qu'il a pu apprécier les circonstances qui ont accompagné la conversion du jeune Mortara. II a reçu avec une extrême bonté le père de cet enfant, et il a voulu que le fils put être visité par ses parents toutes les fois qu'ils en témoigneraient le désir. Nous voudrions apprendre que sa Sainteté a pu faire davantage et que l'enfant a été rendu à sa famille.

Le gouvernement français n'aura, du moins, négligé aucun effort pour déterminer le Saint-Siège à donner à l'opinion publique la satisfaction que, de toutes parts, elle réclame. Mais il paraîtrait que l'autorité du Pape se trouve impuissante pour invalider un fait religieux que l'Église a, de tout temps, considéré comme appartenant exclusivement au domaine spirituel, et qui ne saurait dès lors relever de la volonté personnelle du chef de l'Église. [...]

Am. Renée [rédacteur en chef du Constitutionnel]. »


Le Constitutionnel, 43e année, n° 290, dimanche 17 octobre 1858,


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« Ce que c'est que le baptême (23 octobre 1858)

L'un des indices les plus frappants de l'envahissement du naturalisme chez nous est, sans aucun doute, l'impression d'étonnement, pour ne rien dire de plus, que produit ça et là l'affaire du juif Mortara. Il y a un siècle, pas un chrétien n'eût témoigné la moindre surprise de la conduite qu'a tenue le Souverain Pontife dans cette affaire ; chacun, en apprenant ce fait du baptême d'un enfant juif, se fût inquiété des périls qui allaient menacer l'âme de ce néophyte, remis en contact avec des parents plongés dans les ténèbres du judaïsme : aujourd'hui, il nous faut entendre d'autres chrétiens blâmer la manière d'agir du Chef de l'Eglise, sans montrer nul souci de la persévérance de ce frère que le saint baptême leur a donné. Comment s'est opérée cette révolution dans les idées d'un si grand nombre ? Il est aisé de le dire. Ces chrétiens sont préoccupés en premier lieu, non du souverain domaine du Christ sur tous ceux que le sacrement régénérateur a faits ses membres, mais de l'autorité de la famille naturelle sur les enfants ; non des droits de l'Église, mère commune, mais des préjugés païens de la société moderne ; non du salut éternel de l'enfant, mais des idées de liberté personnelle, qui leur semblent une conquête à la conservation de laquelle il faut tout sacrifier. Ce n'est qu'à travers ces préjugés naturalistes qu'ils consentent à voir les vérités de la foi et de la pratique chrétiennes. Et l'on s'étonne après cela que nous jetions le cri d'alarme, que nous réclamions contre les progrès du naturalisme, que nous avertissions les fidèles de veiller sur eux et de se garder des miasmes délétères au milieu desquels il leur faut vivre ! […]

Le baptême imprimant un caractère ineffaçable et ne pouvant être réitéré, les obligations qu'il entraîne ayant les plus graves conséquences pour l'éternité, l'Église défend de conférer ce sacrement aux enfants des juifs et des infidèles, à moins que ces enfants ne soient en danger évident de mort, ou encore que les parents ne consentent à ce qu'ils soient élevés dans la religion chrétienne.

Si l'enfant de juif ou d'infidèle, ainsi baptisé en danger évident de mort, vient à survivre, ou si les parents enfreignent l'engagement qu'ils avaient pris de le laisser élever dans le christianisme, le devoir du magistrat dans un Etat constitué chrétiennement est de soustraire l'enfant aux influences de la famille, et de le placer dans une situation où il puisse garder la foi qui lui a été infuse par le baptême, et arriver au salut par la pratique des devoirs dont il a contracté l'obligation.

Deux droits distincts se trouvent ici en présence : celui des parents sur l'éducation de leur enfant, et celui de l'enfant lui-même à jouir des avantages qu'il a obtenus dans son baptême et à être préservé du péril auquel l'exposerait l'infraction des devoirs qui lui incombent. De ces deux droits, l'un appartient à l'ordre de nature, l'autre à l'ordre surnaturel ; tous deux viennent de Dieu ; dans le conflit, lequel devra l'emporter ? le droit surnaturel, sans aucun doute. Dieu ne peut être contraire à luimême ; le droit postérieur abroge le droit antérieur ; le droit supérieur remplace le droit inférieur. Il est évident que Dieu, qui impose à l'enfant l'obligation de vivre en chrétien, ne peut autoriser en même temps les parents à étouffer en lui le christianisme. La puissance paternelle est donc suspendue dans l'espèce, bien qu'elle persiste pour tout le reste ; seulement elle est dévolue, pour l'éducation de l'enfant, à une puissance plus haute, celle de l'Église, représentée momentanément par l'autorité du magistrat chrétien. C'est cette autorité à qui il appartient de protéger l'individualité chrétienne de l'enfant, jusqu'à ce qu'elle n'ait plus rien à craindre des influences dela famille. Et il se rencontre des chrétiens que l'application de ces principes étonne. Ils n'ont donc jamais lu l'Evangile; autrement ils y auraient appris que les liens naturels doivent céder quand le devoir surnaturel réclame. Ce principe n'est ni plus ni moins qu'une des bases fondamentales du christianisme. […]

L’affaire du juif Mortara présente une de ces situations violentes dont nous parlons. Il est vrai que l'enfant n'est pas en âge de soutenir en face du père sa résolution de rester chrétien ; mais c'est précisément pour cela que l’Église, dont il est devenu le fils pour jamais, lui doit venir en aide et lutter en sa place. Elle confesse aujourd'hui, dans cette affaire, le principe surnaturel qui est sa vie. Remplie de reconnaissance envers Dieu, qui, voyant qu'un si grand nombre d'enfants est moissonné chaque jour, avant l'âge où l'homme peut discerner la vérité, a daigné rendre efficace jusque dans cet âge si tendre le sacrement de la seconde naissance, elle se résigne volontiers à encourir le reproche de tyrannie de ceux-là même qui devraient reconnaître dans sa conduite la sollicitude d'une mère. Elle plaint les parents naturels de l'enfant, et si elle suspend l'exercice de leur pouvoir sur lui, elle n'a garde de contester ce pouvoir en lui-même ; au contraire, elle le protége en ne souffrant pas qu'il s'exerce contre la disposition de Dieu dont il émane. Auteur de la nature, Dieu est aussi l'auteur de la grâce ; et il n'a créé la nature qu'avec l'intention de la rehausser et de la transformer par la grâce, sauf à briser l'obstacle qui s'opposerait à la victoire de celle-ci. C'est ce que l'Eglise sait, c'est ce qu'elle a toujours enseigné, c'est ce qu'elle enseignera toujours.

Les chrétiens qui s'étonnent aujourd'hui, qui osent murmurer le mot de Moyen-âge, auraient donc trouvé bon que le Saint-Père livrât a un père juif cet enfant que la grâce divine a providentiellement conquis, ce frère, ce membre de Jésus-Christ, ce temple de l'Esprit-Saint, en l'âme duquel le baptême a infus les vertus théologales, cet héritier du royaume céleste ; que cet élu encourut le risque certain de voir flétrir en lui le divin caractère dont il est marqué pour l'éternité; que sa bouche apprît à blasphémer Jésus-Christ qui l'a régénéré ; que pour obéir aux leçons de la famille et aux traditions de la Synagogue, il prît en exécration ce sceau ineffaçable dont il est marqué ; en un mot, qu'il devînt un apostat ! Je le demande, le naturalisme qui inspire en ce moment de telles pensées à des chrétiens qui prétendent rester chrétiens, n'a-t-il pas faussé leur jugement, n'a-t-il pas aveuglé leur entendement? Qu'un infidèle raisonne ainsi, on le plaint, on l'excuse ; mais que des hommes qui font profession du christianisme se laissent aller à de telles idées, est-il rien qui nous montre plus clairement à quel degré le siècle a perdu le sens de la foi ?

Comment est-on arrivé à de telles inconséquences, à de si étranges aberrations ? L’explication est aisée. On a accepté sans examen toutes les idées païennes qui courent le monde civilisé et compromettent sa paix et son existence depuis plus de soixante ans ; et on a voulu, de gré ou de force, y coudre un lambeau de christianisme. Vous aurez beau faire, il y a là incompatibilité radicale : la seule affaire du juif Mortara le prouve surabondamment. Vous voulez que le christianisme n'ait pas limité les droits du père de famille, quand ils font obstacle aux droits du Christ et de son Église ; vous vous trompez. Tout à l'heure, vous nous reprochiez de rétrograder jusqu'au Moyen-âge ; c'est vous qui rétrogradez jusqu'au paganisme. Alors, en effet, le père de famille était maître absolu ; souvent même il avait droit de vie et de mort sur ses enfants. Laissez-nous donc vous dire que nous ne sommes plus sous ce droit de nature ; nous avons été affranchis, et c'est au baptême que nous devons la liberté, cette liberté en présence de laquelle toutes les autres ne sont rien, la liberté d'être enfants de Dieu, par cette génération qui ne procède ni de la chair ni du sang, mais de Dieu lui-même. »
D. P. Guéranger, abbé de Solesmes. »
 
Cité par Louis VEUILLOT, Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires : 2e série (1860).

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