« 25 août 1837.
Aujourd'hui a eu lieu l'inauguration du premier chemin de fer parisien ; demain l'ouverture, aujourd'hui l'inauguration ; ne confondez pas : demain le public, aujourd'hui les élus. Pendant que nous écrivons ces lignes, nous avons auprès de nous un de ces élus qui arrive à l'instant de Saint-Germain; il nous conte son voyage en déjeunant ; il mange, oh ! mais il mange de manière à ruiner à jamais toute entreprise de chemin de fer, car si c'est une économie de voyager si vite et pour si peu, ce n'en est pas une de rapporter de ses voyages une faim dévorante, que rien ne peut assouvir. Cet infortuné jeune homme, qui est un de nos plus proches parents, est sorti de chez lui ce matin à sept heures, après avoir solidement déjeuné; il est arrivé rue de Londres, joyeux et dispos; il est monté dans une excellente berline ; il s'y est assis fort à l'aise sur de très bons coussins, il a entendu un roulement, et puis bst il est arrivé à Saint-Germain. Il prétend avoir aperçu quelques arbres dans la campagne pendant la route, mais il n'oserait l'affirmer; il sait cependant qu'il a passé sous une voûte, et qu'il est resté une grande demi-minute privé complètement de lumière.
En arrivant à Saint-Germain, son âme s'est attristée en songeant qu'il lui avait fallu si peu d'instants pour être si loin de toute sa famille et de tous ses amis; alors il a voulu repartir, mais il doutait de la promptitude du retour. Cela est naturel, nous ne savons pourquoi; mais en général on part plus vite que l'on ne revient; il est reparti, et bst le voilà arrivé à Paris; vingt-six minutes pour aller, vingt-six minutes pour revenir; quel charmant voyage! une voiture très-douce, point de cahots; point de postillons ivres, point de chevaux blancs attelés avec des cordes; point d'embarras, aucun ennui; les compagnons de voyage sont tous charmants, on n'a pas le temps de les voir; on apprend le lendemain qu'on a fait la route avec son frère, mais il regardait à gauche et vous à droite : vous ne vous êtes pas reconnus. Quel plaisir de se promener sur l'impériale de la voiture ! s'il pleut, on n'a pas le temps d'ouvrir son parapluie. Ah ! la délicieuse manière de voyager ! Mais, hélas ! chaque belle invention a son mauvais côté : à peine arrivé, une faim horrible vous dévore; vous venez de faire dix lieues, et la faim ne vous fait point de grâce, vous avez l'appétit qu'on a quand on vient de faire dix lieues. L'estomac se fait à l'image de la route, un chemin de fer produit un estomac de fer. Ô gastronomes ! quelle découverte pour vous!
Les chevaux sont, dit-on, indignés, humiliés, furieux ; on prétend qu'ils se révoltent contre cette nouvelle invention ; il y en a de présomptueux qui veulent lutter de vitesse avec les wagons. On raconte qu'hier, plusieurs chevaux, sur la route, en voulant dépasser les voitures, se sont emportés, car hier déjà la reine et les princesses sont allées à Saint-Germain. La reine est la première femme qui soit montée dans la voiture aérienne ; aujourd'hui le grand chancelier de France et trois ministres ont fait le voyage : le ministre de l'instruction publique, le ministre des finances et le ministre de la justice; et les mauvais plaisants de s'abandonner aussitôt à leur légèreté naturelle... Jamais l'instruction n'avait été plus rapide, disait l'un. La justice est prompte aujourd'hui, disait un autre. Le ministre des finances serait bien content, disaient les plus malins, si son budget pouvait passer aussi vite. Toutes sortes d'aimables bêtises, qui n'en sont pas moins l'esprit français. »
Oeuvres complètes de madame Émile de Girardin (née Delphine Gay), vol. 4, Paris, H. Plon, 1860.
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