jeudi 27 janvier 2011

"L’argent a conspiré contre la république et l'a condamnée à la misère" (Ch. Delescluze, 1848)

Dessin paru dans La Revue comique, décembr 1848.

« Hurrah ! Hurrah ! la bourse est à la hausse ! Réjouissez-vous, loups-cerviers de la banque, chevaliers de la coulisse, héros du lansquenet, gentilshommes de cour d’assises ! Pendant dix mois, vous avez fait maigre chère, vos dents se sont allongées, mais aussi, comme vous allez vous en donner à cœur joie, comme la curée va vous paraître succulente ! La bourse est à la hausse ! Hurrah ! Hurrah !

Et toi, peuple crédule, profiteras-tu de la leçon ? On te l’a dit, quand la bourse est en hausse, c’est que l’honneur et la dignité du pays sont en baisse. Le lendemain de Waterloo, alors que trente mille cadavres français gisaient dans les plaines de Belgique, le cinq pour cent reprenait faveur, et tu dois comprendre maintenant combien tu t’es trompé en donnant tes voix à M. Bonaparte, devenu le patron de l’agiotage, dès le premier jour de son triomphe !

Après tout, ton merveilleux instinct t’a peut-être bien servi ; tu voulais tu venger et tu tiens ta vengeance. Grâce à toi, nous voici pour jamais délivrés de cette coterie aussi féroce qu’égoïste, qui depuis longtemps étouffait la république. Reste à savoir maintenant si en élevant sur le pavois le neveu de l’empereur, tu n’as pas voulu montrer le néant de toutes ces prétentions héréditaires qui menaçaient la république.

Mais sache-le, pour mener à bonne fin cette dangereuse expérience, il faut une vigilance de tous les instants, une logique impitoyable. Il ne faut pas faiblir ni permettre de porter atteinte à ta volonté souveraine.

La république t’avait promis l’égalité, le droit au travail ; livrée dès son début aux perfides conseils de la réaction, elle ne t’a donné qu’un peu plus de misère qu’auparavant, en y ajoutant, par forme de compensation, force de coups de canon et de fusil. Il dépend toujours de toi, malgré l’élection de M. Bonaparte, que la république acquitte les dettes du gouvernement provisoire. Pour cela, tu n’as qu’à vouloir.

Parmi les concurrents qui se sont disputé tes suffrages, tu as pris celui dont les offres étaient les plus magnifiques, et qui pouvaient plus sûrement te débarrasser de M. Cavaignac. Confiant comme toujours, tu as donné ton vote sans exiger des arrhes. Puisses-tu ne pas éprouver une nouvelle déception ! Tu ne veux plus des contributions indirectes ni des octrois, tu veux avoir le droit de vivre en travaillant, tu veux que tes fils ne soient plus les seuls à payer l’impôt du sang, tu te lasses de voir tes filles servir à la débauche des oisifs. Tu sais qu’il n’y a de richesse que dans le travail, et tu veux ta place au banquet de l’égalité. On t’a promis tout cela, et ceux qui venaient mendier tes voix pour leur préféré, t’eussent promis bien davantage…

Aujourd’hui, ils se frottent les mains et croient t’avoir trompé. Montre-leur que tu as pris au sérieux les engagements qu’ils ont contractés envers toi. C’est par ton labeur que les moissons croissent dans nos plaines fertiles, que les vendanges dorent nos coteaux ; ce sont tes robustes bras qui tirent des profondeurs de la terre les richesses que la nature y a placées en dépôt ; tout ce qui sert à assurer et à embellir l’existence, c’est à toi qu’on le doit, et cependant du meurs de froid et de faim auprès des produits gagnés par tes sueurs ; tu n’as pas de vêtements, et les étoffes que tu as tissées s’entassent dans les magasins. Tu n’as pas un asile pour reposer ton corps fatigué, et c’est toi qui élèves ces édifices qui font l’orgueil de nos cités. Il est temps que la répartition du travail et des produits devienne équitable. C’est ta volonté, c’est ton droit, c’est ton devoir.

Et nous qui n’avons qu’un désir, celui de transformer en frères tous les enfants de la grande famille française, nous te conjurons de ne pas abandonner ton œuvre. Ne te laisse pas leurrer par des promesses vaines. Tu es encore souverain, tu peux commander.

Les joies sinistres de la haute banque montrent assez que les exploiteurs de la veille n’ont pas renoncé à leur coupable industrie. Il faut que la puissance de l’argent s’incline et disparaisse devant la souveraineté du travail. Jusqu’à ce jour, l’argent a régné sur le monde ; l’argent a conspiré contre la république et l’a condamnée à la misère pour te punir de ta victoire de février. Montre à ces marchands de pièces de cent sous que tu peux mieux se passer de leurs services si chèrement payés, qu’ils ne peuvent se passer de ton travail. Des hommes profondément dévoués à ta cause, non pas de ces empiriques qui te bercent de belles paroles pour se faire litière de tes douleurs, mais pénétrés du besoin d’accommoder la science et le droit aux nécessités du jour, vont te mettre à même de ne plus recourir au patronage usuraire des vendeurs d’argent. Ecoute leurs leçons, apprends d’eux que les lois de la solidarité humaine ne sont pas un mensonge, demande à l’association et à l’échange volontaires le moyen de satisfaire tes besoins et la consécration de ta liberté. Cela fait, tu deviendras ce que tu dois être, une créature de Dieu.

Cependant, n’oublie pas que la république est la forme essentielle de l’égalité humaine, et si jamais une main se levait pour toucher à l’arche sainte de la révolution, rappelle-toi qu’il ne te faut que trois jours pour combattre et pour vaincre le despotisme sous quelque forme qu’il se présente.

Et maintenant, loups-cerviers de la banque, chevaliers de la coulisse, héros du lansquenet, gentilshommes de cour d’assises, hâtez-vous de jouir des bienfaits de la hausse ; votre règne ne sera pas de longue durée. L’égalité s’avance et bientôt vous serez forcés de compter avec le travail.
Ch. Delescluze, rédacteur. »

La révolution démocratique et sociale, 1ère année, n° 39, vendredi 15 décembre 1848.

mercredi 26 janvier 2011

"Que les machines à vapeur... vivifient nos manufactures" (Ad. Blanqui, 1825)

Mine de charbon au Royaume-Uni, anonyme, huile sur toile (1825),
Liverpool, Walker Art Society.

« L'introductrion des machines à vapeur et leur application aux différentes tranches de l'industrie, ont causé une révolution si importante dans les manufactures et dans les arts, que nous croyons faire une chose agréable à nos lecteurs en leur présentant un exposé clair et simple des phénomènes qui résultent de cette admirable invention. On ne les connaît guère en France que de réputation, et ils sont un peu, parmi nous, comme ces mines du Mexique et du Pérou, dont tout le monde parle, et que peu de personnes ont vues. Lorsque la connaissance en sera plus répandue, leurs avantages seront miens appréciés et l'on se demandera peut-être avec étonnement, pourquoi la France possède à peine trois ou quatre cents de ces machines, tandis qu'en Angleterre on les compte par milliers. Offrons d'abord une description succincte de l'appareil principal.

Il consiste eu un large cylindre qui reçoit un fort piston du même diamètre, comme dans la pompe foulante. La vapeur est fournie par une vaste chaudière, d'où elle s'introduit dans le cylindre au moyen d'une ouverture qui peut se fermer à volonté. La force de la vapeur (1) soulève le piston auquel est adapté un long levier, qui sert à mettre en mouvement une pompe, une manivelle, un mécanisme quelconque. Parvenu à une certaine hauteur, le piston ouvre, dans la partie supérieure du cylindre, une soupape qui laisse entrer une petite quantité d'eau froide : la vapeur est à l'instant condensée, le vide s'opère dans le cylindre, et le piston chargé de la pression atmosphérique, redescend pour être soumis de nouveau à l’action de la vapeur. Il remonte et redescend ainsi continuellement avec une force proportionnée à la quantité et à la tension de la vapeur qui lui est appliquée. Une machine dont le cylindre a 30 pouces de diamètre et dont le piston frappe dix-sept coups par minute, équivaut à la force de 40 chevaux travaillant jour et nuit (2), et elle consomme 11,000 livres de charbon en vingt-quatre heures.

On conçoit maintenant sans difficulté les diverses applications de ce puissant appareil : le levier adapté au piston, peut faire mouvoir toutes sortes de mécanismes, depuis le plus simple jusqu'au plus compliqué. L'illustre Watt, auquel l'Angleterre reconnaissante vient d'élever une statue, est le premier qui ait donné à la machine à vapeur, cette flexibilité qui permet d'en retirer d'aussi grands services. On peut l'en regarder comme le véritable inventeur. Avant lui, quelques anciens et plusieurs modernes avaient observé les résultats pratiques de la tension de la vapeur ; mais c'est à Watt qu'appartient tout l'honneur de les avoir appliqués à la mécanique et d'en avoir armé la main de l'homme. On ne sait ce qu'on doit le plus admirer du génie ou de la patience de cet utile citoyen, lorsqu'on étudie avec soin l'histoire des machines à vapeur ; j'en ferais volontiers juges mes lecteurs par eux-mêmes, si la nature de cet article ne m'interdisait les détails purement techniques. Il suffira de dire qu'au moment où je parle, le pouvoir de l'appareil de Watt équivaut, en Angleterre seulement, à la force de 500 mille chevaux, ou selon le docteur Ure, de cinq millions d'hommes.

Cette prodigieuse machine, parvenue aujourd'hui à un très-haut degré de précision, de souplesse et de régularité, soulève des vaisseaux de ligne, sert à forger des ancres, à filer le coton et la soie, à broder la mousseline et à façonner tous les métaux. Par elle, le génie de l'homme exploite dans les entrailles de la terre ses nouvelles conquêtes ; il brave sur mer les vents contraires, et les calmes plus redoutables encore ; il remonte les rivières les plus rapides, et il rend à la vie les contrées les plus disgraciées de la nature. Des villes entières lui doivent tonte leur existence : Birmingham, Manchester, Leeds, Preston, Glasgow sont là pour l'attester. L'Amérique étonnée reçoit avec transport ce présent de l'ancien monde : le Mississippi, l'Ohio, la Chesapeake, et même l'Orénoque, l'ont vu paraître sur leurs rives.

J'entends dire quelquefois que l'industrie et la mécanique étouffent la poésie et n'ont rien de ce charme séduisant attaché aux grandes choses. N'est-ce point un beau spectacle que celui d'un vaisseau à vapeur, excité par le feu, et semblable à un être animé, lorsqu'il s'avance majestueusement sur la cime des vagues, et qu'il brave, appuyé sur ses ailes rapides, leur fureur impuissante ! n'avons-nous pas des expressions à créer, pour peindre ces chars mobiles obéissant au char qui les entraîne et qui les guide, en traçant sur leur route un sillon de fumée ! Et qu'a-t-il fallu pour obtenir ces merveilles ? un peu d'eau, un cylindre, et quelques leviers ! Lorsqu'on réfléchit qu'avec ces faibles moyens, on est parvenu à augmenter la production d'une manière presque illimitée, qu'on a rapproché les distances les plus considérables, et préparé à l'humanité entière un avenir plus doux, une existence plus heureuse ; n'y a-t-il rien dans tout cela, qui puisse faire battre le cœur d'un poète !

Considérés sous un rapport plus sévère, les résultats de la découverte de Watt confirment ce bel aphorisme de Bacon : le savoir est une puissance. En effet, la machine à vapeur paraît destinée à balancer l'influence des gros vaisseaux de guerre : elle échappera à leurs lourdes manœuvres, et rendra leur fuite, en cas de défaite, extrêmement difficile. Elle leur aura dérobé la foudre, comme Franklin ravit le feu du ciel, et l'on pourra dire aussi de Watt, qu'il arracha le sceptre aux tyrans, puisqu'il aura rendu les mers libres. Son appareil tout puissant offre déjà aux industries de toutes les nations des communications promptes et faciles ; on n'a qu'à suivre de l'œil les magnifiques paquebots qui croisent entre Londres et Calais, le Havre et Southampton, Brighton et Dieppe, pour juger de l'avenir par le présent. Bientôt sur ces merveilleuses embarcations, les Suisses iront visiter l'Angleterre et les villes Hanséatiques : on dira le port de Bâle comme on dît le port de Bristol et celui de Hambourg; on naviguera sur le Rhin, comme on se promène en bateau à vapeur sur les lacs des Alpes, de l'Écosse et de l'Amérique.

Hâtons-nous donc ; partageons avec nos voisins l'héritage de Watt. Les découvertes du génie sont le patrimoine de l'espèce humaine toute entière : la grande famille française y a plus de droits qu'aucune autre, elle qui a produit tant d'hommes de génie. Que les machines à vapeur ne courent pas seulement sur la Seine, de Paris à St-Cloud, pour amuser les oisifs de notre capitale ; qu'elles vivifient nos manufactures, nos mines si riches et si mal exploitées ; que nos ouvriers fassent connaissance avec elles, et raisonnent sur leur construction, comme ils le font chaque jour en Angleterre et en Ecosse ; et nous verrons bientôt les districts les moins populeux de la France, se couvrir d'heureux habitants. La Sologne, les Landes, l'Auvergne, les départements qui manquent de cours d'eau pour leurs fabriques, où de routes pour leurs débouchés, renaîtront à l'industrie ; et nous tirerons quelque parti de l'immortelle découverte, au moyen de laquelle, les Anglais, par le seul, secours des machines actuellement en exercice dans leur pays, ont prouvé qu'ils pourraient remuer les pyramides d'Egypte en moins de cinq heures ! » 

Adolphe Blanqui, « De l’influence des machines à vapeur sur la prosperité publique », Le Producteur, journal de l’industrie, des sciences et des beaux-arts, tome premier, Paris, 1825. 

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(1) On sait que cette force est due à la tension de la vapeur qui cherche à occuper un espace dix-sept cent fois plus considérable que celui de l'eau dont elle émane.
(2) C'est-à-dire, à 120 chevaux travaillant huit heures par jour.

"Les serfs... ne murmurent pas, il semblent résignés à tout ce qui leur arrive" (A. Lestrelin, 1861)

Paysans russes au cabaret, aquerelle de Carl Ivanovitch, Saint-Petersbourg, 1817.
Coll. Brown Univ.

« Les serfs russes sont généralement bons, hospitaliers, soumis envers leurs seigneurs, et malgré les mauvais traitements dont on les accable impunément, ils restent attachés à leurs maîtres. Si parfois ils se révoltent, c'est que leur patience a été mise à de rudes épreuves ; mais avant qu'ils en viennent à une telle extrémité, ils supportent bien des souffrances avec résignation. […] Si nous regardons le revers de la médaille, les serfs sont nonchalants, paresseux, menteurs et enclins à l'ivrognerie. Ils ont les défauts particuliers aux esclaves, qui ne peuvent avoir d'autre volonté que celle de leur maître ; qui doivent toujours ramper devant la force brutale qui en fait des machines industrielles, puisqu'ils n'osent pas se permettre la moindre observation, et qu'ils sont contraints de faire tout ce qu'on leur ordonne.

Les seigneurs accusent généralement leurs paysans d'être voleurs. Certes, ils sont voleurs ; mais, en tous cas, ce sont d'honnêtes voleurs ; car ils ne prennent que des choses de première nécessité : du fourrage pour leur cheval, de l'herbe pour leur vache ou du bois pour se chauffer. Enfin ils ne cherchent à s'approprier que ce qui manque aux besoins de leur pauvre ménage ; jamais ils ne volent d'effets ni d'argent.

D'ailleurs, ces détournements sont presque toujours commis par des paysans extrêmement malheureux, que poussent à bout toutes les horreurs de la détresse ; car les serfs qui jouissent de quelque aisance, c'est-à-dire qui récoltent assez de blé pour nourrir leur famille et assez de fourrages pour leurs bestiaux, ne se rendent jamais coupables de ces petits larcins. […]

Les vols de chevaux, qui du reste se font rarement en Russie, sont le fait des tsiganes nomades qui parcourent l'intérieur. Aussi leur refuse-t-on toujours la permission de séjourner dans les villages, et lorsqu'on les voit s'installer dans les champs environnants, tous les paysans se tiennent sur leurs gardes ; car il faut dire que, faute de pouvoir voler les chevaux, ces bohémiens dévalisent très adroitement les basses-cours ; mais ils osent rarement s'introduire dans les chaumières et bien moins encore dans les maisons seigneuriales.

L'hospitalité est une vertu dont les Russes modernes ont hérité de leurs ancêtres. Un serf ne refuse jamais un morceau de pain au pauvre qui lui demande la charité ; il lui accorde même un gîte pour la nuit. On sait que la noblesse, surtout celle de la province, conserve encore ces anciennes habitudes d'hospitalité. Jadis, chaque villageois laissait la porte de sa chaumière ouverte en son absence, et, avant de quitter son logis, il plaçait sur la table un pain et du sel ; de sorte que le voyageur qui se présentait chez lui pouvait se restaurer et se reposer. Mais depuis les guerres de 1812, les soldats qui voyagent isolément sont devenus très-pillards ; aussi les paysans ferment-ils à présent la porte de leur chaumière quand ils s'en éloignent. Néanmoins ils n'ont pas cessé de faire la charité aux pauvres et de donner l'hospitalité aux voyageurs.

Le caractère des paysans est généralement mélancolique. Leur gaieté n'est jamais bruyante ; leurs chants sont empreints de tristesse. Dans l'ivresse même leur front ne se déride pas. Peu expansifs de leur nature, les serfs concentrent leur colère; ils ne murmurent pas ; ils semblent résignés à tout ce qui leur arrive. Rien ne les surprend, ne les étonne ; ils doivent obéir : ils obéissent !

Le paysan russe est très patient ; il endure de grandes souffrances avant d'avoir l'idée de se venger ; mais du jour où il a pris cette résolution, rien ne l'arrête ! Le knout, l'exil en Sibérie ne sauraient l'effrayer. Pour arriver à son but, il affronterait la mort !

Dans un village appartenant à un de nos parents, les paysans se sont débarrassés de trois intendants dans l'espace d'une année. Le premier a été noyé dans un étang ; le second a été attaché à l'aile d'un moulin où on l'a laissé tourner jusqu'à ce que mort s'ensuive ; le troisième a été frappé de onze coups de hache. […] Néanmoins, nous affirmons qu'il y a plus d'irréflexion que de méchanceté, plus de stupidité que de cruauté dans leurs actions. Ils se laissent souvent influencer par leurs idées superstitieuses. En voici un exemple :

Les popes, en prêchant dans leurs églises, en 1812, une croisade contre les Français, avaient fini par persuader les gens de la campagne que l'armée de Napoléon n'était composée que d'hérétiques.

— "Ne parlez pas à un Français ! leur disaient-ils ; ce sont tous des diables. Ils ne se signent jamais devant les églises, et ne portent point d'images saintes à leur cou. Vous pouvez les tuer ; ce sont les ennemis de la Russie et de la religion orthodoxe."
Si cela se prêchait dans les villages au début de cette fatale campagne, on doit se figurer ce qu'on a dû dire en voyant profaner les églises ; car il n'est que trop vrai qu'on ne les a pas respectées. On en a fait des magasins, des ambulances et même des écuries, et ce fut une bien grande faute que d'attaquer les croyances religieuses d'un peuple superstitieux ; car du jour où l'on profana les églises, on s'attira la haine de toute une nation.

Des paysans nous ont raconté à nous-mêmes, qu'excitées par les prêtres, leurs femmes achetaient des prisonniers français aux Cosaques chargés de conduire ces malheureux dans l'intérieur du pays. A cet effet, elles se cotisaient entre elles, marchandaient un Français sur sa bonne mine, et le payaient de 3 à 4 pétaks (le pétak vaut 15 centimes). Alors, le pauvre prisonnier devenait la souris entre les griffes du chat. On jouait avec lui ; puis on le tuait. Il y en avait qu'on jetait dans les puits, d'autres qu'on faisait rôtir dans le four ; quelquefois on les enterrait jusqu'aux épaules et la tête servait de but aux enfants du village qui visaient dessus à coups de pierre. Parfois on leur crevait les yeux, et la foule s'égayait des culbutes que les malheureux faisaient en marchant.

Il est arrivé que des Bretons, des Espagnols et des Italiens ont été préservés de ces affreux supplices parce qu'ils portaient des scapulaires. La présence d'une croix ou d'une médaille de saint faisait cesser ces amusements barbares. Alors le prisonnier échappait à là mort ; on le nourrissait et on le rendait aux premiers Cosaques qui passaient par le village.

Notons que les hommes ne participaient pas toujours à ces cruautés ; évidemment, si ces gens et les prisonniers avaient pu se comprendre, de telles atrocités n'auraient point eu lieu.

Depuis cette époque désastreuse l'intelligence des paysans s'est un peu développée par la force des choses. Bien qu'en dehors du rouage des idées nouvelles, leurs yeux aperçoivent déjà la lumière civilisatrice ; et dans certaines provinces l'émancipation est, en ce moment, l'unique point de mire des paysans.

Il y a vingt ans, et même jusqu'à la mort de l'empereur Nicolas, les serfs n'avaient pas d'idée arrêtée sur la liberté. Ce mot magique, commenté par les fortes têtes de l'endroit, se résumait ainsi dans leur pensée : un homme libre est dispensé de tout travail et son seigneur doit le nourrir.

Comme le mot liberté n'était jamais prononcé par leur maître, qui avait intérêt à ne pas les éclairer sur sa signification, ces pauvres encroûtés erraient de conjectures en conjectures, et chacun d'eux se flattait de pouvoir vivre selon ses goûts, sans même songer aux nécessités de la vie matérielle. […]

L'histoire nous montre le peuple russe adonné de tout temps à la boisson. D'où lui vient cette habitude dégradante ? Est-ce pour réchauffer ses membres engourdis par un froid excessif ? Est-ce pour trouver dans l'ivresse l'oubli de sa misère et de son esclavage abrutissant ?

En regardant déjà loin en arrière, nous voyons qu'Ivan III, fut contraint de donner des lois très-sévères pour mettre un frein à l'ivrognerie des habitants de Moscou et des campagnes. Plus tard, Boris Godounov supprima un grand nombre de cabarets dans la ville de Moscou ; non-seulement on y buvait, mais c'étaient encore des lieux de corruption et de débauches. Les femmes s'y prostituaient pour quelques verres d'eau-de-vie; les enfants de boyards, les strelitz, les cosaques s'y mêlaient au menu-peuple. On y jouait aux dés et aux jeux de hasard ; puis lorsque les têtes s'échauffaient, il était rare que les injures et les coups ne terminassent pas ces rassemblements tumultueux. D'après cela, on peut se figurer ce qui se passait dans les villes de province et dans les villages, où les seigneurs protégeaient ces débits de boissons spiritueuses qui leur rapportaient de grands bénéfices.

Depuis longtemps la couronne s'est appropriée cette branche d'industrie et les seigneurs russes n'ont plus le droit de fabriquer et de vendre de l'eau-de-vie dans leurs villages. Grâce à cette mesure, l'ivrognerie a beaucoup diminue; du reste, les fermiers qui exploitent l'entreprise des eau-de-vie dans tout l'empire, ajoutent une si grande proportion d'eau dans leur alcool, qu'il faut en absorber une forte quantité pour s'enivrer. Aussi les paysans boivent-ils plusieurs grands verres d'eau-de-vie avant qu'elle ne leur porte à la tête.

Ajoutons que les cabarets russes ont quelque chose de repoussant. C'est une pièce sale, infecte, qui n'est pas toujours planchéiée et dans laquelle on ne trouve ni table pour poser son verre, ni banc pour s'asseoir. Les paysans consomment debout, sur une petite planche placée devant un guichet, par lequel le débitant passe sa marchandise en même temps que le consommateur lui remet son argent : donnant, donnant. Et le cabaretier laisse les pratiques s'injurier et se battre tout à leur aise ; voilà où en est la civilisation dans les villages. […]

Il est d'usage que les serfs d'une propriété se marient entre eux, et le seigneur se refuse rarement à ces unions ; mais si un paysan d'un autre domaine vient demander une fille en mariage, on la lui refuse presque toujours ; car c'est une perte pour le seigneur, puisque cette fille a sa valeur intrinsèque et qu'elle appartiendrait dès lors au propriétaire de son mari qui la compterait au nombre de ses esclaves. On voit assez souvent dans les villages des unions maritales entre des garçons de seize ans et des filles de douze à treize ans. L'Église orthodoxe tolère ces mariages tant soit peu asiatiques, et le gouvernement n'y met pas d'obstacle, puisque le marié devient contribuable envers la couronne en sa qualité de chef de maison ; quant au seigneur il y gagne un laboureur de plus.

Ces unions-là sont ordinairement arrangées par les parents des jeunes mariés. L'amour n'y est pour rien; l'époux ne cherche pas à faire valoir ses droits à cet âge-là. Au point de vue de la moralité, nous blâmons cet usage, et l'on sera de notre avis, en se rappelant que toute la famille, pêle-mêle et sans distinction de sexe, couche sur la plate-forme du four où la rigueur du froid la contraint à s'entasser pendant l'hiver. Or, il arrive presque toujours que la mariée est la victime des instincts brutaux des parents de son mari, et qu'elle est la femme de tout le monde avant de devenir la sienne.

Disons encore, pour compléter ce tableau scandaleux, que les soldats en cantonnement dorment avec la famille, et qu'ils ne se font aucun scrupule de s'approprier la femme et les tilles des paysans chez lesquels ils logent. Puis, il y a des officiers qui ne dédaignent pas un joli minois; puis encore le seigneur qui peut ordonner et l'intendant que l'on n'ose repousser. Certes, il faut qu'une fille ait la vertu bien chevillée dans le cœur pour rester sage au milieu de la dépravation qui l'entoure dès son enfance ! Pourtant il s'en rencontre ; nous en avons connu qui ont préféré subir des punitions corporelles, plutôt que de céder aux exigences de l'intendant de leur village. En revanche, il y en a qui vendent leurs faveurs 20 centimes ; d'autres qui se donnent quand on leur a fait prendre quelques verres d'eau-de-vie. Et puis, il y en a qui aiment de toutes les forces de leur âme ; mais elles n'ont jamais d'épanchement, de gaieté, ni d'élan. Dans le bonheur comme dans la souffrance, elles sont toujours mélancoliques et tristes.

Les jeunes garçons sont encore plus apathiques que les filles. Leur regard ne s'anime pas ; leur bouche reste muette auprès d'une femme, fût-elle leur fiancée. Ils sont invariablement flegmatiques et silencieux. Ce qu'il y a de surprenant, c'est qu'après le mariage ils ne sont pas plus dégourdis qu'auparavant; même quand ils se marient à l'âge où un homme comprend l'acte qu'il vient d'accomplir.

En Russie, l'existence des villageois est peu variée. Les dimanches et les jours de fêtes, les jeunes filles se réunissent dans la principale rue du village, forment un cercle en se tenant par la main, et chantent de ces vieilles mélodies de la Petite-Russie, généralement très-monotones. Les garçons ne se mêlent pas volontiers à ces insipides rondes que nulle gaieté ne vient animer.

[...] …nous ne craignons point de dire que la Russie est un pays triste, tant par son aspect monotone que par le caractère de ses habitants : nous ne parlons pas de la noblesse. Les veillées d'hiver, dans les villages, n'ont aucune animation ; jamais un éclat de rire ne s'y fait entendre. Les femmes n'ont point d'entrain dans leur conversation. Elles filent silencieusement, tandis que les jeui.es filles peignent leur chanvre en chantant sur un ton larmoyant.

Et puis la chambre dans laquelle se réunissent les femmes du village est à peine éclairée. La chandelle est un objet de luxe chez tous les paysans ; ils s'éclairent au moyen de petites lattes de sapin. Ces petites lattes, très-minces, s'allument par un bout, tandis que le bout opposé est placé dans une pince en fer fixée au bout d'une espèce de trépied qui est au milieu de la chambre. La latte qui se consume est remplacée par une autre latte, et ainsi de suite. Ce luminaire est peu dispendieux, mais il exige la présence continuelle d'une personne pour l'entretenir.

Non-seulement le paysan est routinier, mais il est superstitieux, comme on a pu s'en convaincre par les détails que nous avons donnés sur son caractère et ses mœurs. Autrefois, quand il voulait se construire une chaumière, il plaçait un morceau de pain dans l'endroit où il avait le projet de l'édifier. Au bout d'un certain temps, il allait voir si les chiens l'avaient mangé ; s'il retrouvait son morceau de pain c'était d'un bon augure : l'emplacement devait lui être favorable. Dans le cas contraire il abandonnait l'endroit, persuadé qu'il lui serait funeste. Pourtant cette vieille superstition a dû céder devant la volonté de l'empereur Alexandre 1er, qui ordonna que les maisons fussent alignées dans tous les villages situés sur les grandes routes.

Comme on le voit, il faut avoir une main de fer pour gouverner le peuple russe ; chaque fois que les Tsars veulent faire un pas en avant vers le progrès et la civilisation, ils sont forcés d'user de leur omnipotence pour vaincre les anciens préjugés de leur peuple.

Pourtant cette tâche eût été moins difficile si les seigneurs, restés en contact journalier avec leurs serfs, avaient cherché à les éclairer. Mais la noblesse n'a jamais songé qu'à son intérêt personnel, sans s'occuper sérieusement du sort de ses paysans. »

Achille Lestrelin, Les paysans russes: leurs usages, mœurs, caractère, religion,
superstitions et les droits des nobles sur leurs serfs, Paris, E. Dentu, 1861.

vendredi 21 janvier 2011

"Notre goût est-il incompatible avec le goût chinois ?" (N. Rondot, 1847)

Marchand chinois photographié avec sa femme
à la fin du XIXe siècle en Birmanie. Coll. British Library.

« L'industrie variée de la ville de Reims, productrice d'étoffes légères, avantageuses de prix et de qualité, avait paru devoir être l'une des favorisées, dans le cas où des débouchés s'ouvriraient à nos importations dans l'extrême Orient. Les faits que nous avons constatés ont confirmé ces prévisions, et les observations que nous avons consignées prouveront la possibilité de placer avec plus ou moins de succès les articles de cette fabrique en Chine et dans les colonies espagnoles, anglaises et hollandaises de l'Archipel indien.

L'une des premières conditions de réussite des articles destinés à l'exportation, c'est d'être exécutés dans les manufactures spéciales par des fabricants habitués à produire des étoffes similaires et dont l'expérience est une garantie de succès. Il arrive trop souvent, ou que l'on achète, sans souci des exigences de la consommation étrangère, des tissus établis suivant les goûts et les nécessités de la toilette française, ou que l'on ne se préoccupe nullement des habitudes de travail des ateliers auxquels on confie l'exécution des assortiments. Dans le premier cas, qui est le plus fréquent, on jette sur les marchés des Indes et des Amériques des marchandises qui ne sauraient y convenir, et qui y sont inévitablement rebutées et sacrifiées. Dans le second cas, on arrive à livrer des produits à peu près conformes aux types proposés, mais dont la laine, le montage, le tissage et presque toujours les apprêts laissent à désirer ; de là une cause non moins réelle de dépréciation. Nous avons constaté, dans les colonies françaises, hollandaises et espagnoles des mers de l'Inde et de la Chine, ces regrettables erreurs ; nous ne saurions donc trop conseiller à nos négociants, à ceux qui veulent loyalement remplir les ordres de leurs correspondants ou préparer des expéditions, de s'adresser aux foyers spéciaux des différents genres de lainages, et de ne pas provoquer par leurs commandes des déplacements ou des changements de fabrication. […]

Sans doute la toilette chinoise ne subit pas comme la nôtre la fantaisie de la mode ; la génération actuelle s'habille à peu près comme celle qui l'a précédée il y a dix siècles, et les traditions nationales, les lois somptuaires, les prescriptions des livres des rites, imposent à toutes les classes la rigoureuse observance des coupes, des couleurs et des ornements des vêtements. On exagère cependant la fixité des habitudes en matière de toilette ; les formes, et non point les étoffes, sont déterminées et consacrées par l'usage ; celles-là sont immuables, mais celles-ci peuvent être changées et varient en effet. […]

Si la Chine devait rester longtemps encore aussi immuable qu'elle l'a été pendant tant de siècles, il faudrait renoncer à nos espérances ; mais elle a déjà effectué dans ces dernières années quelques modifications dans ses coutumes. Ses affaires avec la Compagnie des Indes l'ont amenée à l'usage de nos étoffes de laine, et un contact continuel avec les étrangers l'habitue à nos produits et tend à les lui faire adopter. Suivant des négociants expérimentés de Canton, la flanelle est destinée à entrer, dans un temps plus ou moins éloigné, dans l'habillement des Chinois du littoral du Sud et du Sud-Est, et sa consommation serait déjà assez importante, si elle n'avait la concurrence de la finette américaine et du molleton de coton japonais. […]

Les Chinois se décideront-ils jamais à adopter dans leurs costumes et dans leurs ameublements les étoffes variées désignées en France par le nom un peu ambitieux de nouveautés ? Accepteront-ils nos dessins et nos combinaisons de nuances ? En un mot, notre goût est-il incompatible avec le goût chinois ?

S'il ne s'agissait ici que de satisfaire à un mouvement de curiosité, nous nous abstiendrions de toute recherche ; mais la question que nous posons a un caractère et un but essentiellement pratiques ; elle veut donc une solution, que nous avons essayé de trouver.

Les dessins qui couvrent ou constituent les tissus de Reims peuvent se diviser en quatre classes : 1° les rayures droites, diagonales ou flexueuses, les côtes-lignes, les carreaux à filets simples et les damiers ; 2° les dispositions quadrillées et écossaises variées à l'infini; 3° les mouchetés, les treillis lins et légers, les semis de fleurettes, de pois et de croisettes, etc. ; 4° enfin, les ramages, les fleurs, les lianes et tous les sujets à fond couvert.

De ces genres, celui dont l'adoption a été la plus générale chez nous est sans contredit l'écossais ; il semble que l'on ait épuisé, pour obtenir des effets nouveaux, toutes les combinaisons possibles de ligues, de rayures et de carreaux, et on les a diversifiés par des ombrés, des diversions de tissu, des jaspures et des oppositions de couleurs souvent originales. Que ce travail fût appliqué à des coatings, à des mérinos ou à des mousselines, peu importait aux Chinois ; ils le regardaient à peine, et plus d'une fois des marchands de Canton offrirent pour certaines tartanelles un prix avantageux, à la condition qu'elles ne seraient pas couvertes de quadrillés écossais. La vente de tout article façonné de la sorte est réellement impossible. […] Quelques Chinois éclairés, qui se rendent familiers les usages et les goûts européens, ont pensé à adopter pour les ameublements celles des dispositions qui leur plaisaient le plus. Ils avaient choisi, parmi les échantillons, des écossais qui devaient être affectés à une double destination ; les uns, en tartan léger, auraient recouvert des coussins de sièges ; la répétition de 40 centimètres au carré environ devait être entourée d'une double bande à filet qui eût servi de bordure; les autres, en mérinos ordinaire, étaient pour tentures et fichus de tête ; ces derniers devaient imiter les mouchoirs hong-ki-poun fabriqués dans les environs de Canton.

Les rayures et les damiers n'ont pas eu plus de succès que les écossais, et, à Canton comme à Chang-Hai, on a manifesté pour eux une antipathie singulière. On les a partout rejetés ; il a suffi de la présence d'une côte-ligne dans une disposition pour amener la dépréciation d'articles d'ailleurs excellents. Cette répulsion a d'autant plus lieu d'étonner que les Chinois fabriquent eux-mêmes des étoffes en coton à carreaux grands et petits et à mille raies quadrillées. Ils n'aiment pas non plus les fonds unis mouchetés, résiliés de linéoles, finement zébrés, guillochés ou semés de pois, de fleurettes, etc. Ce qu'ils recherchent, ce sont les ramages, les enlacements de feuilles et de fleurs, les dessins qui se rapprochent de ces arabesques particulières à la Chine et qu'il serait plus juste d'appeler des chinesques. […]

Nous avons déjà établi qu'en Chine les formes seules des vêtements sont strictement maintenues ; elles sont, en effet, imposées par la loi civile, motivées et consacrées par les souvenirs historiques. La nature des étoffes a varié, les couleurs traditionnelles ont été altérées ; enfin, à l'exception des insignes et des sujets symboliques, les dessins et les ornements ont été modifiés. Le goût n'est donc pas immuable en Chine, chaque jour il y devient moins exclusif ; les ramages des mousselines lancées de Saint-Quentin, les bouquets des indiennes perses d'Alsace, les arabesques et les fleurs des damas et des vénitiennes de Rouen et de Roubaix ont obtenu les éloges des Chinois. On sait que les négociants américains, habiles à profiter du bas prix de la main-d'œuvre et de la soie en Chine, y font exécuter, d'après les dessins de Lyon et de Paris, les soieries destinées à la vente de l'Amérique du Sud et des Etats-Unis. Nous avons constaté que la plupart de ces dessins ont été adoptés par les fabricants chinois et sont aujourd'hui tout à fait naturalisés. […]

Reims ne produit pour hommes, en étoffes de fantaisie, que des tartans pour habillements du matin ou doublures de manteaux, diverses armures légèrement drapées pour pantalons, des circassiennes et des mérinos doubles pour vêtements d'été, des duvets, des cachemires et des salins pour gilets, des napolitaines imprimées et des mérinos écossais pour cravates d'hiver, etc. Pas un seul de ces articles ne peut s'appliquer au costume des Chinois.

Ce costume se compose de quatre pièces principales : le , espèce de chéong-cham, est une longue robe flottante qui se boutonne sur le côté, descend presque jusque sur le coude-pied, et dont les deux pans de devant et de derrière sont distingués par deux fentes fermées par de petits boutons ronds en cuivre estampé. Les manches sont amples et longues, mais les parements se retroussent et le pli formé par leur rabattement est maintenu par un bouton. Le collet, ordinairement rapporté, est en drap lin ou en soierie bleu-ciel. Le est le vêtement que portent les marchands dans leurs boutiques, les négociants dans leurs hongs et les dignitaires dans leurs appartements ; c'est la tenue habituelle, le costume de travail et d'intérieur. […] Le ma-koua est un surtout, une sorte de pèlerine à manches amples, qui se boutonne par devant et descend jusqu'à la ceinture. […] Le taï-koua est aussi un surtout, une pelisse, presque un paletot ; il descend jusqu'aux genoux, a de larges manches terminées en forme de sabot de cheval, et relevées, quand on est dans l'intérieur, pour ne pas gêner les mouvements des mains. Cet habillement est porté ordinairement par les dignitaires ; les négociants et les bourgeois ne s'en révèlent que les jours de fête et de cérémonie. […]

Telles sont les quatre pièces principales du costume chinois : la première est de couleur grise ou bleue (bleu clair et gentiane); la deuxième, bleu mazarin ou fleur de pensée, et la troisième, le taï-koua, est bleu foncé pourpré, pensée ou grenat riche. Les doublures sont de préférence en satin ou en damas bleu ciel. Les nuances des culottes sont variées à l'infini. Comme cette partie du vêtement n'est souvent pas visible, les Chinois en choisissent la couleur suivant leur fantaisie ; il y en a en vert-pomme, en rosé, en mordoré, en bleu ciel, en jaune paille, en solitaire, et beaucoup en vert-doré.

Ces détails prouvent l'impossibilité d'appliquer au costume des Chinois des classes supérieures et moyennes les articles de nouveauté de Reims : quant aux gens du peuple, coolies, artisans, bateliers, tisserands, trop pauvres pour acheter des lainages, ils ne consomment que des (issus de coton ; et au fur et à mesure que la brise fraîchit, que le froid devient plus rigoureux, ils se contentent de multiplier sur eux le nombre de casaques de cotonnade bleue, blanche ou brune, ou d'en endosser une ou deux ouatées de coton bombax. […]

Le costume des femmes du Céleste Empire diffère en tous points, nous l'avons dit plus haut, de celui des Européennes. Les vêtements sont montants et fermés, et les surtouts de soie, légers l'été, ouatés l'hiver, remplacent avec avantage les fichus et les châles ; l'usage de ceux-ci est inconnu et il ne faut pas espérer en donner le goût aux Chinoises. Quant aux cravates, les dames de distinction portent au cou, nouée négligemment et pendante jusqu'aux genoux, une longue et large bande roulée en soierie souple et légère, ordinairement fond blanc avec des lignes ponceau quadrillées, et garnie aux deux extrémités de bordures brochées. On pourrait leur présenter en lainage des dispositions semblables qui plairaient également. Les châles de Reims, pour la plupart, ne conviennent pas pour la Chine, au moins en vue de l'usage auquel ils sont ordinairement consacrés. »

Natalis Rondot*, « Rapport à la Chambre de commerce de Reims »,
Etude pratique des tissus de laine convenables pour la Chine, le Japon,
la Cochinchine et l’archipel indien, Paris, Chez Guillaumin & Cie, 1847.

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* Natalis Rondot (1821-1902) :  économiste, industriel du textile, il est attaché en mission extraordinaire à l'ambassade française en Chine, afin de négocier des traités de commerce en Asie extrême-orientale.

"La France est la seule puissance... qui n'ait aucune possession dans l'extrême Orient" (P. Douhaire, 1857)


John Arrowsmith, The London Atlas of Universal Geography, London, 1842, David Rumsey Historical Map Collection.










« Au moment où l'extrême Asie, impuissante à maintenir son isolement séculaire, a cessé d'être impénétrable, où la Chine voit sa politique ébranlée au dedans par l'insurrection, menacée au dehors par une expédition a laquelle nous prenons part, le souverain de l'empire annamite dont la dynastie doit à la France son trône se déclare l'ennemi de l'Europe et du nom français, affiche son mépris pour nous, repousse nos navires, verse à grands flots le sang de nos missionnaires, et vient de nous jeter pour défi la tête d'un évêque.

Depuis soixante-dix ans ce pays répond à nos bienfaits par des outrages ou par des crimes. Notre longanimité sert d'encouragement à une insolence, tour à tour hypocrite ou sanguinaire, que la force seule peut réprimer par un châtiment trop différé et trop mérité. "Les Français aboient comme des chiens et fuient comme des chèvres." C'est par cette phrase, devenue proverbiale, que l'ingrate dynastie de Gia Laong caractérise nos bontés et brave nos représailles. […]

En septembre 1856, M. de Montigny, chargé par le gouvernement français de négocier un traité avec l'empire annamite, fit porter à Touranne une lettre par le Catinat, commandé par M. Lelieur de Ville-sur-Arce. Les mandarins de Touranne et ceux d'Hué, la métropole, refusèrent de la recevoir. Ils se portèrent sur le rivage avec mille démonstrations de haine et de mépris. En même temps les batteries de Touranne se garnirent d'artilleurs et se préparèrent à ouvrir leur feu contre les Français. Le commandant Lelieur se contenta de faire débarquer une compagnie d'infanterie qui pénétra dans le fort, encloua soixante pièces, noya la poudre ; les mandarins vinrent alors Caire d'humbles excuses ; ils les ont renouvelées au capitaine Collier, arrivé sur la Capricieuse. Ils ont reconnu l'insolence inouïe de leurs actes et ont humblement demandé pardon au grand empereur des Français. La lettre, précédemment refusée, fut acceptée avec respect et transportée pompeusement à la capitale.

Le Moniteur de la Flotte, en rendant compte de ces faits, ajoutait ces mots : “nos relations avec les Cochinchinois sont maintenant des meilleures, et notre influence ici n'a plus rien à désirer. Nos pauvres missionnaires en profiteront, car on n'osera plus les maltraiter si facilement à l'avenir.”

Mais, selon le proverbe oriental, les mandarins n'ont fait que baiser ta main qu'ils ne pouvaient couper. Leur humiliation accrut leur fureur. A peine les pavillons français s'étaient-ils éloignés, que, comme dans des occasions précédentes, la réaction s'opéra violente. Enfin, à cette heure dernière, la nouvelle du martyre d'un évoque dominicain, monseigneur Diaz, vicaire apostolique du Tonkin central, décapité le 20 juillet dernier, à Nan-Ting, vient, en quelque sorte, sommer l'Europe de mettre un terme a cette longue série d'attentats commis contre tout ce qui vient d'elle.

La France surtout est mise en demeure d'agir. Ses missionnaires, massacrés par centaines, son pavillon plusieurs fois insulté, les répressions restées sans effets, comme de vaines démonstrations ; les commerçants vexés ou chassés ; toutes les promesses violées par des redoublements de persécution dont six cent mille chrétiens sont victimes; un traité solennel déchiré : voilà les remerciements de la dynastie annamite envers la nation qui la replaçait sur son trône par la main d'un évêque, en 1787. Tels sont les droits, tels sont les griefs de la France. Son devoir parle assez haut. L'heure est venue d'intervenir. Mais dans quelle mesure, par quels moyens?

Disons-le tout d'abord sans hésiter. Si les faits que nous avons exposés contiennent une leçon, c'est qu'une demi-mesure, une promenade militaire, un bombardement, une occupation incomplète, resteront absolument sans effet, ou plutôt auront pour effet certain d'amener, après de menteuses promesses, un redoublement de persécution. Ou bien ne faisons rien, laissons un des derniers peuples du monde tromper, insulter, frapper la France; ou bien, ayons la résolution, comme nous en avons la force et le courage, d'accomplir une conquête. Notre honneur ne parlerait pas, que notre intérêt politique nous commanderait impérieusement cette conduite.[…]

La France est la seule puissance maritime importante qui n'ait aucune possession dans l'extrême Orient. Les Russes ont au nord le Kamchatka et toute la côte de la Sibérie qui borde la mer d’Okhotsk. Ils viennent de reprendre une partie de la Mandchourie et de s'emparer de tout le cours de l'Amour. Ce fleuve immense, dont les eaux descendent de l'Altaï, dont le cours est de plus de huit cents lieues, et qui peut être remonté à une grande distance par les navires du plus fort tonnage, met en communication toute la Sibérie avec la mer de Tartarie. La politique russe convoitait depuis longtemps ce débouché précieux pour son commerce. Pierre le Grand s'en était emparé, Catherine avait été obligée d'y renoncer. Au milieu des préoccupations de la guerre de Crimée, le czar n'a pas hésité à s'en ressaisir. Cette facile conquête a porté immédiatement ses fruits ; elle a offert aux frégates russes un abri contre les forces combinées de la France et de l'Angleterre. Cet abri a été si sûr, que, malgré leur supériorité, les marines alliées ont dû renoncer a toute tentative d'attaque. Ceux-là seuls qui ont visité la partie méridionale de la Sibérie et chez lesquels se sont dissipées les idées fausses que nous nous en faisons peuvent juger de l'avenir de cet établissement.

Aux Philippines nous trouvons les Espagnols. Du jour où un peu de calme se rétablira dans la mère-patrie la marine espagnole reprendra le rang qu'elle doit occuper, et des flottes entières peuvent s'abriter dans l'immense rade de Manille et commander les mers de Chine.

Les Hollandais, avec leur persévérance inflexible, ont fait de Java la plus belle des colonies du monde. Leur marine militaire, nombreuse et bien armée, fait la police de toute la Malaisie. Ils dominent surtout un immense archipel; et les derniers journaux nous apprennent qu'ils vont ajoutera ces possessions la Nouvelle-Guinée, terre à elle seule plus grande que les Iles Britanniques.

Faut-il parler de l'Angleterre ? Tout le monde sait assez ce qu'est sa marche envahissante. Les routes de l'Inde et de la Chine lui appartiennent. Une insurrection peut bien avoir éclaté dans une partie de son immense empire; mais qui connaît l'énergie persévérante du peuple anglais ne peut douter qu'elle ne soit bientôt comprimée. Nous voyons chaque jour la Grande-Bretagne accroître ses possessions. […] Pour les Américains, la colonisation de la Californie et de l'Orégon, la possession morale des îles Sandwich, augmentent chaque jour leurs intérêts dans les affaires de l'extrême Orient. Ils ont résolu de se faire ouvrir les portes du Japon et viennent de conclure un traité avec cet empire.

Les Portugais eux-mêmes, malgré leur décadence complète, possèdent encore Macao, et nous, qui nous prétendons la première puissance maritime après l'Angleterre, et qui même supportons cette infériorité avec quelque peine, nous n'avons rien, absolument rien.

Nous entretenons une station dans ces mers. C'est sur elle que s'appuie notre influence. Mais que la guerre maritime éclate demain, que deviendraient les navires qui en font partie ? où peuvent-ils s'abriter, se ravitailler, trouver des vivres et des munitions ? Nulle part, et leur position devient précaire.

Depuis la transformation de notre marine, un établissement de ce genre devient plus indispensable encore. Il est peu de navires de guerre qui ne soient pourvus aujourd'hui de moteurs mécaniques. Dans quelques années, grâce aux mesures prises, il n'y en aura plus un seul. Mais un navire a vapeur ne peut porter avec lui qu'un petit approvisionnement de combustible, et cet approvisionnement est d'autant plus restreint que la machine est plus forte et donne plus de puissance au navire. Le charbon est peut-être maintenant plus nécessaire à la guerre maritime que la poudre. Un navire doit toujours avoir à sa portée un lieu où ses soutes vides puissent être remplies ; sans cela, il n'est plus, au bout de peu de temps, qu'un mauvais bâtiment à voiles, proie facile offerte aux croiseurs mieux approvisionnés de l'ennemi.

Il faut donc renoncer à faire flotter notre pavillon dans ces parages, si nous ne voulons pas y créer d'établissement maritime. Par suite, il faut renoncer aussi à toute influence, a toutes nos anciennes traditions politiques, à la défense de nos nationaux et de notre commerce, abandonner ce noble rôle de protecteur de tous les intérêts religieux, qui est évidemment la mission de notre patrie. […]

L'importance d'un établissement serait peut-être plus grande encore au point de vue commercial. […] … les montagnes [sont] couvertes de forêts superbes. Elles fournissent les bois de rose, de fer, d'ébène, de sapan, le santal, surtout le bois d'aigle et le calambac, qui se vendent en Chine au poids de l'or. "Les trois provinces qui constituent la haute Cochinchine possèdent, au pied de ces montagnes, d'abondantes mines de zinc, de cuivre, en exploitation. C'est de là qu'on tire la quantité considérable de zinc versé dans la circulation sous forme de monnaie. Les mines d'or, d'argent et de cuivre du Phu-yen méritent une mention particulière ; mais les produits qu'on en retire vont grossir le trésor amassé par l'empereur dans les caves de son palais" (Itier, Voyage en Chine, IIIe vol., p. 113).

Il ne faut pas oublier non plus les mines de cuivre blanc et de cuivre rouge qui sont dans les environs de Saigon, dans la province du Quang-nam et dans celle de Quang-diu ou de Hué. Dans des mains plus habiles, ces mines seraient d'un grand revenu.

"Les plaines, souvent inondées à l'époque des pluies, produisent une immense quantité de riz dont on fait double récolte, et ne coûte pas un sou la livre. On y trouve encore du maïs, du millet, plusieurs espèces de lèves et de citrouilles, tous les fruits de l'Inde et de la Chine, une grande quantité de cannes a sucre, des noix d'arec, des feuilles de bétel, du coton, de la soie de bonne qualité et de l'indigo. […] Le thé de la Cochinchine serait excellent si la récolte en était mieux soignée, et la plante nommée dinaxany ou l’indigo vert ferait à elle seule la fortune d'une colonie." (Malte-Brun, Géographie universelle, t. V, p. 380)

Est-il sous les tropiques un pays qui possède à lui seul une plus grande variété de richesses? On a envie, ce me semble, de finir, comme le père Alexandre de Rhodes, un des premiers voyageurs en Cochinchine, qui terminait une énumération semblable en s'écriant : "Et dîtes que ce n'est pas un bon pays !"

N'avons-nous pas intérêt à développer toutes les ressources de ce bon pays, surtout en considérant que, pour presque toutes les denrées que la nature y prodigue, nous sommes en général tributaires de l'étranger.

En 1856, une valeur de 22 millions de francs de riz a été achetée par nous dans l'Inde, et le commerce de celte substance alimentaire a créé l'importance d'Akiab dans le Birman, port qui n'était rien il y a quelques années. Nous achetons à l'Hindoustan pour 19,600,000 francs d'indigo, que la Cochinchine fournirait tout aussi bien et à tout aussi bon compte.

Notre production de soie, même dans les années les plus prospères, n'a jamais suffi aux besoins de notre fabrique. C'est au Levant, à l'Italie et à l'Inde que nous en avons toujours demandé le complément. Mais, dans ces derniers temps, la maladie des vers, l'anéantissement d'une partie des récoltes, nous a forcés a nous adresser a la Chine. Nos navires ont apporté à Marseille les soies grèges chargées à Shang Hai et payées non-seulement en numéraire, mais en argent seulement, parce que les Chinois ne veulent pas de la monnaie d'or. Ces achats considérables figurent au nombre des causes principales assignées à la disparition de l'argent monnayé. Ne serait-il pas de la plus extrême importance d'avoir à notre disposition un pays produisant en grande masse l'élément indispensable de l'une de nos premières industries ?

Ce qui est vrai de la soie l'est peut-être plus encore du coton. Ce sont les Etats-Unis presque exclusivement qui alimentent maintenant notre marché ; mais chacun sent l'intérêt qu'il y a pour nos filatures à ne pas dépendre uniquement de l'Amérique. On espère que plus tard l'Algérie pourra les approvisionner en partie; mais le climat de notre possession d'Afrique est moins favorable au coton que celui des tropiques, et il se passera longtemps avant que la main-d'œuvre y soit à un prix qui permette la concurrence. Les Anglais, pour se délivrer du joug commercial que l'Amérique leur impose, font de grands efforts pour développer la culture du coton dans l'Inde. Que l'insurrection se calme, et ils redoubleront ces efforts. La Cochinchine produit le coton comme l'Hindoustan; qu'elle soit française, et elle nous fournira bien vite une grande partie de ce que réclament les fabriques de Rouen et de Mulhouse. […]

Mais, pour toutes les cultures coloniales, il est une question maintenant qui domine toutes les autres : c'est celle des travailleurs. Qu'on puisse se procurer des bras a bon marché, et il est peu de points de la zone torride où l'on ne soit assuré de réussir. Nous en avons une preuve convaincante dans ce qui se passe à Bourbon et à nos Antilles. […] Le Cochinchinois, plus doux que le Malais, moins apathique que le Tagal, ne demande aussi qu'à travailler. La journée d'un laboureur annamite se paye 25 centimes, celle d'un engagé indien, à Bourbon, représente environ 1 fr. 40. La Cochinchine proprement dite et le Cambodge cochinchinois sont moins peuplés que le Tonkin, qui renferme quinze millions d'habitants, et dont les gros villages de deux à trois mille âmes se touchent.

Les bras ne feront donc jamais défaut ; mais, en fût il ainsi, l'empire d'Annam fût-il complètement inhabité, il trouverait toutes les ressources nécessaires à son développement dans le voisinage de la Chine, où la population surabonde, où l'infanticide est journalier, où souvent des milliers d’hommes meurent de faim, faute de travail. On sait avec quelle facilité les Chinois émigrent. Les Espagnols de Cuba trouvent avantage à les faire venir à grands frais pour leurs plantations. En Cochinchine, plus du tiers de ces frais serait évité, on n'aurait pas de transport à payer. Les Chinois viendraient sur leurs propres jonques, comme ils y viennent déjà, comme ils vont à Manille, Singapour et Batavia. Ils travailleraient à la tâche, comme ils en ont l'habitude et le goût; ils feraient comme à Singapour, fondé seulement en 1819, et à Penang où, en quelques années, ils ont fait disparaître la plus grande partie des forêts vierges, et créé par leur travail la richesse de ces deux iles aujourd'hui si florissantes. […]

Ajoutons qu[e la Cochinchine] a par sa position de nombreux débouchés autres que le marché français, car tous ces pays qui bordent l'océan Pacifique commencent ii s'ouvrir à la civilisation et ont de nouveaux besoins qui doivent être satisfaits. Le Céleste Empire, en ce moment, consomme la plus grande partie du sucre cochinchinois. Cette production est peu de chose actuellement ; mais qu'elle se développe, et la Chine, qui ne peut rester éternellement fermée, en prendra davantage encore. Il est à croire que la Sibérie, par l'Amour, la Californie et l'Oregon qui se peuplent avec tant de promptitude ; le Chili, seul Etat prospère de ce côté de l'Amérique du Sud, achèteront aisément ce qu'elle pourrait fournir. L'émigration anglaise, si activement conduite, transforme rapidement l'Australie, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande. L'île Maurice, qui produit maintenant immensément plus qu'elle ne le faisait autrefois, n'envoie plus en Europe qu'une petite partie de ses produits : elle expédie principalement dans ces nouvelles colonies. La Cochinchine est pour cela au moins aussi bien placée. Elle a, ce qui passe en première ligne dans toute cette question industrielle ou commerciale, des consommateurs assurés pour ses produits. »

P. Douhaire, « Les droits et les devoirs de la France en Cochinchine »,
Le Correspondant, t. 42, Paris, Charles Douniol, 1857.

jeudi 20 janvier 2011

"On mûrit vite par les révolutions" (E. Loudun, 1848)

La Révolution française de 1848, aquarelle de Cesare Dell'Acqua (1821-1905).
La première partie de l'article d'Eugène Loudun est à retrouver en cliquant sur le lien suivant :

« La province, il faut l'avouer, n'était pas préparée à la République : bien plus, elle en avait peur. Le mot de république ne lui représentait que la Terreur ; la République, c'était le sang et l'échafaud. Aujourd'hui, elle ne doit plus craindre ; mais on ne change pas tout aussitôt, et elle n'est pas, pour employer l'expression révolutionnaire, à la hauteur de Paris. On parle d'idées fédéralistes qui se prononceraient dans quelques départements ; si l'on entend que la province songe à scinder en Etats indépendants comme ceux d'Amérique, unis par un lien fédéral, il y a exagération. Ce qui émeut la province, et ce qu'elle veut au moins modifier, c'est la centralisation excessive, et tous les bons esprits sont d'accord avec elle. La province n'est plus ce qu'elle était il y a vingt ans : la facilité et la rapidité des communications, les voyages répétés à Paris, les courants des idées ont changé l'esprit provincial. Il n'est plus aussi routinier, il n'est plus apathique ; il se permet de juger et de censurer, et il nous juge sévèrement. Plusieurs rédacteurs en chef de journaux de province viennent d'être placés dans de hauts emplois à Paris ; c'est la preuve de son influence. Les départements ne veulent pas qu'un million d'hommes dirige complètement et toujours trente-six millions d'hommes, qu'il suffise d'un signe de la tête pour que tout le corps obéisse, et qu'un soudain mouvement de la capitale impose sa volonté à la France entière. On ne le veut pas davantage à Paris ; il n'y aura pas de fédéralisme ; elle ne sera pas détruite cette magnifique unité de la France qui nous a coûté tant de siècles, tant d'argent et tant de sang, et par laquelle nous sommes la première nation du monde ! Ce qui sera changé, c'est le système administratif ; on brisera le réseau à millions de fils des ordonnances, des arrêtés, des circulaires et des rapports qui enchaînait la province, qui arrêtait toute action, qui faisait qu'un pont ne pouvait établir une communication entre deux villes sans que tous les commis de dix bureaux eussent examiné, pesé, contrôlé, raturé, et gardé des mois entiers l'arrêté ministériel qui devait donner le mouvement et la vie à toute une population. La province n'a rien à craindre de ce côté ; la capitale l'aidera ; et, s'il était nécessaire, les députés des départements ne seraient-ils pas unanimes pour reconquérir leurs droits ?

Mais où le danger pourrait commencer, ce serait si, les élections générales étant retardées, l'ardeur magnanime qui plane sur la France allait s'amoindrir, si les intérêts mesquins qui se tassent et se rencoignent au fond des provinces, les petites personnalités des petites villes impatientes de se produire à la tribune pour être écoutées de l'univers, les ambitieux longtemps contenus et pâles d'envie, les intelligences retirées dans d'étroites spécialités, et fortes du despotisme de leurs théories, venaient à l'emporter sur de larges et généreux esprits, et arrivaient à l'Assemblée avec leurs sourdes rivalités et leurs amitiés plus dangereuses encore. Ils seraient transplantés tout d'un coup d'un sol maigre et d'un climat attiédi dans une terre brûlante et un air enflammé comme celui des tropiques ; quelques-uns, d'une nature vigoureuse, se reconnaîtraient immédiatement dans le milieu qui est propre à leur activité et à leurs nobles pensées ; mais les corps amoindris, en qui l'ardent soleil ne fait pas courir le sang plus vite, s'ils accueillaient par la froide et implacable raillerie des petites coteries le bel élan qui nous emporte, s'ils résistaient, et voulaient arrêter par leur impassibilité, ne seraient-ils pas la cause des colères et des tempêtes ? ne serait-il pas possible que les séances de l'Assemblée nationale ne devinssent des luttes où le peuple viendrait prendre sa part ? ne verrait-on pas se renouveler les invasions des hordes armées dans la Convention, et ne gouvernerait-on pas par des accès de fièvre, et à coups d'émeutes et de pavés ?

Ces craintes heureusement ne sont encore que des doutes, et nous ne les avons abordées que parce que nous avons voulu dire toute la vérité. Nous avons de justes et fortes raisons de croire qu'elles seront vaines ; on mûrit vite par les révolutions, et déjà peut-être les intérêts des petites villes rentrent dans l’ombre, et un noble tressaillement de la France annonce l'unanimité de préoccupations généreuses.

Nous ne sommes donc pas effrayé de ces occasions de trouble ; les idées qui ont pénétré la masse, et qui forment le fond de notre caractère, voilà les maux qui doivent appeler la réflexion des esprits sérieux, et unir tous les hommes de conviction, de patriotisme et d'enthousiasme, pour les combattre et les vaincre : c'est la corruption que le gouvernement déchu nous a apprise, et à laquelle il nous a habitués pendant dix-huit ans, et dont les racines ont atteint tant de cœurs nés avec les instincts du dévouement.

La république, a dit M. de Chateaubriand, est le meilleur des gouvernements quand le peuple a des mœurs ; le pire, quand il n'en a pas. Il ne faut pas croire que, parce que nous avons fait une révolution, nous ayons détruit la corruption ; elle existe non en profondeur, mais en étendue. Ils sont nombreux ceux qui avaient recueilli une oreille avide ces paroles d'un ministre de Louis-Philippe : Enrichissez-vous ! et celles-ci d'un autre homme, âme de ses conseils, M. Dupin : Chacun chez soi, chacun pour soi ! Ils vivent encore ces pères qui lançaient leurs enfants dans la vie en leur disant : Va faire-fortune ! Et on en a eu une preuve évidente par la curée éhontée à laquelle tant de gens se sont précipités dès le lendemain de la victoire. Mais, sans vouloir exciter les haines et aduler le peuple, avouons-le, cette cupidité, elle est attachée surtout à la peau de la classe moyenne ; c'est la bourgeoisie qui est le plus réellement corrompue, c'est elle qui s'est élancée vers le pouvoir et qui crie avec le plus d'ardeur : Vive la République ! Ce sont ceux-là dont il faut se garder, soit qu'ils enseignent la jeunesse au coin du foyer dans la famille, soit qu'ils prêchent hautement et publiquement à la face du peuple; ils n'emploieront plus les mêmes paroles et les mêmes moyens ; ils flatteront le peuple, mais ce seront les mêmes qui flatteraient les rois. Notre littérature, depuis quinze ans, était bien, selon le mot d'un penseur, l'expression de la société ; la plupart des hommes qui ont acquis une réputation littéraire l'ont gagnée parce qu'ils caressaient les inclinations sordides et les passions avilissantes ; ils ne songeaient pas à instruire, ils voulaient plaire ; on peut trouver dans leurs livres toutes les maximes des tyrans et les règles de corruption, qu'ils présentaient comme les moyens les plus naturels de gouverner. Ils expliquaient tout, ils excusaient tout, parce qu'ils excusaient ainsi leurs vices.

La masse de la nation, heureusement, n'est pas encore gangrenée de ces maximes désolantes ; le peuple n'a point été semblable à ces eaux souterraines qui sourdent à travers les couches inférieures, et qui pénètrent à des distances infinies; comme un violent torrent arrêté un moment, il a débordé furieux, irrésistible ; il a forcé l'obstacle, puis il est rentré paisiblement dans son lit, et il roule puissant et majestueux à travers ses bords escarpés. Cette révolution, d'ailleurs, si forte, si spontanée, a été le soudain réveil de la dignité humaine trop longtemps violentée. Retenus sous la montagne comme le Titan de la fable par trois cents chaînes d'airain, nous nous raidissions contre le poids qui nous accablait ; nous nous sommes redressés enfin, nous avons fait voler en éclats les premières couches qui enserraient le volcan, et nous voilà prêts pour les grandes actions et les grandes vertus. Cette révolution aura changé en un moment bien des âmes ; elle aura été le coup de foudre qui terrassa Saul sur le chemin de Damas ; il se releva purifié, illuminé, et il partit pour la conquête du monde au nom du Christ et de la liberté.

Nous lutterons donc avec la corruption et, espérons-le, nous en triompherons. En sera-t-il de même d'une idée qui plaît à l'esprit par une spécieuse apparence de justice, l'idée d'une égalité complète, illimitée ? Notre société est fondée sur le droit populaire, sur le principe de liberté ; mais, dans l'ignorance de la distinction des droits et des devoirs, quelques-uns ont cru que la liberté c'était l'égalité : erreur de grands esprits du siècle dernier ! Autant la liberté est naturelle à l'homme, autant lui est impropre l'égalité ; si Dieu avait créé l'égalité, il aurait créé l'unité, et le monde eût été Dieu ! Aussi le principe de l'égalité est-il de l'école des panthéistes. Il va apparaître , et des clubs retentissent déjà de leurs doctrines, des hommes qui, pendant quinze ans, ont rêvé dans la privation, le malheur ou les prisons, de chimériques institutions, qui trouvent que nous ne faisons rien encore, qui apportent les fumées d'une imagination sans cesse appliquée à un même objet, et qui en demandent la réalisation impossible. On périt vite parles excès, et les excès arrivent vite en révolution. Ce sera la tâche du peuple et du gouvernement à la fois de découvrir et de montrer les excès et l'injustice de ces prétentions isolées ; ce sera au bon sens du peuple de comprendre qu'il dira une vérité celui qui, ne s'aveuglant pas dans l'orgueil de ses systèmes, reconnaîtra qu'il n'est point l'égal des plus âgés, des plus intelligents, des plus vertueux, de sera la part de la sagesse du gouvernement de s'adresser au peuple avec une austère franchise, de poser les principes de ses devoirs à côté de ses droits, de proclamer que la révolution n'a pas été faite pour une partie, pour les ouvriers seulement, mais pour les bourgeois et les nobles, les riches et les prêtres, qui sont aussi le peuple, et que, si nous avons conquis la liberté, elle doit appartenir à tous.

C'est ici que commence l'obligation du gouvernement, et déjà, par une volonté de Dieu peut-être, il se trouve qu'il a peu fait encore ; il s'est appliqué à des détails, il n'a pas touché à de grandes choses ; il a compris qu'en tout, dans la nature, dans l'homme, dans les institutions, il y a trois temps d'action : le commencement qui prépare, le milieu qui mûrit, et la fin qui complète ; que les hommes forts sont les seuls patients, et qu'il ne faut pas changer trop vite si l'on veut la durée : Tempora tempore tempera.

Ce n'est pas tant des lois qui nous sont nécessaires que l'exposition des devoirs, et ces devoirs il les faut présenter, non en homme qui les pose en avant de lui comme des barrières, mais parce que c'est la vérité, et qu'il faut dire la vérité. Il faut que le gouvernement dise au peuple : voici vos devoirs, remplissez-les ! J'ai aussi les miens ; si j'y suis infidèle, accusez-moi et jugez-moi ! Qu'ils ne cherchent pas les applaudissements de la foule, elle les mépriserait ; qu'ils restent impassibles au milieu des éloges et des blâmes, prouvant seulement qu'ils sont dignes de marcher à notre tète par leur esprit de justice et leur probité. Les lois éternelles du juste n'ont pas été détruites par la révolution, au contraire ; les hommes seuls sont changés. Les révolutions se font parce que le peuple se rebelle contre l'injuste et veut rétablir le droit, et le droit ne va pas sans le devoir. En lui parlant des devoirs on ne lui dira pas une chose nouvelle, on lui rappellera ce qu'il sait, et ce que les hommes sont prompts à oublier. Le peuple est un enfant plein des plus magnanimes instincts, généreux, confiant, emporté, sensible, mais ignorant, ignorant en ce sens qu'il ne sait pas les causes, qu'il ne connaît pas les hommes, qu'il n'est frappé que des noms, et ainsi il croit tout aussitôt. C'est pour cela que les tyrans le tiennent dans l'ignorance. Nous, pour avoir la liberté, instruisons-le, et éclairons-le : plus les hommes sont éclairés, plus ils sont libres !

Le peuple a le sentiment du devoir ; il l'a dans ses entrailles, et quand on lui en parlera on le fera vibrer. Ce mot, dit au siècle dernier par d'Alembert, sera éternellement vrai : "La raison Unit toujours par avoir raison."

Dès qu'il s'est dit : Je le dois ! l'homme sent planer au-dessus de sa tête, non la destinée antique, implacable divinité qui soumettait les dieux, mais un pouvoir que lui-même a consacré : l'âme se tient dans une paix puissante qui naît de l'équilibre de toutes les facultés ; le visage même revêt cette noblesse et cette dignité données par le sculpteur grec aux types parfaits de la nature humaine. On n'est plus un enfant turbulent dans ses chagrins et ses joies; on est homme, et l'on se sent vivre dans la plénitude de sa volonté et de sa liberté.

Mais si le devoir est la liberté, il est aussi la solidarité, et la solidarité nous unit tellement qu'il a été juste de dire que, si l'inférieur porte sa chaîne au pied, le supérieur la porte au poing. Dans la tyrannie , cette solidarité est une chaîne ; dans la liberté , la chaîne est formée par les mains ; nous nous tenons tous, tous nous marchons en bande serrée contre le flot des événements ; le devoir de tous est de la maintenir pour qu'elle ne se rompe pas et que les vagues, s'engouffrant par la brèche ouverte, ne renversent les faibles et les forts, les petits et les grands, et ne nous emportent tous dans un commun désastre. Que les gouvernants tiennent ce noble langage au peuple, qui attend de leur parole les droits, les devoirs, la solidarité, et alors se constituera naturellement l'état politique qui est la réunion de toutes les forces particulières. Aux ouvriers sera assuré le travail ; aux poètes, la gloire ; aux ardents, l'action ; aux industriels, le commerce ; à tous, leurs droits ! Que le gouvernement invoque, qu'il rappelle l'ancienne devise de la France, oubliée par un gouvernement qui donnait tout à l'argent : L'HONNEUR ! Et le monde verra alors si la France n'a pas grandi encore !

Vous autres Français, disait un Anglais, Lord Chesterfield, vous ne savez élever que des barricades ; mais vous n'élèverez jamais de barrières ! Ce mot est faux. Si nous élevons des barricades, c'est que nous avons à la fois le plus vif sentiment du droit et le plus énergique emportement pour renverser l'injustice. Mais il est faux encore en ce qu'il voudrait établir cette, réputation de légèreté qu'on a faite à la France. Le peuple français léger ! Il n'est pas grave et compassé, en effet, car il est l'action et la vie. Quel peuple, en Europe, dans le monde, dans aucun temps, a fait des choses plus fortes, plus sensées, plus pratiques et plus durables que le peuple français, lui qui a créé la langue la plus logique de l'univers, qui a établi l'administration la plus serrée, qui a formé la nation la plus unie, qui a fondé la société la plus générale ! Il y a longtemps que les plus hautes intelligences l'avaient proclamé ; il y a trois siècles déjà que Charles-Quint disait : les Portugais paraissent fous, et le sont ; les Espagnols paraissent sages, et sont fous ; les Français paraissent fous, et sont sages. Et c'est un cri de génie, parce que c'est un cri de vérité, que ce mot de Shakespeare : La France est le soldat aîné de Dieu !

Nous voulons marcher à la tête des nations ; et notre priorité nous ne la prouverons pas par un seul mouvement violent, magnifique, sublime, mais par une continuité de grandes actions, et les grandes actions sont les grandes vertus ! Non ! nul peuple, en ce moment, ne nous vaut ; nul n'a ce jet soudain, ce dévouement héroïque, cet oubli de la partie matérielle de l'homme. Dès que la France parait, dès qu'elle parle, dès qu'elle agit, le monde s'écrie : C'est le grand peuple ! En toutes choses, à la bataille, dans les sciences, dans les lettres, en révolution, elle donne un coup si violent qu'elle fait jaillir la lumière. Mais ce ne sera pas un éclair qui passe ; ce sera comme le soleil qui brûle au fond des deux, qui s'avance dans sa gloire à travers sa route éthérée, qui éclaire tout, qui échauffe tout, et qui fait lever de la terre la sève, les arbres, les fruits et la vie !

Mais nous ne serons pas forts et libres que pour nous seuls. On l'a dit, la révolution que nous venons de faire est le triomphe de la civilisation. L'humanité marche sans cesse. La République que nous fondons est le gouvernement de la fraternité : sans que les princes et les rois s'en soient rendu compte, tous les efforts du genre humain ont été faits pour amener le triomphe du principe de l'amour. Toujours, à travers les siècles, les hommes ont tendu les uns vers les autres ; tour à tour esclaves, serfs, sujets, ils ont peu à peu dépouillé leurs préjugés et leurs haines, et par là ils ont brisé leurs chaînes. Nous n'avons renversé le dernier gouvernement que parce qu'il avait pris pour but d'établir de nouvelles délimitations entre les hommes. L'histoire de vingt de nos années les plus remplies est dans trois mots : en 1788, nous étions des sujets, et nous ne comptions plus en Europe ; en 1793, on nous appelait citoyens, et nous propagions dans le monde le principe de la liberté ; en 1808, nous étions des Français, et nous ne portions plus aux nations que notre gloire, notre grand nom et des fers ! Aujourd'hui, un seul nom est resté, le nom d'hommes, et quand on dit : hommes, on dit : frères. C'est au profit de l'Europe, du monde entier, que nous venons de vaincre ; nous sommes libres, et nous disons aux peuples, et tous les peuples le répètent : Soyons un seul peuple, une seule famille ; plus de rivalités de commerce, plus d'inimitiés de nations, plus de haines ; n'ayons qu'une haine, celle de l'injustice ; ayons un seul but, la complète réalisation de la loi du Christianisme, la fraternité. »

Eugène Loudun (pseudonyme d'Eugène Balleyguier, 1818-1898),
 « Du présent et de l’avenir de la révolution ». Le Correspondant, t. XXI, 10 mars 1848.

"Ce que certaines gens redoutent... c'est la ressemblance avec 93" (E. Loudun, 1848)

"La République est proclamée !",
aquarelle de Pierre-Eugène Lacoste, 1848.

« Après le grand coup que Dieu vient de frapper, et qui a bouleversé un puissant Etat contre toute prévision, quand les conseils d'un roi renommé par son adresse et sa prévoyance ont été subitement aveuglés, lorsqu'une sanglante catastrophe, tout paraissant apaisé et la royauté rassise, a fait recommencer une lutte implacable, et qu'en moins de douze heures le pouvoir royal a été renversé, il serait insensé à l'homme de prétendre préparer l'avenir dans sa pensée, et de dire : Voilà ce qui sera ! Dieu ! que faites-vous là-haut, vous qui par des traits si inattendus, si invisibles, par cette volonté dont nous ne connaissons que les effets, abatte ? ce qui semblait le plus profondément enfoncé dans la terre, qui chassez les rois, poussez quelques hommes de la foule à la puissance, et, inaltérable, laissez tout dans le trouble et l'attente ! Mon Dieu ! que nous sommes petits, et que vous êtes grand !

La France vivait dans la torpeur ; le monde, inquiet, s'étonnait. Quoi donc ! se disaient les nations, ce gouvernement corrupteur a-t-il été si fort que non-seulement il ail dompté ceux qui l'approchaient et le servaient, mais encore qu'il ait abattu et endormi ce peuple généreux chez qui plus rien ne bouge, pas un cri, pas un souffle ! Les jours de la France sont-ils finis ? Mais non ; tout d'un coup, et sans que personne s'y attende, ce peuple abaissé se relève, et il se trouve uni. Tous se regardent; on crie : Marchons ! plus de corruption ! plus de rois ! Les bras ont fait voler les voilures en éclats, déraciné les pavés, coupé les grands arbres, arraché les barreaux de fer. Ce peuple était le même qu'il y a cinquante ans, aussi spontané, aussi indigné, aussi vivant : il était libre !

Le roi Louis-Philippe a été chassé en trois jours comme le roi Charles X ; mais tous deux n'ont point eu la même condition dans leurs départs. L'un fut reconduit par des députés qui escortèrent sa majesté tombée ; il sortit dans un appareil encore royal : c'était là le dernier acte d'une grande et noble tragédie. L'autre s'est enfui précipitamment de son palais, sans adieux, sans guides ; il s'est dérobé au milieu de l'émeute populaire rugissante : ça a été la première scène d'un drame qui s'est ouvert par de violentes colères, de fiévreuses convulsions, et qui nous fait attendre des péripéties inaccoutumées.

Il est accompli à demi ce vœu d'un ouvrier du Midi : Mon Dieu ! faites donc tomber un jour de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit ! Tout n'est pas dit ; nous sommes trop près encore du choc qui nous a éblouis : tout à l'heure nous commencerons à en ressentir les premiers effets. Mais, dès aujourd'hui, ce que nous pouvons, ce que nous devons, c'est, examinant les événements d'après les passions immortelles de l'homme, écoutant cette immense rumeur populaire qui nous enveloppe, et demandant à la Providence de nous donner la bonne volonté et la foi, c'est de convoquer tous les esprits à l'union, de calmer les agitations emportées, de parler aux gouvernants de leurs obligations, aux peuples de leurs devoirs, et d'apporter à tous les conseils que nous dictent notre patriotisme et notre conscience. Nous ne nous occupons pas de plaire, mais de servir. Les conseils utiles, comme le dit Massillon, sont rarement des conseils agréables.

En un jour, en une soirée, la royauté a été abolie, un gouvernement provisoire a été institué, la République proclamée. Des hommes, presque tous connus et admirés de la nation à différents titres, ont été chargés des destinées du moment, de détruire et de conserver, de fonder et de préparer. En peu de jours, pressés par des exigences précipitées et incessantes, ils ont accumulé des actes marqués au coin de la sagesse et de la modération ; et cependant l'opinion publique, avide, inquiète, se disperse en mille bruits opposés ; on attend les choses les plus contraires : on craint la tempête, on espère le soleil.

Il n'est qu'un seul besoin, il ne doit y avoir qu'une seule pensée : l'unité ! Et c'est pour cela que nous venons ici chercher ce qu'il y a de vrai dans les craintes et les espérances, assurés d'avance que les craintes sont presque toutes vaines, que les espérances auront leur réalité, et qu'il suffira de montrer la vérité pour que les faibles se raffermissent, pour que les forts persistent, et que tous s'écrient d'un même élan : nous avons voulu devenir libres, et nous mériterons de l'être par notre commune volonté !

Détruisons les craintes d'abord ; nous serons plus à l'aise pour exprimer nos espérances.

Il peut y avoir trois sortes de craintes : les craintes immédiates, celles qui surviendraient peu à peu, et celles qui tiennent au fond même de notre caractère et de notre situation morale.

Ce que certaines gens redoutent, et ce qui n'est point à redouter, c'est le manque d'argent et la détresse du commerce, l'influence des partis contraires, les mines souterraines des communistes, la ressemblance avec 93, la guerre générale, un despotisme militaire, enfin l'abus de la force du peuple armé.

L'argent ne manque pas et ne manquera pas ; un trésor considérable est entre les mains du gouvernement ; des besoins imprévus ont forcé de faire des dépenses inopinées, mais passagères ; les distributions de pain cesseront à mesure que les grands travaux commencés diminueront la masse des nécessiteux. La garde nationale mobile est chèrement payée, il est vrai ; mais la réduction de l'armée établira une compensation, si même elle ne donne un bénéfice. Par une sagesse remarquable, aucun impôt considérable n'a été aboli, d'abord parce que le gouvernement n'en a pas le droit, puis parce qu'il devait faire face aux dépenses. La République nouvelle n'a pas, comme le Consulat, trouvé tout désorganisé ; ici, au contraire, tout est organisé. Elle n'est pas, comme la monarchie de Juillet en 1830, sans soldats, sans finances, quand l'Europe entière semblait vouloir nous déclarer la guerre, et qu'il fallait tout de suite créer une armée ; et pourtant alors nous nous en sommes tirés ; les gens de bourse furent émus un moment, puis tout reprit son cours accoutumé. Aujourd'hui les services sont assurés, les administrations fonctionnent, aucun trouble n'a détruit une seule ressource ; jamais révolution n'a été dans de meilleures conditions.

Le commerce ne souffrira pas davantage ; on n'a point vu, ainsi qu'en 1830, émigrer rapidement les étrangers, les riches, les nobles ; ils abandonnaient la cité parce qu'ils avaient la peur du peuple et la haine du nouveau gouvernement. Rien de semblable en ces jours-ci. La conduite du peuple a été si héroïque et si calme à la fois que, loin d'en avoir peur, on l'admire ; la République a été accueillie par un parti riche et nombreux avec une faveur d'acclamation ; les étrangers rassurés ne sont pas partis ; bien plus, ces nobles et ces riches ont compris le devoir que les circonstances leur imposent : c'est d'en haut qu'il faut que vienne l'exemple de la confiance. Déjà des fêtes dans le faubourg Saint-Germain sont annoncées ; on cite les jours choisis par les grandes maisons ; avec les fêtes, le mouvement, les achats, les échanges, le commerce. On est calme, on est content, et l'on veut le prouver à tous.

Quand on dit que les légitimistes sont contents, il faut entendre qu'ils le sont surtout du renversement de Louis-Philippe : ils se réjouissent de voir un trompeur trompé ; pourtant, dès qu'ils ont su que la République garantissait l'ordre et la propriété, ils ont les premiers applaudi à l'établissement d'un gouvernement sage, fort et modéré : ce n'est pas eux pour le moment que la République aurait à regarder comme ses ennemis.

Des hommes qui ne finissent pas, mais qui commencent, ce sont les communistes et les socialistes. Il a existé, en ces dernières années, un homme qui a cru avoir trouvé le mot d'une civilisation inconnue et infinie, qui a donné le principe d'une association universelle, qui en a établi les rapports, les conditions et les conséquences. Dans son vaste cerveau, le monde a été constitué en ses moindres détails ; il a touché à tout : le gouvernement, la religion, la famille, il a tout brisé en mille pièces, et, prenant l'inverse de ce qui existait, il a étendu sur l'univers l'immense et complet réseau de la société universelle. Rien n'en a été distrait; chaque homme y a eu sa place, chaque action du jour son moment, chaque vie son but. La société a été montée comme une grande machine dont tous les mouvements sont prévus, et l'homme a pu entrevoir dans l'avenir, définie et marquée en chiffres mathématiques, invariables, la réalisation de l'existence éternelle de l'humanité.

Mais orgueil et aveuglement insensé ! Pour faire cette œuvre qui traçait à l'homme sa destinée dans les siècles, le génie de Fourier a été obligé de méconnaître la moitié de l'homme ; il a ouvert une route profonde, et l'homme devait y marcher jusqu'à la fin, sans pouvoir en dévier ; il était poussé au but sur des rails de fer : c'est en prison qu'il était emporté vers le bonheur. Pour tenter ce que Dieu fait par sa seule volonté, Fourier avait pris la plus rude barre de fer des tyrans, il avait enlevé à l'homme sa liberté.

Pourtant aucune utopie n'est complètement inutile ; il est resté de cet immense rêve une idée juste et féconde, l'association, et elle est juste parce qu'elle est la première application du plus grand principe qui ait jamais été proclamé sur la terre, la fraternité, ou, pour dire le mot du Christ, la charité, l'amour ! S'associer, c'est pratiquer l'Evangile.

Les communistes ne sont que l'exagération de l'école socialiste ; ils ont poussé les conséquences à l'extrême, mais aussi leurs moyens, sont de la rigueur la plus absolue. Ici, plus de liberté, plus de volonté ; tout pour la commune, rien pour soi. Il n'est permis à personne de demeurer oisif; vous ne travaillez pas, vous êtes puni ; vous êtes sûr de manger, mais vous êtes attaché. C'est l'histoire du chien gras qui porte au cou les traces de son collier ; le loup préfère rester maigre et libre. Le peuple est comme le loup, il veut rester libre. On a fait grand bruit du communisme ; il est moins étendu qu'on ne l'a dit : il n'y a de communistes, et encore en petit nombre, que dans les grandes villes et à Paris. Aux journées de février, ils n'avaient qu'une barricade sur huit mille. La province ne les connaît pas et n'en veut pas ; en supposant qu'ils tentassent un mouvement, pense-t-on qu'elles resteraient tranquilles, toutes ces villes où les petits bourgeois, les maîtres-ouvriers, presque tous les artisans, sont propriétaires d'un pré, d'une vigne ou d'un coin de terre ? Moins on possède, plus on tient à sa propriété. "J'ai remarqué, disait Pascal, que, quelque pauvre que l'on soit, on laissait toujours un héritage." Et chacun veut laisser un héritage. La propriété est le droit naturel. Je comprendrais que l'on eût des craintes en Angleterre, où vingt-cinq mille privilégiés possèdent le sol ; mais en France, où nous avons six millions de propriétaires, ce sont six millions de soldats contre les communistes. Avec une telle armée passionnée de son intérêt, je n'ai point peur des communistes.

Le renouvellement de la Terreur n'est pas davantage à craindre : il faudrait que ce fût le pouvoir ou le peuple qui la fît, et le pouvoir, par ses actes, prouve qu'il ne le veut pas ; le peuple, par ses idées, ne le peut pas. Le gouvernement a tout d'abord proclamé ses nobles intentions en abolissant la peine de mort pour crimes politiques, et cette décision, l'Assemblée nationale non-seulement la confirmera, mais la complétera ; elle abolira la peine de mort dans tous les cas, nous l'espérons, nous le croyons. Quant au peuple, le peuple de 1848 n'est pas celui de 93. Si nous voulons égaler notre première révolution, comprenons-la ! Le peuple n'a aucune des conditions de la Révolution : ni l'abaissement inouï, ni l'inégalité en tout établie, ni des misères invengées, ni une lutte indispensable contre une caste maîtresse absolue, ni des fureurs amassées pendant des siècles. D'autres idées, d'autres besoins le poussent, et ce sont des idées nouvelles. Les opinions vieillies ont du penchant à assurer leur domination par le sang ; les jeunes idées sont généreuses, confiantes, libérales ; elles ne veulent pas la violence ; nées au matin, elles ont l'avenir; elles se présentent le front serein, l'œil bleu, l'air souriant ; elles semblent dire : Venez à moi ; elles appellent l'amour, et on vient à elles.

Nous ne demandons pas la guerre : nous savons ce qu'elle entraîne de misères, même heureuse; nous n'attaquerons pas l'Europe. "Hier nous disions à l'Europe, s'est écrié avec éloquence un des membres du gouvernement, Marrast, laissez-nous en paix, et nous serons sages ! Aujourd'hui nous dirons : nous resterons en paix si vous êtes sages !" La guerre pourtant est inévitable peut-être ; peut-être pour les deux nationalités de Pologne et d'Italie, descendrons-nous de l'autre côté des Alpes et du Rhin. Mais sans parler ici, NOUS le dirons plus loin, du rôle magnifique et de la mission divine que la France aura alors u remplir vis-à-vis des autres nations, en ce qui nous regarde, loin que la guerre doive nous faire peur, elle nous sera utile, elle nous sauvera peut-être! Nous avons besoin de mouvement; à l'activité humaine il faut des efforts proportionnés à son énergie : ou des luttes contre la nature, comme la jeune Amérique empiétant sans cesse sur ses forêts immenses et domptant les géants, fils de la terre, ou des combats de l'homme contre l'homme. Nous ne sommes pas un peuple à tomber dans l'apathie, nous sommes un peuple ardent ; si nous restions chez nous, dans le lièvre qui nous agite, inoccupés, peut-être descendrions-nous dans la rue et ferions-nous des guerres civiles. Pas de guerre, si nous ne sommes pas attaqués ; mais qu'elle vienne, chacun trouvera la place à son impatience et à sa flamme ; le gouvernement sera facile : nous aurons la gloire avec la liberté !

Mais si cette gloire nous valait un despote militaire ! Non ! nous ne sommes pas en Prusse, pour croire qu'un homme en uniforme est autre qu'un homme en habit de bourgeois ; nous avons eu un despote militaire, c'est assez : le prestige est tombé ; il serait singulier, quand on ne croit plus à la couronne, qu'on crût à l'épée. Aujourd'hui un général n'est rien s'il n'est que général. Ceux-là seuls qui aient eu une valeur réelle, Foy, Lamarque, etc., n'avaient de militaire que le nom ; le laurier de leur gloire, ils l'avaient fait refleurir à la chaude atmosphère des assemblées publiques ; ils n'étaient grands que parce qu'ils étaient de grands citoyens !

Enfin, quelques-uns voudraient nous présenter le peuple armé comme un épouvantail ; ces hommes en blouse qui portent un fusil, cette foule qui possède un sabre ou une baïonnette enlevé dans la bataille, ces canons de l'Hôtel-de-Ville gardés par des enfants effrayent des esprits timides. Leur épouvante vient de leur ignorance ; ils ne connaissent pas le peuple, ils ne l'ont vu sans doute ni dans les barricades, ni le lendemain de la victoire. Aux barricades le peuple était impatient d'ardeur, prêt à braver mille morts, et, en même temps, généreux, confiant; il appelait des conseils, il choisissait pour chef tout homme qui semblait combiner et penser. Il ne s'abusait pas ; il avait la candeur, cette vertu de l'enfance. Toutes les forces bouillonnaient en son âme, et il ne savait comment les employer ; il se sentait le bras, il demandait la tête.

Après le combat, quand le sang fumait encore et que la rumeur de sa colère grondait dans l'air, le voilà tout à coup changé ; il est maître, il est fort : il veut l'ordre ; aussitôt lui-même il fait sa police ; il arrête le pillage, il saisit les voleurs et en fait justice ; il n'est plus armé comme peuple, il l'est comme gardien de la propriété nationale et de la paix.

Un crucifix est enlevé des Tuileries, et ces hommes, ivres de la bataille, découvrent leur front et font au Maître de tous un cortège imposant et recueilli ; ils sentaient sans doute que ce n'étaient pas eux qui avaient vaincu, que rien n'avait été fait d'après un plan et par une volonté humaine. Cette révolution si soudaine, si imprévue, presque impossible, elle avait été menée comme les bouleversements de la terre. Un craquement s'était fait entendre : les uns avaient été jetés à droite, les autres à gauche, les rois poussés à un lointain rivage, le peuple apporté comme un flot jusqu'au pied du trône. C'était un déluge ; où se trouvaient les terres s'étendait l'Océan, et la grande main de Dieu planait sur le monde.

C'est qu'il faut le dire, nous parlerons plus loin des défauts du peuple, ici il ne s'agit que de ses vertus; de toutes les parties de la nation française, le peuple est celle où le sentiment religieux est le plus vivant. Les hautes classes étaient religieuses par politique ou par souvenir, un petit nombre par une grande science. Le pouvoir et ceux qui dirigeaient l'opinion, orateurs, publicistes, professeurs, défendaient la religion dans leurs discours, parce qu'ils savaient par principe qu'elle était nécessaire. Ils entrevoyaient ce qui devait résulter de la liberté sans contrepoids, et ils mettaient en avant la religion pour que les esprits fussent frappés du prestige d'un pouvoir qui est au-dessus de l'homme ; mais ce n'était qu'une affectation. On parlait plus du Christianisme au Parlement et dans les feuilles publiques qu'au temps de Louis XIV, parce que, sous Louis XIV, les gouvernants pratiquaient le culte, et que les nôtres le dédaignaient. Quant à la classe moyenne, n'ayant pas l'instruction des hautes classes, les idées d'irréligion du XVIIIe siècle étaient passées chez elle à l'état de préjugé ; elle n'avait senti le besoin de s'élever vers Dieu ni par la gratitude, ni par la souffrance ; elle se réglait d'après une morale facile, qui n'était ni la vie, ni la vertu, et, assise dans une confiance ignorante, se fortifiant dans son isolement et son égoïsme, elle se riait de la loi de charité et de fraternité humaine, sans prévoir que cette loi est la seule force qui empêche la société de s'écrouler et de se disperser en mille débris.

Mais le peuple est religieux par instinct, parce qu'il souffre, parce qu'il attend, parce qu'il espère ; il invoque Dieu, il parle à Dieu, il croit en Dieu, comme il aspire l'air, comme il se réchauffe au soleil. Le sentiment de la religion tient au sentiment de la dignité humaine; un esclave peut être superstitieux, un peuple libre seul est religieux. Aussi, dès qu'il a été appelé à agir, le peuple s'est montré ce qu'il était naturellement, pénétré de l'instinct de l'ordre et de la majesté des assemblées. Lorsqu'on a convoqué ses délégués pour traiter de ses intérêts les plus pressants, on a vu ces ouvriers, rudes manieurs du bois et du fer, venir s'asseoir avec calme sur les fauteuils occupés hier par les chefs de l'aristocratie de la France, et, modérés dans une puissance survenue sans préparation, présenter fermement leurs prétentions, écouter en silence les réponses et les difficultés, discuter sans emportement, proposer et arrêter des mesures de conciliation, des arrangements de moyen terme dont on eût pu croire que le peuple était incapable d'apprécier la délicate prévoyance. Presque au même moment les littérateurs et les artistes se réunissaient pour de médiocres questions de présidence et de comité, et l'assemblée des ouvriers l'emportait sur ces hérauts de l'intelligence, en réserve, en convenance, en sagesse et en dignité. On a fait appel à l'honneur du peuple, et l'on a eu raison. Toutes les fois que l'on aura confiance en lui, il sera capable de tout.

Les craintes immédiates sont donc fausses ; il peut y avoir quelque doute sur celles qu'inspirent les événements qui vont se succéder.

On pourrait redouter que le gouvernement, ne persistant pas dans la voie prudente qu'il a tenue, ne fût poussé à des mesures violentes ; puis que, l'Assemblée nationale ne soit influencée par des passions excessives de timidité, de peur, d'emportement ou d'intérêt.

Jusqu'ici le gouvernement a été soutenu par l'opinion ; on a foi surtout dans quelques hommes d'un éminent talent et d'un beau caractère ; les mesures que le gouvernement a prises ont été marquées d'une fermeté modérée et contenue. Il n'a pas détruit ; il n'a repoussé des fonctions publiques qu'un petit nombre d'hommes. Il a ménagé habilement, sans jactance ni faiblesse, les partis et les classes ; un seul décret, l'abolition des titres de noblesse a excité des réclamations : cet acte est peu important d'ailleurs, et le patriotisme éclairé du gouvernement, son dévouement infatigable à la chose publique, son langage calme et élevé tout ensemble, cette modération qui est venue à des hommes impétueux dès qu'ils ont eu appris les difficultés du pouvoir, sont des marques assez rassurantes de la bonne foi de ses intentions et de la persistance de ses efforts ; le présent fait compter sur l'avenir. »

Eugène Loudun (pseudonyme d'Eugène Balleyguier, 1818-1898),
« Du présent et de l’avenir de la révolution ». Le Correspondant, t. XXI, 10 mars 1848.

La suite de l'article d'Eugène Loudun est à retrouver en cliquant sur le lien suivant :
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