dimanche 28 novembre 2010

"Ils croient en Saint Nicolas comme ils croient en Dieu" (Revue britannique, 1842)

« Quinze jours environ avant Noël, Pelzmichel ou le Knecht Rupert vient rendre sa visite annuelle aux enfants. Car ce personnage célèbre représente le grand saint Nicolas… […]

Pelzmichel a toujours un costume extraordinaire qui produit une impression profonde sur l'esprit des enfants. Sa main droite est armée d'un fouet ; derrière son dos pend un énorme sac dont on ne voit jamais le fond ; une chaîne de fer qui lui sert de ceinture retombe jusque sur ses talons et fait un bruit mystérieux quand il marche. Souvent il a un nombre considérable de petites cloches suspendues autour de lui. On l'appelle le Knecht Rupert, parce qu'on le regarde comme le serviteur du Christ-Kindchen (Enfant-Christ), qui l'envoie annoncer son arrivée pour la veille de Noël. Ce rôle important est en général confié à un vieux domestique. Les enfants âgés de huit à neuf ans sont mis dans le secret, mais ils le gardent avec la plus scrupuleuse fidélité. Leurs petits frères et leurs petites sœurs ne se doutent même pas de la supercherie. Ils croient en Pelzmichel comme ils croient en Dieu. Dès le mois de novembre, leurs parents leur répètent que Noël approche et que Pelzmichel va bientôt venir. "Si vous avez été sages, leur disent-ils, il vous récompensera ; s'il n'est pas satisfait de votre conduite, il vous châtiera; car il sait et il voit tout ce que vous faites."

Enfin, l'avant-veille de la Saint-Nicolas, le soir, lorsque toute la famille est rassemblée, le père ou la mère annonce d'une voix solennelle que Pelzmichel arrivera le lendemain à six heures précises.

Avec quelle crainte respectueuse, avec quelle impatiente curiosité, les enfants attendent cette heure à la fois si désirée et redoutée ! Pâles, immobiles, muets, ils suivent des yeux l'aiguille qui s'avance lentement vers le chiffre fatal, ils prêtent l'oreille au moindre bruit ; plus l'instant approche, plus ils sont émus... car ils savent que Pelzmichel est exact. Tout à coup, au moment même où six heures sonnent, on frappe à la porte de la rue... un même cri s'échappe de toutes les bouches : c'est Pelzmichel ! puis le silence redevient aussi profond qu'il l'était auparavant. L'attention redouble, car la porte de la rue s'est ouverte, et on entend- déjà dans l'escalier un bruit extraordinaire, un pas lourd qui retentit sur les marches, des clochettes qui sonnent, des chaînes qui s'entrechoquent, des voix qui se répondent... Enfin la porte du salon s'ouvre à son tour, et apparaît sur le seuil Pelzmichel en personne suivi de tous les domestiques de la maison ; aucun des assistants n'ose ni parler ni bouger. Pelzmichel s'avance gravement jusqu'au milieu du salon, et prenant la parole, il annonce à son jeune auditoire qu'il est envoyé par le Christ-Kindchen pour récompenser les bons et punir les méchants. Puis il fait subir un interrogatoire à tous les enfants, qui l'écoutent tremblants d'espérance et de crainte. Commençant par le plus âgé et finissant par le plus jeune, il leur demande s'ils ont bien employé leur temps pendant l'année; souvent il les prie de lui montrer leurs cahiers d'études ; il manifeste hautement son opinion sur leurs progrès, il leur prouve par son langage qu'il est instruit de toutes leurs actions, bonnes ou mauvaises. Son interrogatoire achevé, ses arrêts prononcés, il distribue des récompenses à tous ceux qui les ont méritées. Presque toujours, le plus jeune des assistants lui récite, comme une prière, un petit couplet que sa nourrice lui a appris :

Christ-Enfant. Viens ;
Fais-moi bon :
Afin que j'aille vers toi dans le ciel.

Pelzmichel parle avec sévérité et en agi tant à leurs yeux le fouet qu'il tient à la main, aux enfants qui ont été paresseux, entêtés, désobéissants, gourmands, menteurs, etc. Rarement il châtie lui-même les coupables, mais il remet son fouet au chef de la famille, il lui recommande de s'en servir lorsqu'il le jugera nécessaire, sinon, dit-il d'une voix menaçante, "je viendrai moi-même en faire usage." "D'ailleurs, ajoute-t-il, la veille de Noël, vous recevrez la visite du Christ-Kindchen, et ce jour-là, il se chargera de vous récompenser ou de vous punir; si vous clés sage, vous trouverez beaucoup de belles choses sur l'arbre de Noël ; sinon, vous serez garrottés de chaînes pesantes, entraînés au fond des bois dans des montagnes solitaires, enfermés dans une grotte sombre et humide, avec des serpents, des hiboux, des crapauds et des salamandres." Cette dernière harangue terminée, Pelzmichel ouvre son grand sac pendu derrière son dos et en tire des noisettes, des pommes et des gâteaux, qu'il distribue à tous les enfants sans exception, puis il en jette une énorme poignée sur le plancher. Pendant que les enfants se précipitent à terre pour les ramasser, il disparaît.

La visite de Pelzmichel produit toujours un merveilleux effet. Les parents répètent souvent à leurs enfants les éloges et les reproches qu'il a adressés à chacun d'eux en particulier ; ils leur rappellent que Pelzmichel connaît toutes leurs actions et devine toutes leurs pensées ; ils les engagent à se corriger de leurs défauts s'ils désirent obtenir quelques récompenses du Christ-Kindchen, Pendant quinze jours tous les enfants de la confédération germanique sont métamorphosés en de véritables petits saints. »

A. J. , « Un hiver en Allemagne », Revue britannique : Choix d'articles traduits des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne, vol. 1, Bruxelles, Méline, 1843 (traduit de William Howitts, Rural & domestic life of Germany, Londres, 1842).

"Notre système d'impôts indirects... atteint plus particulièrement les classes pauvres" (Dubois, 1839)

Paul Serusier (1864-1927), Le tisserand (1888). Musée d'art et d'archéologie, Senlis.













« HYGIENE PUBLIQUE.

DE L'INFLUENCE DE QUELQUES UNES DE NOS LOIS FISCALES SUR LA SANTE PUBLIQUE.

Pour bien apprécier l'influence de nos lois fiscales sur la santé publique, il importe de considérer chacune de ces lois en particulier : il y a en effet sous ce rapport une très grande différence entre les impôts directs et les impôts indirects. Le législateur a cherché dans l'établissement des premiers à prendre pour base proportionnelle la fortune des citoyens, tandis que dans notre système d'impôts indirects on n'a aucun égard aux facultés diverses des particuliers; on atteint indistinctement toutes les classes de la société ; il y a plus, et nous le prouverons tout à l'heure, on atteint plus particulièrement les classes pauvres, on aggrave leur misère, et conséquemment on altère leur santé. Mais passons à l'examen de ces lois en particulier.
La contribution des portes et fenêtres n'est autre chose qu'un impôt sur la lumière et sur le renouvellement de l'air. Dans un ouvrage présenté tout récemment à l'académie des sciences, un auteur établit qu'il y a un rapport direct entre les lumières de l'esprit et celle qui pénètre par l'ouverture de nos maisons, et que ce rapport entre l'instruction et le nombre de ces ouvertures est parfait, c'est à dire que plus il y a déportes et fenêtres, plus il y a d'instruction, et réciproquement ; en sorte que toutes les fois qu'en traversant un pays on voit des maisons ayant beaucoup de portes et fenêtres, on peut en conclure que l'instruction y est répandue.

Nous trouverons, nous, un autre rapport non moins formellement établi, c'est que le nombre des maladies, et particulièrement des maladies scrofuleuses, est précisément en raison inverse du nombre des portes et fenêtres; de sorte que toutes les fois qu'en traversant un pays, on voit des maisons presque entièrement privées de fenêtres, on peut en conclure que les maladies scrofuleuses règnent dans les mêmes habitations; et il n'est que trop avéré que dans beaucoup de villages, les habitants, pour diminuer le fardeau de leurs impôts, prennent le parti de boucher leurs fenêtres ; dans un village de Picardie, nommé Oresmaux, des familles entières ont fini par succomber, atteintes qu'elles étaient toutes de scrofules ; M. Baudelocque en a recherché les causes : la plupart des maisons, construites en terre, n'avaient pas décroisées (Etud.sur la mal. scroph., page 244).

M. Baudelocque rappelle dans son ouvrage que, suivant une tradition fort ancienne, le sacre conférait aux rois de France le pouvoir de guérir les scrofuleux, et que l'attouchement eut encore lieu lors du sacre de Charles X. Suivant M. Alibert, ancien médecin de ce roi, la chose était louable, en ce que le pouvoir profitait de celle occasion pour faire des libéralités ; suivant nous, le meilleur attouchement eût été d'exempter d'abord les malades de l'impôt sur les portes et fenêtres, et d'accorder des primes d'encouragement à tous ceux qui par un bon système de ventilation, de renouvellement de l'air, auraient mis leurs familles à l'abri de celle maladie. Mais je passe à des impôts dont l'action sur l'état sanitaire des populations est bien moins contestable encore, je veux parler des impôts indirects et des prélèvements des octrois.

Voyons d'abord l'impôt sur le sel : pour faire sentir combien cet impôt est onéreux, et comment, par sa nature même, il tend à altérer l'état sanitaire des classes les moins aisées de la société, il faut parler de l'usage du sel et de son indispensable nécessité.

Il résulte de quelques recherches faites tout récemment par mon compatriote M. Barbier, que chaque individu consomme, terme moyen, de trois gros à une once de sel par jour; que, quelle que soit l'abstinence, la sévérité du régime, imposées à certaines sectes religieuses, leur santé peut se conserver intacte, mais à la condition d'user d'une certaine quantité de sel ; on a vu d'une part des individus soumis au régime le plus austère, mais usant de sel, conserver les attributs de la plus belle santé, et d'autre part des paysans russes, bien nourris d'ailleurs, mais forcés par leurs seigneurs de s'abstenir de sel, tomber dans un état de dépérissement rapide. Ainsi, dit M. Barbier, nos humeurs ne tardent pas à se détériorer, nos tissus organiques à perdre de leur intégrité normale, quand une certaine quantité de sel ne pénètre pas journellement dans la machine humaine ; mais il y a un autre fait non moins important, surtout lorsqu'il s'agit de constater les effets d'une mesure fiscale, c'est que la consommation du sel diminue en proportion de la délicatesse des aliments ; chacun sait, en effet, que les aliments tirés du règne animal exigent peu de sel pour leur digestibilité, tandis que ceux qu'on tire exclusivement du règne végétal en exigent une bien plus forte proportion, d'où il résulte que la consommation du sel augmente d'autant plus que les aliments deviennent plus farineux, qu'ils deviennent plus grossiers. Il faut près d'une once de sel pour faire digérer un litre de haricots : de sorte que l'impôt sur le sel augmente précisément avec la misère du pauvre !!

Je ne parlerai pas de l'utilité du sel dans l'économie rurale, soit pour faire supporter aux animaux ce qu'on appelle la vie d'étable, soit pour rendre plus florissante la vie des prairies, soit enfin comme moyen prophylactique d'une foule de maladies, spécialement des affections cutanées et des cachexies séreuses : je ne parlerai pas non plus de l'utilité du sel comme moyen puissant de fertilisation pour le sol ; il est évident que c'est là un impôt qui ne pourrait être décliné par personne, et moins encore par le pauvre que par tout autre.[…] Mais le fait le plus important à signaler ici c'est que le besoin du sel est d'autant plus formel, d'autant plus impérieux, d'autant plus pressant, que l'alimentation est grossière et insuffisante ; de sorte que l'impôt sur sa consommation nous parait surtout devoir compromettre la santé des pauvres habitants des communes rurales.

Remarquons ensuite, comme conséquence de ce que nous venons de dire, que les- produits graduellement plus considérables de cet impôt, loin d'être un signe de prospérité publique, prouvent plutôt que la misère augmente, que le besoin de faire supporter une mauvaise alimentation devient chaque jour plus pressant et plus universel. Ce n'est donc un impôt bien assis, qu'en ce sens ; que nul ne saurait s'y soustraire, pas même le plus misérable, et que son produit augmente avec la détérioration de la santé publique, qui suit la perte du bien-être.

Sous la restauration, on a vu cet impôt grossir d'année en année : en 1814, il ne produit que 25 millions; en 1815, il passe 35 millions ; en 1818, ses proportions augmentent de nouveau, on lui voit atteindre 41.218.000 ; en 1821, 49 millions. Sous le régime actuel, il n'acquiert pas moins de force ; en 1835, il s'est élevé à 53.817.000 fr., sans comprendre les produits très considérables des salines de l'Est.

Bien que les produits des octrois ne soient portés que pour un dixième au budget général de l'Etat, que les administrations soient distinctes et spécialisées, je rapprocherai ici ces impôts des contributions indirectes et j'en examinerai les effets sur la population des villes. [...]

Le vin, pour les ouvriers des villes, ne devrait pas être un objet de luxe, mais bien un objet de première nécessité ; nos lois fiscales tendent à intervertir cet ordre naturel, cet ordre tout moral. Le vin est devenu pour les dernières classes un objet de luxe et de débauche ; aussi son usage, loin de tourner au profit de la santé du peuple, contribue plutôt à l'altérer. Les ouvriers n'introduisent guère de vin dans leurs ménages, ils n'en achètent ni pour leurs femmes ni pour leurs enfants, chacun sait que c'est surtout hors des barrières, le dimanche et les premiers jours de la semaine, qu'ils vont en boire pour échapper aux lois fiscales. Ainsi, pendant les jours consacrés aux travaux les plus pénibles, les privations sont rigoureuses pour les familles indigentes ; arrivent ensuite des excès qui augmentent la population des hôpitaux.

Peu de temps après le rétablissement des octrois, en l'an IX, le droit d'entrée des vins dans Paris était de 6fr. 60 c. par hectolitre ; en 1819, il était de 13 fr. 50 c. ; sous le nouveau régime ce droit a été porté à 18 fr. 50 c. Personne n'ignore que les droits sont les mêmes pour tous les vins ; mais, comme l'ouvrier prend cette boisson en détail chez les marchands de vins, il doit en payer d'abord la valeur réelle, puis les droits d'octroi, les droits de l'exercice des contributions indirectes, puis le bénéfice des marchands ; bref, le vin falsifié a triplé pour lui de valeur !...

Nous avons montré tout à l'heure la progression rapide du tarif des octrois de Paris depuis l'an IX jusqu'en 1833 ; or nous allons voir que la consommation, dans le même espace de temps, a suivi une marche inverse. En l'an IX, il est entré dans Paris 1.016.613 hectolitres de vin tarifé, comme nous l'avons dit, à 6 fr. 50 c.; en 1819, il n'en est plus entré que 805,499 hectolitres tarifés à 13 fr. 50 c., et en 1839, seulement 595.585 hectolitres tarifés à 18 fr. 50. Ce n'est pas tout, en l'an IX la population de Paris n'était que de 547.756 habitants; en 1819, elle était de 713.765, et en 1839 de 774.338 habitants. On voit d'après ces chiffres quelle réduction progressive a éprouvée la consommation de chaque individu !...

Les eaux de vie au dessous de 93° ont été tarifées à raison de 95 fr. l'hectolitre, et 18 fr. pour le compte du Trésor ; mais comme les ouvriers trouvent moyen de se stimuler et même de s'enivrer avec une quantité bien moindre d'eau de vie que de vin, il en résulte que dans l'intérieur de Paris, c'est sur l'eau-de-vie qu'ils se rejettent.

Parent-Duchâtelet a cité à cette occasion un fait remarquable : c'est que le régime des ouvriers débardeurs est très différent au delà et en deçà des barrières. Les ouvriers de Bercy ne boivent que du vin naturel, tandis que les ouvriers de l'intérieur ne boivent guère que de l'eau de vie ou du vin frelaté, aussi sont-ils presque toujours tourmentés de coliques ou de tranchées.

Toutes les viandes sont taxées, or la viande est un aliment indispensable aux ouvriers des villes. Les ouvriers sans travail, sans ressources, sentent tellement cette nécessité, qu'ils préfèrent manger une viande détestable à ne pas en manger du tout. En voici la preuve : il y a dans Paris deux établissements où l'on débite des têtes de moutons cuites et du bouillon fait avec ces mêmes têtes; l'un de ces établissements est situé près de la Grève, l'autre dans la Cité. Le potage, préparé dans une immense chaudière, distribué à discrétion, coûte un sou par convive. Les têtes, pourvu qu'on rende les os, coûtent de deux sous et demi à trois sous.

Mais il est à remarquer que tous ceux qui fréquentent ces établissements sont des hommes absolument fans ressources, que s'ils y vont, c'est à cause de leur extrême pénurie, de leur profonde misère; dès qu'ils ont du travail ils se gardent bien d'y retourner : ils achètent d'autres viandes.

L'impôt sur les viandes a été aussi en grossissant depuis l'époque de son rétablissement jusqu'à nos jouis; non pas tant sous le rapport de sa quotité générale que sous le rapport du tarif : je m'explique :

Depuis le rétablissement des octrois, la population de Paris a été sans cesse en s'accroissant, les besoins de cette cité ont dû s'accroître dans la même proportion ; d’un autre côté le tarif a été élevé ; il devait en résulter des produits beaucoup plus considérables ; mais il n’en a pas été ainsi ; ce tarif paralysait et même arrêtait la consommation dans les classes peu fortunées, en voici la preuve :



On voit d'après ce petit tableau que la consommation des viandes de bonne qualité a progressivement diminué depuis l'an IX jusqu'aujourd'hui; on voit d'un autre côté que la viande de vache n'entrait que pour une très faible proportion dans l'alimentation des habitants de Paris en 1819, mais que le tarif s'élevant de jour en jour, il a bien fallu en revenir à ces sortes de viandes, de telle sorte que dans les derniers temps on a consommé presque deux fois autant de viande de vache qu'en l'an IX, et presque cinq fois autant qu'en 1819.

La consommation des viandes de mouton et de veau a été au contraire en décroissant ; quant à celle de porc elle a été en augmentant, mais peut-être au détriment de la santé. J'ai dit plus haut, en parlant des boissons, que les ouvriers de nos villes, dans la presque impossibilité où les avait mis l'augmentation incessante des tarifs d'acheter du vin en suffisante quantité, s'étaient rejetés sur l'eau-de-vie qui produit des effets de stimulation à bien plus faible dose et à meilleur marché, j'en dirai autant pour la viande de porc et surtout pour les viandes à la main, viandes qui, sous un petit volume, produisent des effets plus marqués; ajoutons en outre que ces viandes sont vendues toutes préparées, ce qui les fait encore plus rechercher par la classe ouvrière.

D'après tout ce que nous venons de dire on conçoit combien des droits excessifs imposés sur l'alimentation première, indispensable, sont préjudiciables à la santé publique. La population s'accroît, et cependant les moyens de bonne alimentation vont en diminuant ; si donc d'autres éléments n'agissaient avec force sur le mouvement de la population on la verrait rapidement tomber par le fait de ces lois fiscales.

La somme totale de l'alimentation liquide et solide reste la même, du moins elle éprouve peu de variations; mais elle se détériore, elle devient d'autant moins saine qu'on élève les tarifs ; les ouvriers boivent autant que de coutume, mais ils boivent ou des vins falsifiés ou de l'eau-de-vie; leurs familles, leurs enfants boivent plus d'eau. Ils mangent toujours de la viande, mais la proportion des viandes de vache, de porc et de viandes à la main, est plus forte. Or, des deux côtés, veuillez en mesurer les effets sur la santé publique ; calculez les effets d'un régime composé de viande de vache, de têtes de moutons et d'eau ; ajoutez les effets d'un régime composé de charcuterie et d'eau-de-vie !!!

Sous le ciel de la France, et particulièrement sous celui de Paris, qui, chaque année, nous gratifie de cent quatre-vingts jours de brouillard, de cent quarante jours de pluie, et de vingt-un pouces d'eau, il faut de toute nécessité user de combustibles; aussi on s'est empressé d'imposer les combustibles. Ici encore, comme pour les boissons et les comestibles, le tarif s'est graduellement élevé et la consommation moyenne a diminué; donc la somme des privations a été en s'agrandissant.

C'est sur les deux extrêmes de la vie qu'ont dû nécessairement porter ces privations. S'il est un point de doctrine bien constaté en hygiène publique, c'est l'influence funeste des saisons rigoureuses sur les jeunes enfants et les vieillards. Pour deux enfants qui meurent en janvier, dit M. Quetelet, ou n'en perd qu'un seul au mois de juillet. L'hiver recommence à faire sentir sa funeste influence après l'âge de 40 ans ; après 65 ans le froid est aussi a craindre pour les vieillards que pour les enfants nouveau-nés. […]

Il y a plus : nous pourrions donner à cet égard une sorte de contrépreuve. Il existe une petite ville à quatre lieues de Lyon sur la rive droite du Rhône et qu'on nomme Givors. M. Brachet en a relevé les décès avec soin, et à son grand étonnement, il a trouvé que le maximum de la mortalité pour les enfants y est déplacé, qu'il n'est plus le même qu'à Paris ; l'hiver n'y exerce plus sa funeste influence sur le premier âge de la vie. Le froid cependant n'est pas moins vif à Givors qu'à Paris, mais, dit M. Brachet, les moyens de s'en garantir y sont très communs; pour la classe ouvrière et surtout pour les ouvriers de la verrerie, le chauffage ne coûte rien ; ils ont leur tour à recueillir ce qu'on appelle le grésillon ou charbon brûlé ; chacun a un bon feu chez soi.

Ceci confirme pleinement cette vérité que l'homme, comme être intelligent, sait et peut réagir contre les climats, qu'il peut en atténuer les mauvais effets, les annihiler même ; mais, pour cela, il ne faut pas que la misère vienne lui en ôter les moyens.

Qu'on établisse en effet à Givors des lois fiscales sur la consommation des combustibles, sans oublier le grésillon, et bientôt vous verrez le maximum de la mortalité des enfants retomber en hiver et dès lors vous aurez une augmentation considérable dans cette mortalité ; car le maximum d'hiver l'emporte nécessairement sur le maximum d'été.

Mais pour justifier la nécessité, la rigueur de ces sortes d'impôts, en nous objectera sans doute que la majeure partie des sommes perçues est précisément employée à secourir les indigents et les malades. Pour apprécier cette objection à sa juste valeur, il faut tout simplement examiner combien on exige des pauvres contribuables et combien on leur donne.

On a établi qu'en France la moyenne des impôts est actuellement de 31 fr. 35 cent, par individu ; mais par suite des exigences locales, dont je n'ai fait connaître qu'une partie, dans certaines villes la moyenne s'élève annuellement à 100 fr., et ceci est rigoureusement vrai pour les individus qui touchent à l'indigence. Or, après mille expédients, après tant d'appels à la philanthropie des riches, tout ce que les bureaux de charité peuvent accorder aux indigents inscrits sur leurs livres ne va pas au delà de 20 fr. par an ! Comparez.

Sans doute c'est pour leurs dépenses locales que les communes ont été autorisées à s'imposer extraordinairement, à s'entourer d'octrois ; nous savons qu'une partie des rentrées doit faire face aux frais des hôpitaux, des hospices et des secours à domicile ; mais nous avons vu que l'assiette de ces impôts est telle qu'elle accroît nécessairement d'année en année le nombre des indigents et des malades. C'est comme une vaste plaie qu'on veut guérir aux dépens des parties malades elles-mêmes. [...]  

Dubois (d’Amiens). »

L'expérience: journal de médecine et de chirurgie (publié par J. E. Dezeimeris), n° 83, 31 janvier 1839.

"Le double vote n'est point un privilège" (Joseph M. Portalis, 1820)


Electeurs cherchant leur nom sur les listes électorales.





Discours de M. le comte Portalis, commissaire du Roi, pour la défense du projet de loi relatif aux élections, prononcé au cours de la séance du 26 juin 1820 :



« MESSIEURS,

La puissance législative s'exerce collectivement en France par le Roi, la Chambre des Pairs et la Chambre des Députés des départements. Les Députés des départements sont élus par les collèges électoraux.

L'organisation de ces collèges est le but du projet de loi qui vous est soumis. Rien de plus important sans doute, puisque de cette organisation dépend la bonne composition d'une des trois branches de la puissance législative. Il ne faut donc pas s'étonner si dans la discussion qui s'est élevée à ce sujet, de graves et même de violents débats ont eu lieu. Cela aurait dû arriver en temps ordinaire chez une nation que n'auraient remuée ni des souvenirs anciens, ni des souvenirs récents, qu'une longue et terrible révolution n'aurait pas divisée, que le choc des passions et la collusion d'une foule d'intérêts opposés n'auraient pas profondément agitée. Que sera-ce, si une pareille question vient à se traiter chez un peuple qui, depuis trente ans, fait sur lui-même un cours de politique expérimentale ; chez un peuple précipité de constitution en constitution, au bruit flatteur d'une souveraineté chimérique; chez un peuple perpétuellement déçu par des lois mensongères qui donnaient et retenaient à-la-fois, parce qu’elles lui avoient promis une participation au pouvoir que la nature des choses lui refuse ; chez un peuple enfin qui, nouvellement replacé sous l'égide tutélaire du pouvoir légitime, et récemment en possession d'une liberté dont il n'avait connu que le nom , craint sans cesse que l'un ou l'autre de ces grands biens ne vienne à lui échapper ?

Que sera-ce, si l'on a remanié le système électoral quatre fois en cinq ans, et si les divers modes successivement adoptés ont été successivement accusés de n'avoir produit que de dangereux résultats ? Telle est, Messieurs, la situation de notre pays. Les faits expliquent en partie ce qui s'est passé autour de nous.

Est-il nécessaire de changer la loi du 5 février 1817 ? Les changements que l'on propose sont-ils contraires à la Charte (1) ? Le projet de loi donne-t-il à la France un système électoral approprié aux besoins, et conforme à l'état de la société ? En répondant à ces questions, je repousserai les attaques qui ont été dirigées contre la loi proposée. […]

On accuse le Gouvernement d'instabilité: aimerait-on mieux qu'il persévérât dans une voie qu'il aurait reconnue mauvaise? On réclame la fixité des institutions et dés lois : c'est un bien désirable, sans doute; mais sommes-nous en situation d'y prétendre ? Les institutions ne sont stables que lorsqu'elles ont jeté des racines dans les mœurs et dans les habitudes d'un peuple, lorsque de nombreuses générations se sont succédé a leur ombre. il faut le dire Messieurs, ce qui fait que nos institutions nouvelles ont tant de peine à s'asseoir, ce qui nous condamne à de si pénibles tâtonnements, c’est qu'elles ne sont point assises sur des fondements anciens, c'est que la révolution qui a tout emporté nous a laissé la société toute entière à reconstruire. Nous amassons laborieusement des matériaux : nos voisins, plus sages, ou plus heureux, n'ont point répudié ceux qu'ils avoient sous la main, et la liberté a trouvé parmi eux des hases inébranlables dans les débris gothiques du vieil édifice social.

On reproche à la loi proposée d'être contraire à la Charte, et de faire prévaloir les préjugés sur les principes, et la minorité sur la majorité. En quoi le projet de loi contrarierait-il la Charte? Impose-t-il aux électeurs de nouvelles conditions pour leur accorder le droit de suffrage? […]

La Charte établit sans doute une Chambre des Députés ; mais elle ne dit m1lle part que les Députés sont les uniques représentants du peuple; elle ne dit nulle part que le droit de les choisir appartienne à l'universalité des citoyens; elle se contente de déterminer quels seront ceux qui concourront à la nomination des Députés. Des représentants du peuple : nous savons tous combien on a abusé de ce mot ; devant lui les institutions s'écroulent, la justice est sans force, les lois sont muettes, l'Etat n'offre plus qu'un horrible mélange d'anarchie et de tyrannie, le sang coule, la propriété disparaît, et il ne reste de l'ordre social que des formes impuissantes pour protéger, et toutes puissantes pour nuire.

Les Députés forment le conseil électif de la nation ; ils sont la partie mobile du système, Ils représentent les intérêts locaux des départements, les intérêts particuliers des diverses professions, ceux de l'industrie ; mais ils ne tiennent leur droit que de la loi : c'est elle qui les appelle, et qui détermine leurs fonctions. Elle aurait pu étendre ou resserrer à volonté le cercle de leurs attributions, Il n'y avait rien de forcé, rien de fatal dans sa détermination à cet égard. Ce n'est pas un pouvoir qu'elle reconnaît et qu'elle constate, c'est un pouvoir qu'elle constitue.

La Chambre des Députés n'est pas plus l'organe de ce qu'on appelle l'opinion que cette Chambre où nous siégeons, que le Gouvernement lui-même. L'opinion véritable, celle qui forme l'esprit général du siècle, règle tout, s'empare de tout, domine tout. On ne fait rien que par elle ; on ne peut rien contre elle. Mais il ne faut pas confondre cette opinion, qui est, pour ainsi dire, l'espace de monde politique et moral, avec ces caprices injustes dans un certain public, ces passions haineuses de l'esprit de faction, ces enthousiasmes du moment, véritables maladies de l'opinion, qui se succèdent comme les modes, et ne doivent pas être traitées plus sérieusement qu'elles.

Le double vote n'est point un privilège ; car ce n'est point au profit des votants qu'il est institué, mais dans l'intérêt public ; c'est une double fonction pour l'exercice de laquelle la loi exige un cautionnement déterminé. Tous ceux qui le payent sont appelés à le remplir. S'il étoit attaché à la naissance, au titre, au rang, à la profession, à une certaine nature de propriété, il serait un privilège. Il ne l'est point, puisqu'il dépend, comme le simple droit de suffrage, de la quotité de la contribution directe, autrement il faudrait dire que le simple droit de suffrage en serait un lui-même. Ce n'est point une supériorité que la loi établit, elle la déclare ; cette supériorité est un fait, et le moins contesté de tous : on peut se croire l'égal ou le supérieur de son voisin, en talents, en esprit, en vertu, l'illusion ne va pas jusqu'à se croire son égal en richesses

On prétend que la fortune n'est ici que le signe et comme l'exposant d'une opinion différente, et que c'est à ce titre qu'on accorde le double vote aux plus riches : c'est une erreur. On accorde le double vote à ceux qui ont un plus grand intérêt au maintien de ce qui existe, parce que dans le tumulte des révolutions, les grandes propriétés sont les premières attaquées : c'est une prime politique accordée à l'esprit de conservation. On ne croit pas que ce soit cet esprit là qu'il faille redouter. L'État n'a rien à craindre de ceux qui possèdent et jouissent : c'est la soif d'acquérir qui le trouble trop souvent. On n'a pu prétendre sérieusement que les petits propriétaires avoient autant d'intérêt au maintien des lois et de la constitution que les grands ! les événements sont là pour prouver le contraire ; ils y ont intérêt, et c'est pour cela qu'ils sont électeurs; ils en ont moins, et c'est pour cela encore qu'ils ne le seront qu'une fois.

Le projet de loi ne contrarie donc point la Charte, il est conforme à son esprit; il ne fait' point prévaloir les préjugés sur les principes, Car il n'est que le développement des principes constitutionnels posés dans la Charte, et il les fait prévaloir sur je ne sais quels préjugés anarchiques qui nous ont fait de si grands maux. S'il donne à la minorité un certain ascendant sur la majorité, il le fait comme l'a fait la Charte, comme le veut le bon sens; car la prépondérance de la majorité n'est raisonnable que dans les assemblées délibérantes, dans les corps constitués ; hors de là, elle n'introduirait que l'empire de la multitude, le plus redoutable de tou9 les empires, et elle nous jetterait dans toutes les calamités de l'ochlocratie, bien autrement funeste que le règne de cette prétendue oligarchie, qu'une mauvaise récolte ou une faillite suffisent pour détrôner, et que la loi du budget peut décimer tous les ans.

Il nous reste maintenant à prouver que le nouveau système électoral est approprié aux besoins et conforme à l'état de la société, car nous venons de faire voir qu'il est parfaitement assorti aux principes de la Constitution sous laquelle nous avons le bonheur de vivre.

Nul doute, Messieurs, que le besoin le plus urgent de la société ne soit en France la stabilité des institutions. Il y a assez longtemps que le sol tremble, il est pressant de le raffermir. Cependant la fureur des innovations se propage. L'exemple récent de tant et de si grands changements en fait désirer de nouveaux aux esprits inquiets mécontents de leur position, aux ambitieux qui dédaignent la marche lente et progressive des avancements légitimes, aux vanités exaltées qui rêvent des grandeurs démesurées comme elles. Un certain goût d'indépendance prévaut dans tous les esprits; une philosophie audacieuse interroge toutes les doctrines et ne se soumet à aucune vérité : nous sommes civilisés à l'excès. Il faut tempérer ce mouvement rapide qui use tout en peu d'années, il faut prévenir le retour des tempêtes.

La propriété est l'ancre du salut; elle est la base dé la société; elle inspire l'amour de l'ordre, de la justice et de la paix. Donnez plus d'influence aux propriétaires, diminuez celle de ces hommes qui s'adressent à la multitude pour s'emparer du pouvoir, qui se déclarent les amis exclusifs de la liberté pour s'attribuer une autorité immense, qui créent un patriciat au nom de l'égalité, et déclament contre les supériorités légales pour s'arroger une sorte de supériorité indéfinie qui ne connaît point de limites.

Vous voulez comme le Roi une constitution libre, mais monarchique : donnez donc aux intérêts monarchiques une force et un appui. Le trône héréditaire, isolé au milieu de ce nivellement universel qui s'oppose à la perpétuité des familles, privé de l'appui de ces races contemporaines qui traversèrent les siècles et les générations avec lui, serait exposé à trop d'attaques : l'hérédité de la Chambre des Pairs le fortifie. [...] cette magistrature […] maintiendra l'aristocratie dans ses limites constitutionnelles, en même temps qu'elle réprimera la tendance de l'esprit démocratique ; elle sera le lien qui rapprochera la magistrature héréditaire de la masse, et qui empêchera ses usurpations ou sa chute.

Cependant les droits acquis seront conservés, l'élection directe sera maintenue ; tous les intérêts seront représentés ; Je nombre des Députés sera augmenté et mis en rapport avec celui des Pairs ; les élections locales assureront la franchise et la liberté des votes ; la nouvelle composition de la Chambre élective garantira la stabilité de nos institutions.

Tels sont, Messieurs, les résultats du projet de loi, vous ne balancerez pas à l'adopter.

Il vous est présenté sous d'heureux auspices. Après de longs et pénibles débats, il a réuni subitement, dans l'autre Chambre, les suffrages de tous ceux qui confondent dans un même dévouement la monarchie et la Charte, la liberté et la légitimité. De nouvelles voies s'ouvrent devant nous; les amis du trône et du pays ne seront plus affligés du triste spectacle de leurs propres divisions ; tous les Français dévoués à cette famille auguste, contemporaine de tous les âges de la monarchie, associée à toutes nos gloires, qui a marqué tous les siècles de sa domination par ses bienfaits; tous ceux qui veulent la liberté avec elle, et qui ne l'accepteraient pas sans elle, parce qu’ils savent qu'il n'y a que déception et tyrannie dans les voies de l'illégitimité, vont désormais se réunir. Des nuances d'opinion, des souvenirs indiscrets, ne diviseront plus des hommes faits pour s'estimer et pour s'entendre; il n'y aura plus de combat qu'entre le génie du bien et le génie du mal, l'esprit de conservation et l'esprit de révolution, les amis de la liberté et de la Charte, et les fauteurs de la licence et de l'anarchie; et désormais, d'un tel combat, l'issue ne saurait être douteuse.»

Chambre des Pairs de France, Impressions diverses. Session de 1819. Vol. 3, Paris, Firmin Didot, 1820.


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(1) La loi électorale du 29 juin 1820, dont il est question ici, permet aux électeurs les plus imposés de voter deux fois.

mercredi 24 novembre 2010

"Ce qui fait beaucoup souffrir le soldat, c'est le service de la tranchée" (R. P. Damas, 1855)

Soldat français en Crimée. Aquarelle originale vers 1855 (http://www.moissey.com/Malakof1.htm).














« A M. Jacques de *** (enfant de six ans)

Armée d’Orient.
Devant Sébastopol, 28 janvier 1855.

Mon cher petit, […]

Vous direz à votre père que je ne lui écris pas à lui-même parce que ce mois-ci n'a été marqué par aucun incident mémorable, à ma connaissance. Les Russes ont fait différentes sorties pour empêcher nos travaux d'avancer. Nos troupes les ont reçues avec la pointe de leurs baïonnettes, et ils commencent à trouver la partie de plaisir fort triste. […]

Vous voudriez bien connaître, mon cher enfant, ce que nous faisons ici et comment se passent nos journées. Je vais vous l'expliquer de mon mieux. Toute l'armée, tant anglaise que française et turque, se compose de cent trente mille hommes, dit-on. Nous sommes réunis dans un pays où il n'y a ni arbres, ni maisons, ni jardins, ni cours, ni écuries. Pour nous abriter du vent, de la pluie, de la neige et du froid, nous avons de petites tentes en toile de différentes formes et de diverses grandeurs. Les unes ont à peu près trois mètres de hauteur sur trois mètres de longueur et deux mètres de largeur. Les autres sont toutes rondes ; elles sont hautes de deux mètres et s'en vont en pointe. Un grand bâton placé au milieu les soutient. Pour y entrer, on fait une fente dans l'un des côtés de la toile. Nous nous glissons à travers cette fente, et, afin d'empêcher la pluie et la neige d'y pénétrer avec nous, dès que nous sommes dedans, nous rejoignons la toile avec des courroies en cuir et des boucles. Dans cette tente, les uns ont un petit lit, une petite table, un petit banc de bois pour s'asseoir. D'autres n'ont rien du tout qu'une mauvaise natte de jonc étendue a terre, sur laquelle ils se couchent, s'asseyent et prennent leurs repas. […]

Le gouvernement nous donne chaque jour pour notre nourriture du riz, du lard, du café, quelquefois de la viande fraîche au lieu de lard, et quelquefois aussi du pain de munition à la place du biscuit réglementaire. Le biscuit est une sorte de galette dure comme du bois, qui vous casserait les dents si vous vouliez en manger; niais nos soldats, plus forts que vous, le croquent avec un admirable appétit. Les gens délicats le détrempent dans l'eau, et quand il est bien mou, ils le font griller. On dit qu'alors il est très bon, et plusieurs le préfèrent au pain de munition.

Nos cuisines sont de petits trous creusés dans la terre; quelques pierres placées l'une sur l'autre forment la cheminée ; on pose la petite marmite sur ces pierres, on met du feu dessous, et un soldat surveille le pot-au-feu. S'il pleut, la pluie tombe dans la marmite et allonge la sauce ; s'il fait du veut, la fumée vient droit à la figure du pauvre soldat marmiton, et lui fait pleurer les yeux en même temps qu'elle lui barbouille le visage en noir. Quelquefois la marmite, mal consolidée, tombe dans le feu, et alors adieu la soupe. On mange son pain tout sec pour ce jour-là.

Vous croyez peut-être que nous avons ici une grande quantité de boutiques où on peut aller acheter tout ce qu'on veut, comme dans la rue du Bac. Eh bien, vous vous trompez fort. Quelques petits marchands sont bien venus s'établir sur la plage et ont fait des simulacres de boutiques sous des tentes. Mais ils vendent si cher leurs marchandises, que les généraux et les officiers supérieurs peuvent presque seuls les acheter. On ne trouve pas de viande d'abord ni de pain non plus. Il y a du fromage, des bougies, du macaroni, du vin, de l'eau-de-vie, du tabac, et toutes sortes de petites choses de ce genre. Mais la livre de fromage coûte six francs et on n'a pas une bougie a moins de vingt sous. Jugez du reste.

Or savez-vous ce que font les soldats pendant la journée ? Je vais vous le dire. Tous les jours, ceux qui ne sont pas employés aux travaux du siège vont bien loin, jusqu'au bord de la mer, où il y a une grande quantité de boulets apportés par les vaisseaux. Ils ont sur l'épaule un sac en toile formant besace. On met un boulet dans chacune des poches de la besace, et les soldats ainsi chargés reviennent au camp. D'autres fois, ils se répandent dans la campagne, et, avec des pioches, ils creusent la terre afin d'y chercher des racines d'arbre. Après une journée de travail, ils rapportent, bien contents, un tout petit fagot sans lequel ils ne pourraient pas faire cuire leur soupe. Souvent il pleut ou il tombe de la neige. Malgré cela, le soldat travaille toujours. et quand il rentre dans sa tente, il ne trouve pas d'habits pour changer et il est obligé de passer la nuit couché par terre avec ses vêtements mouillés. Aussi, bien souvent, le lendemain matin, plusieurs hommes sont hors d'état de se lever ; ils ont les pieds et les mains gelés. Alors on les porte à l'ambulance. Leurs pieds deviennent gros, et puis bientôt ils sont tout noirs comme quand on a reçu un coup ; la chair tombe par morceaux ; les doigts se détachent comme la mèche d'une bougie lorsqu'elle est brûlée. Quelquefois, il faut couper le pied et la main gelés ; et bien souvent les pauvres malades meurent de douleur.

Mais ce qui fait encore beaucoup souffrir le soldat, c'est le service de la tranchée. Tous les deux ou trois jours, a tour de rôle, on y envoie quelques régiments. Alors les hommes se réunissent, se mettent en rang et partent. C'est un moment qui produit toujours une vive émotion. Les soldats se regardent et se disent : "Demain, quand nous reviendrons, il y en aura quelques-uns de morts et de blessés. Qui sait si je ne serai pas du nombre ?" Et bientôt après l'événement s'accomplit. On arrive tous ensemble à l’endroit où on doit se glisser dans les parallèles Les Russes connaissent l'heure. Alors ils lancent des boulets de canon et des obus sur cette masse d'hommes, et souvent ils en tuent. Lorsqu'on est entré dans les tranchées, les officiers mettent chaque homme à son poste. Il faut rester vingt-quatre heures dans ce trou. La pluie et la neige le remplissent souvent. Alors nos pauvres hommes ont les pieds et les jambes dans la boue, et souvent ils tombent malades de fatigue. Mais ce n'est pas assez. Pendant tout le jour et toute la nuit, les Russes lancent des obus dans les tranchées. Ces projectiles tombent avec fracas, ils se brisent, et les morceaux vont frapper les soldats. Celui-ci a un bras cassé, celui-là n'a plus qu'une jambe, la mâchoire de celui-ci est fracassée, tandis que celui-là est frappé en pleine poitrine et vomit tout son sang. Eh bien, le croiriez-vous, mon entant, au milieu de tout cela, nos soldats ne sont pas tristes. Ils ont du courage, et, loin de pleurer, le plus souvent ils rient de leurs dangers. Ils ont donné des noms à tous les genres de projectiles que leur envoient les Russes. Ainsi, lorsqu'ils entendent au-dessus de leur tête une bombe ou un obus traverser l'air en faisant fiou ! fiou ! fiou ! Ils s'écrient : "Gare la marmite !" Et chacun de se jeter par terre et de se cacher de son mieux pour éviter la mort. C'est que les obus sont une sorte de globes creux au milieu desquels il y a de la poudre enflammée. Lorsqu'ils tombent à terre, la poudre fend le globe en plusieurs morceaux, et ces morceaux ainsi brisés ressemblent à un fond de marmite. Les soldats appellent encore les boulets des négros, parce qu'ils sont tout noirs. Quand il leur arrive de la mitraille, ils crient : "Voilà des patates !" parce que la mitraille est composée d'une foule de boules de fer plus ou moins grosses qui sont lancées toutes à la fois par un seul canon, et tuent souvent plusieurs hommes ensemble. Lorsqu’elles sont par terre, elles font l'effet de pommes de terre répandues dans un champ après qu'on les a déterrées. Enfin on a surnommé les balles de fusil des mouches, à cause du bruit qu'elles produisent en sifflant aux oreilles. Voila comment nos soldats s'habituent à rire de tout. Ils ont raison, et leur conduite est une grande leçon pour vous, mon enfant. Elle prouve qu'un homme ne saurait avoir peur de rien, et qu'il doit toujours faire son devoir, quand même il devrait lui en coûter la vie. […]

Adieu, mon enfant. Je ne vous en dirai pas davantage pour aujourd'hui ; ma lettre est assez longue. Puisse-t-elle vous avoir encouragé à suivre le bel exemple de nos soldats et à devenir comme eux courageux et dévoué, fidèle à Dieu comme fort dans le combat.
Adieu, je vous bénis. »

Révérend Père de Damas (de la Compagnie de Jésus, aumônier de l’armée d’Orient), Souvenirs religieux et militaires de la Crimée, Paris, Jacques Lecoffre, 1857.



mardi 23 novembre 2010

"Les porteurs d'eau forment à Paris une espèce de république" (Maineur, 1841)

« Le porteur d'eau est presque toujours un enfant de l'Auvergne, ce pays si pittoresque, mais qui présente bien moins d'intérêt à l'observateur par la beauté de son climat, les accidents de ses montagnes, la fécondité proverbiale de son sol, que par les mœurs de ses habitants et son organisation intérieure. Dans cette contrée, que la nature a si richement partagée, vit un peuple original, s'il en existe encore, primitif, quoique spéculateur et rusé. Toujours le même, bien que, par un mouvement continuel de va-et-vient, il se répande sur toute la surface de la France, c'est une monnaie si bien frappée, que la circulation ne peut mordre à son empreinte. Là, les traditions de la famille, le foyer paternel, le pays, sont encore comptés pour quelque chose. Nul ne s'y dérobe à la destination de sa nature; chacun accepte une profession comme un héritage paternel, ou comme la loi de sa constitution physique, et se soumet docilement, si Dieu, qui a dit à la mer obéissante : Tu n'iras pas plus loin ! écrit sur ses épaules herculéennes : Tu seras porteur d'eau.

Les porteurs d'eau forment à Paris une espèce de république qui a établi son domaine dans la rue. Elle a ses lois, son aristocratie, sa hiérarchie même, tout cela calculé d'après les mœurs de celle race laborieuse et patiente. A l'âge marqué, c'est-à-dire dès qu'il a échappé aux chances de la conscription, l'Auvergnat s'achemine gravement et sans inquiétude vers la capitale ; il y a sa place préparée de longue main, auprès d'un parent ou à un ami de quelque parent, car rien n'échappe à cet esprit de prévision. Nouveau débarqué dans ce monde qu'il ne connaît pas, il ne sait rien, il n'a rien; il se met au service d'un autre, il fait un pénible noviciat. Peu à peu il établit ses rapports, prépare sa clientèle, démêle le labyrinthe des rues, réalise quelques économies, et alors il commence à travailler pour son compte. D'abord modeste possesseur de deux seaux en fer-blanc, qu'il place pour plus de commodité aux deux points opposés de la circonférence d'un cercle ou d'un carré long, il vient cent fois par jour à la fontaine publique où il a établi son quartier général, et part de là en décrivant tous les rayons possibles, pour aller ravitailler avec une scrupuleuse exactitude les fontaines privées du sixième étage comme celles du premier ; dans l'hôtel somptueux du pair de France aussi bien que dans l'humble mansarde du pauvre ouvrier. Il sait le matin combien de fois dans la journée ses seaux devront être remplis et vidés, combien il aura d'étages, de marches à monter et à descendre, et il combine ses heures, ses voyages, de manière à ce que toutes ses pratiques soient satisfaites. Vous ne seriez pas capable de dire aussi exactement que lui à quel moment il vous faudra de l'eau et de quelle quantité vous aurez besoin : c'est un détail dont il est tout à fait inutile que vous vous occupiez, et dont il fait son affaire avec une intelligence vraiment remarquable. Il connaît vos jours, et vient de lui-même sans qu'il soit nécessaire que vous l'appeliez : il va tout droit à votre cuisine, y entre comme dans son domaine, place et déplace à sa guise le meuble dont il s'est adjugé la surveillance spéciale, et sur lequel il n'a aucun compte à vous rendre tant qu'il ne désemplit pas. Et vous le laissez faire comme il l'entend, vous le laissez sans défiance aller et venir quand cela lui plaît ; car sa probité, sa discrétion vous sont connues : il n'y a pas d'exemple qu'un porteur d'eau ait été cité devant les tribunaux pour avoir abusé de la confiance que vous lui accordez.

Si vous ne le payez pas à chaque voyage, son livre de comptes est tout simplement le coin de mur avoisinant votre fontaine, sur lequel il trace avec un charbon, en guise de plume, autant de raies qu'il vous a fourni de voies d'eau.

Aussitôt que de nouvelles économies lui permettent de donner à son petit négoce un peu plus d'étendue, il se procure un tonneau monté sur deux roues, que moyennant une légère rétribution, il fait remplira des fontaines placées pour cet usage dans les différents quartiers de Paris. Ce tonneau, qu'il traîne à bras d'une manière fort pénible, surtout dans les rues montantes, est pourtant une grande amélioration pour lui : il trouve à s'en servir une économie considérable de temps, et n'ayant plus à faire un voyage par chaque voie qu'il fournit, il peut arriver à doubler, à tripler même le nombre de ses clients.

Enfin, à force de multiplier ses relations el d'arrondir la masse de ses profils, il atteint le sommet de l'échelle, c'est-à-dire qu'il achète un cheval, puis un second, puis un troisième, qu'il attelle à autant de tonneaux : alors il est maître, il prend à son service une quantité de subordonnés proportionnée à l'importance de son commerce : c'est tout à fait un personnage. La hiérarchie des porteurs d'eau a donc ses quatre degrés bien distincts. »

Joseph Maineur, « Le porteur d’eau », in Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, vol. 4, Paris, L. Curmer, 1841.

dimanche 21 novembre 2010

"Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien" (F. Delhasse, 1854)

« La réception du prince impérial à Bruxelles est une anomalie aussi surprenante (nous n'osons pas écrire les mots qui conviendraient à caractériser cette ineptie hypocrite), un égarement aussi funeste, que l'alliance du gouvernement anglais avec l'empire napoléonien. Il ne faut pas douter qu'elle ne se rattache à la grande coalition occidentale dont l'empereur Napoléon III est le chef, l'Angleterre la suivante pour le moment, et le conflit oriental le prétexte. C'est une tentative qui a réussi — probablement — pour entraîner la Belgique dans l'orbite de l'empire français, son redoutable voisin.

Est-ce là l'explication du voyage de M. Napoléon Bonaparte à Bruxelles ? Examinons la supposition. Elle en vaut la peine. Car il s'agit de l'indépendance de la Belgique, autant et plus que de la dignité morale de son gouvernement, ou du caractère de ses princes. […] 

C'est dans la presse bonapartiste de France qu'il faut aller chercher le mot du logogriphe, facile, d'ailleurs, à deviner pour les intelligences limpides. Le Constitutionnel et Le Pays, ces journaux peu véridiques quand il importe à leur maître que la vérité soit torturée, sont admirables d'ingénuité et d'effronterie sur le caractère de la mission du prince : "La Belgique, dit Le Constitutionnel, est l'alliée naturelle de la France. Elle est l'avant-garde de notre frontière du Nord. Elle est comme la pointe d'épée qui protège l'Occident et dont la poignée ne saurait être dans des mains hostiles aux grands États (avertissement au roi Léopold : c'est pourquoi Napoléon III songeait d'abord à prendre la Belgique dans ses propres mains). Le voyage du prince va signaler l'entente parfaite des deux États.... Le roi des Belges qui s'est toujours conduit en bon allié, qui a déjà donné tant de gages de haute sagesse, sentira mieux le prix d'une alliance qui solidarise son trône (fiez vous-y !) avec la conservation de l'ordre européen."

Ainsi il est entendu que la sagesse commande au roi des Belges une alliance qui solidarise son trône avec le trône de Louis-Bonaparte. Oh l'honnête solidarité ! oh le bon billet qu'a Léopold ! Il est entendu que la Belgique sera l'avant-garde du système napoléonien, la pointe d'épée dont les grands États (lisez Bonaparte) doivent tenir la poignée pour l'accomplissement des desseins bonapartistes et la conservation de l'ordre européen. Le voyage du prince Napoléon en Belgique avait donc pour but, et il aura sans doute pour résultat d'empoigner notre pays (pardon du mot : s'il est un peu français, il n'est point du tout belge), courtoisement toutefois, comme disent les journaux payés par les Tuileries. C'est ce que nous avons gagné à ce grand événement. Hier, on pouvait craindre, — le peuple, le gouvernement et la cour le craignaient, en effet, — que les bandes militaires de l'empereur vinssent envahir violemment notre territoire et prendre position à portée du Rhin. Aujourd'hui la terreur d'une invasion immédiate est évanouie. Mais à quel prix avons-nous acheté cette sécurité de courte durée ! à condition de vasselage et d'obéissance, à condition de remettre dans les mains sûres du grand état napoléonien la poignée de notre épée. Il y aura peut-être des politiques obtus, qui appelleront cette subordination honteuse le salut de la Belgique. Hélas ! C’est la plus grave atteinte que notre nationalité ait subie depuis la Révolution. Notre nationalité qui semblait s'être successivement fortifiée au travers des ébranlements de l'Europe, est compromise aujourd'hui par la nouvelle situation que Léopold semble se laisser imposer. Dès aujourd'hui les politiques prévoyants pourraient dire que la Belgique est tombée au rang d'un département de l'empire napoléonien.

Comment le perfide témoignage d'une réconciliation, bien immorale assurément de la part de notre gouvernement, si elle était libre et sincère, pourrait-il aveugler l'opinion publique sur les projets immuables de l'héritier de Napoléon ? Il suffit de se rappeler la politique bonapartiste vis-à-vis de nous depuis le 2 décembre. A peine dictateur de la France trompée et subjuguée, il édicté son décret du 22 janvier, à double tranchant, en vue de dépouiller et de flétrir à la fois la maison d'Orléans. Qu'importe au peuple belge, et qu'a-t-il à y contredire ? rien, si ce n'est peut-être que tout spectateur a le droit de réfléchir sur l'arbitraire des princes quand ils se mêlent de dictature. Mais c'est, du moins, une première offense à la maison de Léopold. Affaire de famille et d'intérêt privé, qui cependant touche aussi un peu par ricochet les contribuables. Soit. Passons. […]

La politique napoléonienne ne tarde pas à se dévoiler relativement à la Belgique, qu'elle considère comme un appendice obligé de son territoire, comme une conquête facile à laquelle pourrait suffire un décret hardi et quelques prétoriens jetés sur la frontière. Eh bien ! ce décret a été rédigé dans le mystère, il a été composé pour Le Moniteur ; le tait est certain et les preuves — les épreuves — subsistent encore en lieu de sûreté. Il s'en est fallu d'un rien que ce beau décret d'annexion ne fût exécuté un matin, avec tambours et trompettes. [...] Le décret sur les biens d'Orléans était une attaque contre la famille régnante en Belgique. Le décret d'annexion peut compter sans doute pour une attaque contre la Belgique elle-même, contre notre nationalité, si chèrement achetée, si laborieusement défendue jusqu'à ces derniers temps de défaillance patriotique et d'aveuglement général. Passons.

La Belgique, Dieu merci, n'a point été envahie par les soldats de Bonaparte, mais elle a été envahie par des séries de notes menaçantes, de remontrances injurieuses, d'injonctions diplomatiques, hostiles à toutes nos libertés, contre la liberté électorale et parlementaire, contre la liberté de la presse et de la parole, contre l'hospitalité, contre le commerce et l'industrie, contre tous les éléments essentiels qui constituent notre vie nationale. […]

… n'a-t-on pas senti, depuis deux ans, sur la Belgique tranquille et prospère, l'influence pernicieuse du système napoléonien ? […] Les agents bonapartistes ne sillonnent-ils pas, en tous sens, nos villes et nos campagnes, faisant la propagande de la corruption, excitant les passions mauvaises, prêchant aux pauvres l'envie, aux riches l'égoïsme et l'orgueil ? […] A-t-on distribué dans les villages assez d'almanachs napoléoniens et d'images napoléoniennes ! Tout cela sans doute n'était pas en faveur de la nationalité belge, ni de la Constitution belge. Tout cela, il faut bien le reconnaître, c'est une sorte d'invasion préliminaire, souterraine et persévérante, qui vise à préparer des projets ultérieurs. […]

Encore une fois, quel est le secret du voyage amical et de la réception à Bruxelles du prince impérial ? Le secret de cette fusion inattendue entre la maison de Bonaparte et la maison de Léopold, il est caché dans la question d'Orient, et les faits prochains se chargeront de le découvrir à tous les yeux. Mais il suffit d'avoir étudié les évolutions de l'Europe depuis la malencontreuse restauration de l'empire Français, pour deviner dès à présent ce qui commande la double attitude, si récente, de l'empereur des Français et du Roi des Belges, aussi violentés l'un que l'autre par la nécessité politique, par ce que les fins exploiteurs appellent la raison d'état.

[…] Inutile de suivre ici les phases ambiguës de cette question orientale, sur laquelle, pendant si longtemps, l'opinion publique de l'Europe a été jouée par ses gouvernements, leurs diplomates et leurs journaux. L'intérêt de cette histoire incomparable ne commence pour nous qu'à l'alliance du gouvernement britannique avec l'empire napoléonien, laquelle hélas ! entraîne aujourd'hui la Belgique à la remorque de Bonaparte. […] y pensez-vous? Léopold allié au dictateur de Neuilly ! La reine d'Angleterre est bien alliée à l'empereur des Français. Y pensez-vous? La Belgique tant maltraitée par le gouvernement napoléonien, la Belgique avant-garde de Louis-Bonaparte !

Ainsi parle la Nécessité terrible, impitoyable pour les rois aussi bien que pour les peuples, la nécessité qu'a créée le 2 décembre et dont les incalculables conséquences vont bouleverser toute l'Europe, — pendant combien de temps !

Donc, nous sommes amis de l'empire napoléonien, amis et alliés, car de l'alliance à l'amitié il n'y a que le paraphe, et le paraphe est fait sans doute aujourd'hui, ou il le sera demain. Alliés de l'Empereur, quel honneur ! et combien de récompenses vont pleuvoir sur la Belgique. Les journaux bonapartistes et catholiques annoncent déjà le règlement de nos affaires douanières, à des conditions qui dépassent toutes espérances. Et que de croix vont décorer les Belges bien pensant et haut placés, en échange des croix distribuées par Léopold au prince impérial et à sa suite. Qui en veut ? Criez : Vive l'alliance bonapartiste ! et vive l'empereur !

[…] Confiance inepte et de courte vue ! La solidarité avec le gouvernement napoléonien, c'est la guerre ! la guerre, oui vraiment, la guerre universelle et à outrance. Ah ! vous croyez que l'empire c'est la paix ! Faibles d'esprit ! L'empire c'est la guerre, jusqu'à la chute de l'empire, et peut-être bien au-delà. […]

Ainsi, c'est la guerre, la guerre européenne, la guerre immédiate, qui se recrute et s'organise, et la Belgique y est engagée sous l'aile de l'aigle napoléonien. Voilà le plus clair du résultat de la visite glorieuse que nous a faite le prince impérial. »

Jacques Van damme, pseudonyme de Félix Delhasse (1809-1898), La Belgique alliée à Bonaparte ! Bruxelles, typographie de Henri Samuel, 1854.

vendredi 19 novembre 2010

"La brune silhouette de Venise se mirait dans un lac de flammes" (L. Crilanovich, 1851)

Troupes de la république de Venise repoussant une attaque autrichienne en 1848 (Vinkhuijzen collection of military uniforms, New York Public Library)

« Impatients de s'emparer enfin de Venise, et furieux de voir leurs formidables ressources en troupes et en matériel de guerre échouer contre la position et la constance de cette ville, les Autrichiens avaient recouru à des inventions plus bizarres, plus impuissantes les unes que les autres. Les radeaux incendiaires furent la première en date. A diverses reprises, et pendant la nuit de préférence, ils s'efforcèrent fort inutilement de diriger contre Venise des radeaux chargés de matières inflammables; puis, ils songèrent à les employer simplement comme moyen de débarquement, et bientôt ils y renoncèrent également. Alors vint le tour des ballons. Ils ne prétendaient à rien moins qu'à bombarder Venise au moyen des aérostats, et voici comment. Lorsque le vent soufflait dans la direction de Venise, les équipages de leur escadre de blocus lâchaient des ballons au-dessous desquels était suspendu un obus ou une grenade qui devait éclater en tombant, alors que le ballon serait arrivé au-dessus de Venise, la combustion de la mèche se prolongeant durant un certain temps. En ceci, la grande difficulté, disons mieux, l'impossibilité, c'était une combinaison de la durée de la combustion et de celle du trajet, assez exacte, assez infaillible, pour que l'explosion aussi bien que la chute eussent lieu à l'instant même où le ballon se trouverait au-dessus de la ville. Ce problème fort compliqué, comme on le voit, fut si mal résolu par les assiégeants que, d'un grand nombre de ballons qu'ils lancèrent ainsi avec des dépenses et des peines inouïes, pas un n'atteignit le but; tous éclatèrent en l'air avant d'y parvenir, et c'est à peine si le bruit ou les débris de quelques-uns y arrivèrent. Ces obusiers aériens ne servirent qu'à amuser les habitants, qui s'arrêtaient en foule sur les quais, sur les places publiques, pour en suivre la marche des yeux.

La première tentative de bombardement aérien de l'Histoire.

Un spectacle plus sérieux, plus grandiose, attirait une multitude émue à Cannaregio et dans les environs, avant que les Autrichiens fussent venus à bout d'envelopper la ville presque entière dans un réseau de feu et de destruction. Qu'on se représente, s'il se peut, le coup-d'œil qu'offraient trois cents pièces de canon, tirant presque sans relâche sui la lagune, sur les forts, sur le pont, sur les navires vénitiens, en présence d'une foule immense entassée dans les rues, sur les toits, aux fenêtres des maisons, sur les quais ou dans des gondoles. Qu'on s'imagine cette foule assistant calme et sereine aux réalités terribles de ce combat continuel comme elle aurait contemplé les désastres simulés de la scène. […] Le jour, les bombes, les boulets, les grenades, les obus entrecroisaient dans l'air leurs lignes meurtrières el semblaient couvrir le ciel d'un réseau sombre et délié. On les voyait, tantôt expirer aux pieds des spectateurs, tantôt s'engloutir dans les flots qui bouillonnaient et fumaient alors comme bouleversés par des feux souterrains. La nuit, cette scène avait quelque chose de plus terrible, de plus fantastique encore; l'œil ne discernait plus les détails, mais les flammèches de l'amorce des bombes marquaient leur route par une sinistre traînée de lumière ; les décharges de l’artillerie, les explosions des bombes ou des obus, les incendies quelles allumaient, illuminaient la lagune entière. Parfois aussi, lorsque ces projectiles éclataient dans les airs, leur explosion allumait au sein des ténèbres de sombres et soudains météores. Feu d'artifice ou bombardement, si les effets diffèrent, l'apparence est la même. A mesure que l'artillerie autrichienne gagnait du terrain, les spectateurs se retiraient paisiblement devant les boulets, faisant halte un peu plus loin, absolument comme on le fait en se jouant avec les vagues de la mer sur une plage unie. […]

Le 29 juillet [1849], vers onze heures du soir, la ville qui, comme Charles XII, s'était accoutumée à la musique du canon, dormait profondément, lorsqu'elle fut réveillée par une rumeur extraordinaire. Sur les toits des maisons, dans les cours, les rues, les canaux, partout, on entendait tomber et s'enfoncer avec fracas dans le sol ou dans les flots une véritable grêle de corps pesants et métalliques. C'étaient des boulets que les Autrichiens, après tant de tentatives inutiles et extravagantes, étaient enfin parvenus à lancer jusqu'au cœur de la ville, par un moyen déjà connu au reste dans les annales militaires. Ils avaient établi à Saint-Julien une batterie de canons d'un fort calibre, de 80, par exemple, pointés obliquement, en guise de mortiers, de façon à modifier leur mouvement de projection et par conséquent à augmenter de beaucoup leur portée. Surpris par un danger aussi inattendu, les habitants consternés s'enfuient de leurs maisons chancelantes. En un moment , les places publiques , les marches des églises, des édifices publics sont couverts de vieillards, à demi-nus, de femmes pressant leurs enfants contre leur sein, de malades, d'infirmes, transportés à grand-peine jusque-là : foule désolée qu'on eût dit échappée aux fureurs d'un immense incendie. La générale battue au même instant dans tous les quartiers, le grondement de l'artillerie, les plaintes des blessés, les clameurs des fugitifs, les mouvements précipités des troupes, met le comble au trouble, à l'anxiété, à l'horreur. […]

Beaucoup retournèrent dans leurs maisons bombardées et plusieurs y périrent, écrasés par les boulets dans le lit où, sans être Alexandre ni Condé, ils avaient cherché et trouvé le sommeil. Les autres allèrent demander un abri que leurs concitoyens leur offrirent avec joie dans les rares quartiers restés inaccessibles aux obus et aux boulets. […] Ils s'encourageaient, ils se consolaient les uns les autres en parlant de leur Venise. Des gondoles, des bateaux emportaient cependant, loin des quartiers bombardés, des familles entières, avec le peu d'objets qu'elles avaient eu le temps de ramasser. Les enfants, épouvantés et tremblants d'abord, se rassuraient et essuyaient leurs pleurs en voyant la sérénité de leurs parents. Ils répétaient naïvement ces grands mots de liberté et de patrie, qui dominaient encore le tumulte et la douleur ; ils recevaient ainsi ces premières et ineffaçables impressions qui font plus tard les héros et les martyrs. […]

Mais quel spectacle, pour l'observateur, que celui de ces quartiers ainsi délaissés et dévastés ! Les rives des larges canaux et les ruelles sinueuses de ces quartiers si animés, si bruyants quelques heures auparavant, étaient mornes et désertes. Les rares maisons encore habitées par d'opiniâtres locataires retirés dans les étages inférieurs, nécessairement moins exposés que les autres, étaient également silencieuses. Les gens obligés, par des devoirs ou des besoins impérieux, de parcourir les quartiers bombardés, des gardes civiques, des pompiers, des soldats, des convois de cholériques ou de blessés, traversaient seuls ces rues désolées. Personne, au surplus, personne n'abandonna son poste dans d'aussi terribles circonstances ; tous, sans distinction, s'honorèrent par une conduite, une intrépidité, qui seule préserva Venise de malheurs plus grands encore. Des fragments de corniches, des statues, des toitures renversées par les boulets jonchaient le sol, labouré lui-même par les projectiles. Ça et là des colonnes de flamme ou de fumée, s'élevant du sein des décombres, marquaient la place d'un incendie récent, allumé par des grenades, des boulets rouges ou des bombes. La nuit, surtout, au milieu de cette solitude, de ce silence sinistre, c'était chose affreuse que le spectacle et le séjour de ces quartiers. Le ciel, sillonné en tous sens par les courbes lumineuses des bombes, semblait refléter l'éclat terrible des incendies. La brune silhouette de Venise se mirait dans un lac de flammes, après s'être si longtemps réfléchie dans le miroir de ses lagunes. Des bruits vagues ou étranges, toujours formidables, se mêlaient au fracas de l’artillerie, se répétaient, se succédaient confusément, répercutés sur l'étendue sonore des lagunes. Du reste, pas un cri, pas un son qui rappelât le mouvement et la vie. Ces lueurs rougeâtres d’incendie, éparses dans ces rues voilées de ténèbres et de silence, ressemblaient à d'immenses torches éclairant les funérailles d'une ville entière.

Venise sous les bombes autrichiennes.

Lorsque le jour venait éclairer cette lugubre scène, les palais, les églises, les monuments admirables de Venise semblaient n'apparaître dans toute leur beauté que pour protester contre le vandalisme d'un tel bombardement. Cette ville "à la fois Athènes, Corinthe et Carthage, cette ville qui ne renferme ni décombres des Romains, ni monuments des barbares" (Châteaubriand), renfermait enfin des ruines autrichiennes. Les chefs-d'œuvre de Palladio, de Sansovino, de Scamozzi, de Titien, de Véronèse, de Canova, étaient une proie digne des nouveaux Attila. La place Saint-Marc, ce trophée du génie et de la gloire de quatorze siècles, ne fut sauvée que par le hasard des distances, placée qu'elle était à quelques pas à peine de la limite extrême du tir autrichien. Ainsi les boulets, en tombant, semblaient, plus intelligents que les artilleurs, s'arrêter avec respect au seuil de son enceinte. Que les canonniers fussent parvenus à augmenter de quelques mètres la portée de leurs pièces, et c'en était fait du palais Ducal, de la Basilique, de la Libreria, des Procuraties. Et pourtant, dans ce vandalisme même de l'ennemi, quelle frappante leçon populaire ! Les bombes de Morosini avaient détruit le Parthénon, les bombes de Gorkowski détruisaient Venise. Pourquoi faut-il que ces enseignements terribles de l'histoire n'aient jamais profité jusqu'ici aux nations ! Et combien de fois encore les peuples se chargeront-ils du soin affreux de se châtier et de s'égorger les uns les autres, avant d'accepter la charge, si noble et si facile, de s'entraider et de se secourir, avant de comprendre que la conquête la plus glorieuse est inique et infâme !

[…] Le moment approchait cependant où tant de patriotisme et de sacrifices viendraient se briser contre une nécessité invincible. La garnison, décimée, épuisée par les combats, les fièvres, le choléra, ne suffisait plus aux besoins de la défense. Les hôpitaux militaires renfermaient des milliers de malades. Les batteries et les forts du pont et du rivage, démantelés, renversés par le feu continu depuis trois mois de plus de cent pièces de canon, des bombes et des obus, n'étaient plus tenables. Les incendies, allumés parle bombardement, menaçaient de destruction la ville entière. On avait à peine (le 1er août) des vivres pour vingt jours et des munitions pour quinze. Les manufactures de poudre, qu'on avait établies trop tard et fort mal pourvues de matières premières, n'étaient qu'une bien faible ressource. Des explosions effroyables, occasionnées par le hasard le plus fatal ou par la malveillance la plus infâme, avaient, d'ailleurs, fait sauter plusieurs poudrières en quelques jours. Placée en face de ces désastres, instruite de la situation effrayante du pays, n'espérant plus dans aucun secours humain, l'Assemblée, après trois jours de débats brûlants et secrets, décréta la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de Manin (6 août). […] C'était la préface de la capitulation. »

Leopoldo Crilanovich, Histoire de la Révolution et du siège de Venise, Paris, Ch. Joubert, 1851.