dimanche 24 octobre 2010

"De la nécessité... de rassembler les peuples d'Europe en un seul corps politique" (H. de Saint-Simon, 1814)

Claude Henri Rouvroy, comte de Saint-Simon (1760-1825).

« L'Europe a formé autrefois une société confédérative unie par des institutions communes, soumise a un gouvernement général qui était aux peuples ce que les gouvernements nationaux sont aux individus : un pareil ordre de choses est le seul qui puisse tout réparer.

Je ne prétends pas sans doute qu'on tire de la poussière cette vieille organisation qui fatigue encore l'Europe de ses débris inutiles : le dix-neuvième siècle est trop loin du treizième. Une constitution, forte par elle-même, appuyée sur des principes puisés dans la nature des choses et indépendants des croyances qui passent et des opinions qui n'ont qu'un temps : voilà ce qui convient à l'Europe, voilà ce que je propose aujourd'hui.

De même que les révolutions des empires, lorsqu'elles se font par les progrès des lumières, amènent toujours un meilleur ordre de choses, de même la crise politique qui a dissous le grand corps européen, préparait à l'Europe une organisation plus parfaite.

Cette réorganisation ne pouvait se faire subitement, ni d'un seul jet ; car il fallait plus d'un jour pour que les institutions vieillies fussent entièrement détruites, et plus d'un jour aussi pour qu'on en créât de meilleures; celles-ci ne devaient s'élever, celles-là tomber en ruines que lentement et par des degrés insensibles.

Le peuple anglais, que sa position insulaire rendait plus navigateur que les autres peuples de l'Europe, et par conséquent plus libre des préjugés et des habitudes natales, fit le premier pas, en rejetant le gouvernement féodal pour une constitution jusqu'alors inconnue.

Les restes à-demi détruits de l'ancienne organisation européenne subsistèrent dans tout le continent ; les gouvernements retinrent leur première forme, quoiqu'un peu modifiée en quelques endroits ; le pouvoir de l'église méconnu dans le nord, ne fut plus, dans le midi, qu'un instrument de servitude pour les peuples et de despotisme pour les princes.

Cependant l'esprit humain ne restait point inactif; les lumières s'étendaient et achevaient partout la ruine des anciennes institutions : on corrigeait des abus, on détruisait des erreurs, mais rien de nouveau ne s'établissait.

C'est qu'il fallait que l'esprit novateur fût appuyé d'une force politique, et que cette force, résidant dans la seule Angleterre, ne pouvait lutter contre les forces du continent entier, qui servaient de rempart à tout ce qui restait du régime arbitraire et de l'autorité du pape.

Aujourd'hui que la France peut se joindre à l'Angleterre pour être l'appui des principes libéraux, il ne reste plus qu'à unir leurs forces et à les faire agir, pour que l'Europe se réorganise.

Cette union est possible, puisque la France est libre ainsi que l'Angleterre ; cette union est nécessaire, car elle seule peut assurer la tranquillité des deux pays, et les sauver des maux qui les menacent ; cette union peut changer l'état de l'Europe, car l'Angleterre et la France Unies sont plus fortes que le reste de l'Europe. […]

MESSEIGNEURS, vous seuls pouvez hâter cette révolution de l'Europe, commencée depuis tant d'années, qui doit s'achever par la seule force des choses, mais dont la lenteur serait si funeste.

Et ce n'est pas seulement l'intérêt de votre gloire qui vous y invite, mais un intérêt plus puissant encore, le repos et le bonheur des peuples que vous gouvernez.

Si la France et l’Angleterre continuent d’être rivales, de leur rivalité naîtront les plus grands maux pour elles et pour l’Europe ; s’ils elles s’unissent d’intérêt, comme elles le sont de principes politiques, par la ressemblance de leurs gouvernements, elles seront tranquilles et heureuses, et l’Europe pourra espérer la paix.

[...] L'âge d'or du genre humain n'est point derrière nous, il est au-devant, il est dans la perfection de l'ordre social ; nos pères ne l'ont point vu, nos enfants y arriveront un jour : c'est à nous de leur en frayer la route. »

Comte de Saint-Simon,  De la réorganisation de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples d'Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, chez Adrien Egron, 1814.

"Obéissance absolue et passive dans les masses, voilà la politique du catholicisme" (anonyme, 1845)

« L'unité et l’infaillibilité dans le pouvoir, l'obéissance absolue et passive dans les masses, voilà la politique du catholicisme. Cette politique est fondée d'abord sur la notion même du pouvoir. Tout pouvoir appartient a Dieu, qui règne absolument et arbitrairement sur le ciel et sur la terre.

Dieu, en donnant sa révélation, a établi une foi que les hommes ne sont pas appelés à juger, et une hiérarchie inspirée ou du moins divinement assistée, pour interpréter cette loi et la hiérarchie accepte la souveraineté de fait, comme une puissance qui vient de Dieu, et a toujours prêché aux peuples l'obéissance aux monarques absolus, en tout ce qui n'attaquait pas la foi. Voilà donc deux arguments contre la démocratie l'idée du pouvoir considéré dans sa source, et la pratique constante de l'Église.

Il est facile de prouver la même chose par des raisons générales et des exemples particuliers. Et d'abord la loi catholique est essentiellement monarchique et absolutiste en elle-même, et ne doit tendre qu’à façonner les gouvernements humains à son image. Pour les catholiques, la liberté consiste à pouvoir faire ce qu'on doit. Tout est arrêté, tout est défini il n'y a rien à examiner. Donc l'organe de la loi doit être simple et unique comme elle.

La démocratie est le gouvernement du doute et du bon plaisir des majorités ; peu importe qu'un principe soit vrai en lui-même il devient vrai pour la république, dès que le peuple l'a voulu aussi la minorité des sages est-elle toujours opprimée dans les gouvernements populaires.

Le catholicisme politique, c'est la foi au gouvernement et le gouvernement de la foi. Les croyants n'ont pas besoin d'un sénat qui délibère : la loi est là ! Il s'agit de savoir si elle affirme ou si elle nie en telle ou telle circonstance un enfant suffirait pour prononcer. D'ailleurs la foi catholique enseigne que tout homme qui se trouve à la tête du gouvernement a une grâce toute spéciale qui le soutient et le dirige, et ne permet pas aux sujets de juger les actions du maître que la Providence leur impose.

Il n'y a dans le monde que deux classes d'hommes ceux qui veulent faire ce que Dieu veut et ceux qui veulent faire ce qu'ils veulent. Les uns admettent une loi absolue, et se soumettent à quiconque est reconnu d'eux pour l'interpréter légalement les autres n'admettent que leur bon plaisir, et sont obligés de se consulter entre eux pour s'entendre, s'ils ne veulent pas se battre ou s'ils sont las de se battre. Ainsi la majorité l'emporte, et soumet la minorité à ses exigences et à ses caprices.

Voilà les vrais principes philosophiques du catholicisme en matière de gouvernement ; demandez aux docteurs et aux théologiens les plus accrédités en France et en Italie, vous verrez si l'on vous en impose et si même on vous a dit tout. »

[Anonyme], Paix ! paix ! Réprimande adressée par un abbé et un théologien à Timon, qui n'est ni l'un ni l'autre, Paris, chez les marchands de nouveautés, 1845.

samedi 23 octobre 2010

"Ce mot : bon marché, est d'un effet magique et irrésistible sur le chaland parisien" (E. Texier, 1853)


« Le nombre des grands magasins de nouveautés, immenses bazars où l'on trouve tout, depuis la chaussette de fil jusqu'au cachemire de l'Inde, a notablement augmenté dans les dernières années du règne de Louis-Philippe. En revanche, celui des petits magasins a diminué dans une proportion égale. Ce double mouvement mérite d'être signalé en passant. L'ouverture de grands magasins engloutissant tous les petits, ce n'est autre chose que la reconstruction d'une vraie féodalité financière et commerciale, laquelle fut au reste, en tout genre, le caractère dominant du dernier règne. Or admirez comme toutes choses s'enchaînent providentiellement ! Ceux qui ont fait ces créations dans des vues d'accaparement et de monopole ne se doutaient pas, certes, qu'ils entraient ainsi dans les voies d'association et d'avenir, et qu'ils ramenaient le commerce à ses proportions véritables. Pas n'est besoin, pour cette démonstration trop simple, de nous appuyer sur Fourier.

Le commerce rend, certes, un service réel, et qui doit être rétribué. Mais, comme il n'est qu'intermédiaire, et non protecteur véritable, il faut prendre garde que ses bénéfices et ses fonctions ne tournent au parasitisme. Or, certes, cinq cents magasins de nouveautés ne sont nullement indispensables dans Paris, et n'ont guère que le mérite d'alimenter cinq cents familles qui, cessant d'être intermédiaires, pourraient dès lors être rendues à la production véritable, au profit de tous et d'elles-mêmes. Au lieu de cinq cents magasins, vous n'en aurez plus que cinquante : à la rigueur, douze (un par arrondissement) pourraient suffire, et le public trouverait fort grand avantage dans ces vastes bazars, dont les entrepreneurs, spéculant sur une grande échelle et faisant d'énormes affaires, pourraient dès lors se contenter d'une prime presque insensible. En un mot, les prix du commerce s'approcheraient de plus en plus des prix de revient, et l'acheteur du producteur, par la réduction du nombre évidemment exagéré des entremises. Nous ne faisons pas d'utopie ; nous constatons tout simplement ce qui a déjà commencé d'être et ce qui sera. Et voilà comment les hauts barons du négoce et de la finance font tous les jours depuis vingt ans du socialisme sans le vouloir.

Déjà ce nouveau mode d'organisation commerciale porte ses fruits Arrêtons-nous à l'étalage. Parmi ce grand nombre d'objets étiquetés sous le vitrail et variant dans leur prix fixe, il en est dont le taux, dans sa modicité, vous surprendra certainement. Ces mots : GRANDE OCCASION, RABAIS PRODIGIEUX, vous frapperont de toutes parts. Vous verrez étalées des robes à vingt-cinq centimes le mètre, des foulards (tout soie) à un franc cinquante. Ce bon marché, rare en effet, peut s'attribuer à plusieurs causes. D’abord, les gros, présentement en train de manger les petits, obtiennent de ces derniers aux abois, moyennant quelque avance légère, des marchandises à vil prix : ils en achalandent leur boutique, et le public insoucieux profite de la bonne aubaine, sans s'inquiéter le moins du monde du sinistre dont il se mouche, ou du désastre qui l'habille. Ensuite, il y a certaines parties légèrement avariées, bien que le gros des acheteurs n'en puisse juger et n'y prenne aucunement garde, mais dont un connaisseur quelque peu émérite apprécierait facilement le bon marché trompeur et ses causes finales. Mais ce mot : bon marché, est d'un effet magique et irrésistible sur le chaland parisien. Enfin, il y a tels articles sur lesquels l'entreprise consent volontiers une perte… […] C’est l’annonce perfide sous les fleurs de la devanture ; c’est le puff de l’abnégation ; c’est la bagatelle de la porte pour faire stationner, et puis entrer le monde. […] Voici un spécimen de ces annonces savantes :

PARAPLUIES DEPUIS TROIS FRANCS.

Le depuis (je ne l'ai connu que depuis) étant invisible à l'œil nu, je m'avise que voilà une occasion unique de me garer contre l'orage, et, jetant un coup-d'œil sur l'état peu serein de l'atmosphère, j'entre aussitôt et je demande, avec l'autorité d'un homme qui a trois francs à dépenser, un parapluie. On m'en apporte une douzaine. Ils sont tous neufs et magnifiques : manches d'ivoire, d'ébène ou de bois sculpté ; superbes baleines, belle soie (cuite). Je suis ébahi, et j'ai besoin, pour rassurer ma conscience, de me faire répéter par l'honnête marchand le prix d'un superbe vert pomme que je caresse du regard.
— Combien donc celui-ci ?
— Monsieur, dix-huit francs. Je commence à comprendre
— Mais, dis-je en regrettant mon illusion qui fut courte, n'avez-vous pas des parapluies à trois francs ?
— Oui, Monsieur, oui, oui, sans doute, reprend le commis en souriant d'un air de bonhomie narquoise ; nous allons vous montrer cela.
— Ce disant, il m'exhibe un fafiolet sans nom, un parasol en miniature, un diminutif d'ombrelle, bon à donner dans les foires aux petits enfants en sevrage avec un moulin de papier, pour qu'ils en fassent des débris. Zéphir, tendre zéphyr, respecte un parapluie de trois francs !
— Quoi ! c'est cela ? dis-je ; ni soie, ni baleines, ni manche presque !
— C'est vrai, monsieur, mais pour trois francs !
— Ce n'était pas un parapluie, ce n'en était vraiment que l'ombre.
— Mais que j'aille seulement jusqu'au bout de la rue, je n'aurai plus rien dans les mains !
— Ce n'est peut-être pas bien solide, en effet; mais aussi, monsieur, pour trois francs !
— Tenez, Monsieur, reprend l'employé par manière de commisération et de condescendance, voulez-vous quelque chose de bon? Prenez-moi cela !
— Et il me tend le fatal vert-pomme que, vaincu par une fausse honte et par la pluie tombante, je me ruine pour acheter et que je perdrai après-demain.

Il serait long d'énumérer tous les artifices, feintes, surprises, apparentes distractions, à l'aide desquels MM. les employés en nouveauté excellent à pousser à la vente. […]

L'envie, la curiosité, la vanité, la coquetterie, et même quelque chose de plus, sont habilement caressées par ces serpents à face humaine. Ils exploitent les hommes par les femmes, et les femmes l'une par l’autre. Que milord protecteur se garde de paraître ici avec sa protégée, pour peu qu'il tienne à sa bourse, et je le soupçonne d'y tenir. Qui ose marchander pour une jolie femme ? MM. les commis ont un flair pour discerner les unions morganatiques des légitimes. Avec celle-ci, point d'affaires. Les douze arrondissements devraient élever un temple à ce treizième invisible, qui alimente le négoce. C'est lui qui les nourrit : il est le père à tous (commercialement parlant, du moins j'aime à le supposer). J'accompagnais un jour dans un de ces bazars une jeune femme qui demandait à voir une très-simple robe. Le commis s'empressa d'étaler une étoffe à dix ou douze francs le mètre. Comme il en cherchait plusieurs autres, "Je vous préviens, lui dis-je, que madame est ma sœur." Le commis rengaina ses précieux tissus, et livra ce qu'on demandait, sans plus chercher à faire l'article.

Quand une pratique féminine se montre un peu récalcitrante, on détache sur elle, à titre de renfort, un auxiliaire indispensable de tout magasin bien monté. C'est l'employé joli garçon. Ceci soit dit sans vouloir ravaler le mérite des autres : ces messieurs, j'en conviens, sont de fort jolis hommes; mais l'employé que je viens de dire est le primus inter pases. C'est l'Antinoüs du comptoir; c'est la jeune garde qui ne donne que dans les instants décisifs. Doué d'une puissance fascinatrice, l'employé joli garçon est blond ; il a la bouche en cerise, les moustaches en accroche cœur, l'œil gros et bleu à fleur de tête, l'oreille rouge, le teint fleuri ; lorgnon dans l'œil, tenue sévère de gentilhomme sans cheval. Il grasseyé et parle des Bouffes. Il est d'un effet foudroyant sur les grisettes et les rentières ; mais il lui arrive quelquefois de s'attaquer aux grandes dames, et c'est avec moins d'agrément. On a vu parfois la jeune garde enfoncée sur toute la ligne. Voici un joli mot de marquise que l'on nous conte à ce sujet. Une femme d'esprit et du monde avait pris fantaisie d'un châle ; elle ne s'était pas décidée. A quelques jours de là, elle revient, et demande à revoir son châle. Le chef de l'établissement reconnaît parfaitement la dame, et l'Apollon pareillement, qui s'exalte dans ses moustaches.
— C'est le cachemire fond vert ?
— Oui, monsieur.
— C'est celui que M. Arthur a eu l'honneur d'offrir à madame? (M. Arthur prend une pose.)
— Qu'est-ce que M. Arthur ? dit la dame intriguée.
— C'est un de nos premiers commis, un grand jeune homme blond, physique distingué, bonne tenue, manières parfaites... (Nouvel effet de gilet de M. Arthur.)
— Ma foi, monsieur, répart la dame, je sais de quelle couleur est le châle, mais je vous avoue humblement que je n'ai pris garde à celle du commis (les bras tombent des mains et le lorgnon de l'œil à M. Arthur.)
Le cachemire n'en est pas moins payé et livré pour lui-même. La jeune garde avait cru vaincre ; elle tombe à plat ; mais elle prendra sa revanche avec les lorettes. Gare aux Anglais, aux princes russes et autres Cosaques du Don.

Les magasins de nouveautés sont naturellement remplis de fort vieilles choses, et le talent par excellence est d'en écouler le plus possible, tout comme la spécialité des marchands de ces vieilleries, que l'on a nommées bric-à-brac, est de vendre, autant qu'il se peut, des antiquités toutes neuves. Chaque art a sa nécessité, et chaque métier ses exigences. Les vieilleries ou rebuts, en nouveautés, se débitent facilement aux provinciaux, voire aux Parisiens, par quelques artifices de jargon de la mise en scène. On a soin de ne les produire que dans des entresols obscurs, ou le soir, au jour éclatant, mais ambigu, de l'éclairage, et c'est peut-être pour cela qu'on les a nommés rossignols, du nom de cet oiseau terne et morne le jour, mais mélodieux la nuit. »

Edmond Auguste Texier, Tableau de Paris, Paris, Paulin & Le Chevalier, 1853.

dimanche 17 octobre 2010

"Si je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité" (P. Leroux, 1848)

Jules Ziegler (1804-1856), La République (1848), Musée des Beaux-Arts, Lille.


« … si vous me demandez pourquoi je veux être libre, je vous réponds : parce que j'en ai le droit ; et j'en ai le droit, parce que l'homme est égal à l'homme. Et de même, si je reconnais que la charité et la fraternité sont un devoir de l'homme en société, mon esprit n'en demeure d'accord qu'en vertu de l'égalité de notre nature.

Vainement vous m'objectez le fait actuel de l'inégalité qui règne partout sur la terre. Il est bien vrai, l'inégalité règne partout sur la terre ; nous la trouvons à quelque époque des temps historiques que nous remontions, et le jour où elle disparaîtra est peut-être encore bien loin. N'importe ; l'esprit humain s'est élancé au-dessus de cette fange de misères et de crimes que l'inégalité entraîne, et il a rêvé une société fondée sur l'Égalité. Puis, rapportant son idéal à Dieu, comme à la source éternelle du beau et du vrai, l'homme a dit : puisque, malgré ma faiblesse, je conçois un monde où règne l'Égalité, ce monde a dû être le monde voulu de Dieu ; il a donc été préconçu en Dieu, et, à l'origine, il est sorti de ses mains. Et, soit qu'en effet nous venions d'un Eden, d'un Paradis, d'un monde meilleur, soit que ce monde n'ait jamais été réalisé que spirituellement au sein de Dieu et dans notre âme, et que le seul monde organisé où l'Égalité ait régné jusqu'ici soit le monde embryonnaire de la nature, l'état de sauvagerie primitive où le genre humain touchait encore à l'animalité, toujours est-il que nous sommes fondés à dire que l'Égalité est en germe dans la nature des choses, qu'elle a précédé l'inégalité, et qu'elle la détrônera et la remplacera. C'est ainsi que, de cette double contemplation de l'origine et de la fin de la société, l'esprit humain domine la société actuelle, et lui impose pour règle et pour idéal l'Égalité.

Si donc, encore une fois, je crois à la Liberté, c'est parce que je crois à l'Égalité ; si je conçois une société politique où les hommes seraient libres et vivraient entre eux fraternellement, c'est parce que je conçois une société où régnerait le dogme de l'Égalité humaine. En effet, si les hommes ne sont pas égaux, comment voulez-vous les proclamer tous libres ; et, s'ils ne sont ni égaux ni libres, comment voulez-vous qu'ils s'aiment d'un fraternel amour ?

Ainsi, ce troisième terme égalité représente la science dans la formule. C'est une doctrine tout entière, je le répète, que ce mot ; doctrine prophétique, si vous voulez, en ce sens qu'elle regarde plutôt l'avenir que le présent; doctrine encore à l'état d'ébauche, et qui s'offre à beaucoup d'esprits comme vague, incertaine, ou même fausse, mais qui n'en est pas moins la doctrine déjà régnante à notre époque. […]

Il est bien vrai que ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, s'impliquent au fond, et qu'on peut logiquement déduire d'un seul les deux autres. Mais il n'en est pas moins certain qu'ils sont d'ordres divers, en ce sens qu'ils correspondent aux trois facultés ou faces différentes de notre nature. En effet, vous aurez beau répéter aux hommes qu'ils sont libres et tous libres, ce mot de liberté n'équivaudra pour eux qu'à un droit égoïste d'agir. Ils en concluront leur propre virtualité, leur propre activité ; mais nul sentiment fraternel pour les autres hommes n'en résultera directement. C'est au nom de la Liberté qu'en tout temps et en tout pays les esclaves ont brisé leurs chaînes et terrassé leurs tyrans ; mais ce mot, bon pour la guerre, n'a jamais engendré ni clémence ni paix. Nulle morale ne peut résulter d'un mot qui exprime le droit d'être, de se manifester, d'agir, mais qui n'exprime et ne rappelle pas le sentiment et la connaissance, ces deux autres faces de la vie. Et de même, prêchez aux hommes la Fraternité ; vous les touchez sentimentalement, mais vous ne les éclairez pas. Les Chrétiens se sont faits moines, et ont admis tous les despotismes. Enfin l'homme qui aurait le plus réfléchi sur l'origine et le but de la société, et qui aurait de l'Égalité l'idée la plus sublime, aurait encore besoin d'exprimer la dignité de sa propre nature par le mot Liberté, et le lien qui l'unit aux autres hommes par celui de Fraternité.

Isolés, donc, ces trois mots n'expriment chacun qu'une face de la vie ; et, bien que les deux autres faces se retrouvent dans celle-là, à cause du mystère de l'unité qui constitue notre être, bien, par conséquent, que chacun de ces mots implique, comme nous venons de le voir, les deux autres, néanmoins chacun, par sa signification même , n'est qu'un lambeau de la vérité. Mais, unis, ils forment une admirable expression de la vérité et de la vie.

Sainte devise de nos pères, tu n'es donc pas un de ces vains assemblages de lettres que l'on trace sur le sable et que le vent disperse ; tu es fondée sur la notion la plus profonde de l'être. Triangle mystérieux qui présidas à notre émancipation, qui servis à sceller nos lois, et qui reluisais au soleil des combats sur le drapeau aux trois couleurs, tu fus inspiré par la vérité même, comme le mystérieux triangle qui exprime le nom de Jéhovah, et dont tu es un reflet.

Qui l'a trouvée cette formule sublime ? qui l'a proférée le premier ? On l'ignore : personne ne l'a faite, et c'est tout le monde pour ainsi dire qui l'a faite. Elle n'était pourtant littéralement dans aucun philosophe quand le peuple français la prit pour bannière. Celui qui le premier a réuni ces trois mots, et y a vu l'évangile de la politique, a eu une sorte d'illumination que le peuple entier a partagée après lui : l'enthousiasme, dans les révolutions, met à nu et révèle les profondeurs de la vie, comme les grandes tempêtes mettent quelquefois à nu le fond des mers. »

Pierre Leroux, De l’égalité, Boussac, imprimerie de Pierre Leroux, 1848.

"L'idée de nivellement nous répugne" (A. de Gasparin, 1869)

       Illustration parue dans Le Diable à Paris, 3e partie (1845).

« L'égalité est un terme vague, qu'il est aisé de répéter, et qu'on répète en effet sans en préciser le sens. Volontiers on se figurerait qu'il est possible d'établir une égalité complète entre les hommes. Volontiers on se figurerait d'autre part qu'aucune égalité n'existe parmi eux et que tout est à créer sous ce rapport. Double erreur, qu'il importe de signaler nettement. S'il existe des inégalités ineffaçables, nous ne pouvons songer à les supprimer. S'il existe des égalités toujours subsistantes, nous n'avons pas à les fonder. Donc le champ des modifications réalisables s'étend beaucoup moins qu'on ne le croit et surtout qu'on ne le dit. Il est borné d'un côté par la vaste région des inégalités nécessaires, et de l'autre par la région plus vaste encore des égalités indestructibles.

Ceci est bien simple, et pourtant trop oublié. Or, il résulte de cet oubli que la question n'est pas seulement obscurcie, mais envenimée. Les champions de l'égalité s'irritent, quand ils aspirent à tout niveler et qu'ils s'aperçoivent que leurs plus énergiques essais se brisent contre l'impossible. Les discussions seraient à la fois éclairées et apaisées, si nous savions que nombre d'inégalités sont naturelles et qu'il faut en prendre notre parti, si nous savions en outre que nombre d'égalités sont non moins naturelles, qu'elles sont essentielles à l'humanité, qu'il ne nous est donné ni de les fonder ni de les détruire, et qu'elles ont une valeur immense. Notre patrimoine d'égalité est grand, messieurs, et ce que nos efforts pourront y ajouter est peu de chose en comparaison de ce que nous possédons tous, nécessairement et partout, en notre seule qualité d'hommes.

[…] Je prends au sérieux le mot nécessaire ; les inégalités nécessaires, ce sont celles que toute organisation sociale, quelle qu'elle soit, se sent forcée d'accepter.

Telle est l'inégalité qui existe entre les hommes et les femmes, les inégalités, devrais-je dire, car il y en a deux : si la femme est inférieure à l'homme en certaines choses, elle lui est supérieure en certaines autres ; chaque sexe est supérieur dans l'accomplissement de la mission qui lui est propre. Aussi s'agit-il plutôt ici de diversité que d'inégalité. Nos réformateurs à contre-sens ne remarquent point cela : ils nous démontrent gravement que la femme a autant d'esprit que nous. La belle trouvaille ! Il y a longtemps, je pense, que nous nous en sommes aperçus. Il faut autant d'esprit, ce me semble, pour remplir la mission spéciale et magnifique de la femme, que pour s'acquitter du rôle réservé à l'homme. Reste à savoir si en fabriquant des femmes-hommes d'abord et des hommes-femmes ensuite, nous aurons fait deux chefs-d'œuvre. Abolir ces deux inégalités-là, ce serait accomplir un médiocre progrès.

Il s'agit en ce moment, on nous l'annonce de tous côtés, de mettre au monde la femme électeur, la femme député, la femme orateur, la femme ministre, la femme préfet, la femme conseiller d'État, c'est-à-dire la femme dépouillée du charme féminin, la femme exposée aux froissements grossiers, la femme sans retenue, la femme qui se produit en public, qui harangue, qui contredit, qui gouverne.

Pauvres femmes ! Ceux qui prétendent les grandir ainsi ne savent donc pas qu'ils les abaissent, qu'ils les privent de l'influence qui vaut mieux que l'autorité, qu'ils en font des hommes manqués, des hommes de second ordre et décidément inférieurs ?

II est vrai que, par compensation, on ne tardera pas sans doute à nous relever, nous aussi, de notre infériorité sous d'autres rapports. Nous aurons notre tour dans les plans de ces réformateurs ingénieux. Si leur galanterie a commencé par le beau sexe, ils ne sauraient oublier toujours le sexe laid. Sommes-nous incapables de débarbouiller les marmots, de diriger le ménage et de surveiller le pot-au-feu ? Pourquoi l'empire du home et l'éducation des enfants ne nous écheraient-ils pas, le jour où nos gracieuses compagnes monteront à la tribune et gouverneront l'État?

Ceci, messieurs, est plus sérieux qu'on ne le croit, et je me reprocherais d'en rire. Assurément les deux inégalités dont je parle résisteront aux efforts des niveleurs, aucune inégalité nécessaire ne peut périr ; mais les attaquer est déjà un mal, un grand mal. Il en résulte un trouble profond, et la cause de l'égalité n'a rien à gagner, bien s'en faut, à ces tentatives qui la discréditent. Inclinons-nous devant l'inégalité nécessaire des femmes vis-à-vis des hommes, et devant l'inégalité non moins nécessaire des hommes vis-à-vis des femmes. Plus nous respecterons ces différences providentielles, mieux nous serons placés pour attaquer d'autres différences qui n'ont rien de providentiel, que les lois ont établies et que l'équité réprouve. L'égalité a sous ce rapport plus d'un progrès à accomplir, et plus d'un article de nos codes montre clairement que les législateurs avaient de la barbe au menton.

Abolissons les privilèges injustes ; mais n'essayons pas de fonder la fausse égalité. Nul n'y gagnerait, et les femmes moins que personne. S'il y en avait ici, je suis sûr qu'elles m'approuveraient hautement; elles repousseraient comme une insulte la dégradante égalité dont on prétend les affubler. Elles sentiraient tout ce qu'il y a de respect pour elles dans l'énergie avec laquelle nous maintenons une inégalité nécessaire.

Il en est d'autres que personne ne contestera, cela est certain, parce que leur nécessité a le caractère de l'évidence absolue. Les inégalités fondées sur la différence des sexes se laissent discuter, bien qu'elles ne se laissent jamais abolir ; mais essayez de mettre en question les inégalités fondées sur la beauté, sur la force, sur la taille ! Je suis laid et vous êtes beau ; je suis faible et vous êtes fort ; je suis petit et vous êtes grand ; ces différences peuvent être plus ou moins importantes, en tous cas elles sont indestructibles. Nous n'y pouvons rien, nous n'y changerons rien. Cela est ainsi; les uns ne sont pas traités comme les autres, et chacun ira jusqu'au bout avec le lot qui lui est échu. […]

Oui, je l'affirme, messieurs, et sans crainte d'être démenti par vous, l'idée de nivellement nous répugne. Nous semblons prévoir, dès qu'on nous en parle, que, pour mettre de niveau ce qui diffère par tant de côtés, il faut estropier le genre humain. Avec des caractères inégaux, avec des organisations inégales, avec des intelligences inégales, avec des moralités inégales fonder l'égalité absolue, prendre des paresseux, des prodigues, des vicieux, des abrutis, et leur assurer la même situation qu'aux laborieux, qu'aux économes, qu'aux honnêtes, qu'aux intelligents, cela suppose un déploiement de violences, une mutilation de la destinée, une négation de la liberté, dont la pensée seule donne le frisson. »

Comte Agénor de Gasparin, L’Egalité, Paris, Michel Lévy frères, 1869.

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Note : discours prononcé à Genève au cours de l’hiver 1868-69.

vendredi 15 octobre 2010

"On ne saurait prendre pour des fumeurs sérieux les individus qui s'adonnent à la cigarette" (E. Texier, 1855)

Illustration extraite de L'art de fumer, par Barthélemy Auguste (1844).  


« Il est très-certain qu'on ne saurait prendre pour des fumeurs sérieux les individus qui s'adonnent au cigarette ou à la cigarette, car, en vérité, je ne sais pas au juste quel est son sexe. La cigarette fait cependant tous les jours des progrès effrayants. Cela n'a rien qui doive nous étonner, c'est bien là une distraction digne des fumeurs de la décadence.

Pour ma part, j'ai toujours considéré les fumeurs de cigarettes comme de véritables maniaques, des gens ayant un tic qui consiste à rouler une substance quelconque dans un morceau de papier, et a l'allumer ensuite pour le laisser éteindre presque aussitôt. On n'a jamais vu, depuis que le monde est monde, un fumeur de cigarettes fumer son morceau de papier jusqu'au bout. Analysez le plaisir de la cigarette, vous verrez que le fumeur y tient en lui-même une place bien restreinte.


Ce qu'il y a dans une cigarette.

Il y a d'abord dans la cigarette une occupation manuelle. On coupe le papier. On dispose son tabac. On le roule. On l'allume. En tout, quatre opérations bien distinctes ; le cigare n'en exige qu'une seule, ou deux tout au plus.

Ensuite une perte de temps d'environ 50 pour 100 sur la journée. On est à chaque instant à la recherche ou du papier, ou du tabac; on ne se fait pas une idée de la facilité que l'on a à perdre son papier à cigarettes. Tous ces inconvénients réunis font que les générations modernes, trop blasées pour aimer les plaisirs simples, préfèrent ouvertement la cigarette au cigare et à la pipe. C'est triste à dire, mais c'est comme ça.

La cigarette jaunit l'ongle et l'extrémité du pouce droit, de façon à rendre cette couleur indélébile. C'est la coquetterie des fumeurs de cigarettes. Plus l'ongle est jaune, plus ils sont contents. […]


L'homme aux cigarettes.

Il vous accostait au coin des rues, dans les passages, sur les trottoirs du boulevard.  Des cigarettes, monsieur ; des cigarettes de contrebande, murmurait-il d'une voix furtive, il est impossible de rien fumer de meilleur. Qui ne s'est laissé aller au moins une fois dans sa vie à ces fallacieuses promesses ? On achetait de petits morceaux de papier bourrés de cendres, de sciure de bois, de sable, ou de simple terre.

La régie, la bienfaisante régie, a mis un terme à cette exploitation ; elle s'est chargée de la fabrication et de la vente des cigarettes. Les produits de la régie sont excellents ; cependant le véritable fumeur de cigarettes ne peut fumer que celles qu'il a fabriquées de ses propres mains. Cela se conçoit parfaitement, et nous croyons l'avoir déjà démontré d'une façon péremptoire : ôtez de la cigarette le plaisir de la faire, que reste-t-il ? Rien ou presque rien.


La femme qui fume la cigarette.

Ne croyez pas à la cigarette de la femme ! C'est un mensonge, un truc, une ficelle pour prendre les gens des départements, pour se donner un chic de femme andalouse. En réalité il n'y a pas de femme à Paris qui n'exècre, qui n'abomine le tabac, et cela par une raison bien simple, c'est que le tabac peut jaunir les dents.

Une femme qui fume la cigarette n'est jamais de bonne foi, elle joue un rôle, elle pose, elle veut mettre, comme on dit vulgairement, quelqu'un dedans.

Toutes les lorettes font semblant d'adorer la cigarette. Il y en a même un grand nombre qui s'entraînent au cigare afin d'agir plus vivement sur l'imagination des provinciaux que l'Exposition universelle va amener l'été prochain à Paris. »

T. Delord, A. Frémy, E. Texier, Paris-fumeur (par les auteurs des mémoires de Bilboquet), Paris, Librairie d’Alphonse Taride, 1855.

"Du milieu de ma cellule j'aperçois un coin du ciel..." (J.-B. Boichot, 1867)

« Il est 7 heures : un rayon de soleil pénètre dans ma cellule ; les moineaux piaillent et sautillent dans l'embrasure de la lucarne ; leurs silhouettes se dessinent capricieusement sur les murs. Allez, gais compagnons, courez, voltigez, mais revenez tous les matins donner votre gentille sérénade au nouveau prisonnier.

Chaque jour, pour me conformer au règlement, je fais mon ménage. Je roule le matelas, je plie les draps, j'enlève le hamac, je nettoie mes effets. Ma pensée, concentrée, repliée sur elle-même, acquiert une grande force et perce les murailles de cet affreux séjour ! Malgré la souffrance, ma raison brille comme une étoile au-dessus de la tempête !

8 heures. — Le soleil me quitte, mon cachot s'assombrit, des nuages couvrent le ciel, le froid me saisit et je grelotte comme si j'étais en plein hiver... Un bruit sourd se fait entendre dans le corridor ; qu'est-ce donc ? Le chariot qui apporte des vivres aux prisonniers... On ouvre le guichet, le gardien pose une gamelle et du pain. C'est avec répugnance que je touche à ce déjeuner, car le manque d'exercice m'enlève l'appétit ; je digère mal et ce matin j'ai des nausées, des envies de vomir, des frissons qui me traversent le corps comme des traits de feu.

10 heures. — Ma tête se brouille, il faut marcher. Impossible de méditer, de fixer ma pensée sur des objets sérieux ; mes idées flottent en désordre. Un malaise indéfinissable s'empare de mon être, mais heureusement ma volonté combat avec force et me soutient dans ces rudes épreuves.

11 heures. — En un instant, j'ai fait vingt fois le tour de mon cachot. Les bêtes féroces, au Jardin des plantes, ont des loges immenses en comparaison de mon étroit réduit. […]

Du milieu de ma cellule j'aperçois un coin du ciel ; le soleil est radieux, les nuages se sont dissipés. La campagne doit être éclatante de lumière, de fleurs et de verdure ! Qu'il y a loin de ma solitude morne, sépulcrale, à la solitude embaumée et riante, peuplée par les oiseaux, les arbres et les torrents, asiles doux et mystérieux où l'âme se retrempe et se vivifie, où l'homme contemple de plus près la nature et observe mieux sa propre conscience. […]

J'entends le son d'une cloche fêlée : c'est le signal de notre promenade. Toutes les minutes un verrou grince, une porte s'ouvre, un prisonnier sort et se rend au pas de course à l'endroit qui lui est désigné.

Le temps continue d'être superbe. La cour où je me trouve placé, donne sur un petit carré rempli de verdure. Je ne saurais rendre l'impression agréable que j'éprouve à l'aspect de ce coin de terre qui offre à mes yeux l'image d'une oasis dans un désert. […] Que d'attraits, que de charmes dans la nature, et combien sa magique influence apaise la douleur et calme l'âme agitée !

2 heures. — Après ma promenade qui a duré une heure, j'ai fait quinze cents fois le tour de mon cabanon ; je marquais chaque centaine de pas sur le mur au moyen d'un point noir. C'était à en devenir fou ! Souffrances indicibles ! Il y avait des moments où la douleur devenait si intense, que j'étais tenté de me briser le crâne contre les murs du cachot. Pour faire diversion, je me suis permis de fredonner quelques couplets en dépit de la consigne qui défend de chanter; j'essayai aussi de siffler, mais les sons expiraient sur mes lèvres

4 heures. — J'ai fait un peu de tout, ce qui n'empêche pas que les deux dernières heures ne m'aient paru longues comme des siècles. Si je marche trop longtemps, le vertige me saisit ; il me semble que les murs s'écroulent, tout s'élance et tournoie autour de moi. Il faut alors m'asseoir sur l'escabeau et y rester cloué jusqu'à ce que le corps brisé, les reins courbaturés, les membres endoloris, m'obligent à recommencer mes exercices d'écureuil !....

9 heures. — Voici la nuit qui tombe, mon supplice va s'accroître; une violente et funeste réaction se fait sentir, j'ai la tête en feu ; mes facultés physiques et morales se trouvent pour ainsi dire suspendues. Je frissonne à l'idée de passer de longues nuits dans ce tombeau !.... Une lueur fugitive colore en rouge la voûte de ma cellule. D'où vient cette lumière ? Elle est produite par le reflet de la lanterne qui éclaire la ronde du soir. Les cloches des Quinze-Vingt sonnent à grande volée l’Angélus ; ma prière à moi, c'est une ardente invocation à la République, une promesse solennelle de combattre sans cesse la tyrannie, l'oppression, et de consacrer mes forces au triomphe de la liberté !

9 heures 1/2. — La journée est close, qu'elle a été affreuse ! Les hommes forts qui ne connaissent point les terreurs de l'isolement peuvent rire et mépriser cette espèce de mise en scène que renferment souvent les récits des prisonniers. Mais là où l'homme libre n'éprouve que de légères émotions, le captif meurt ou devient fou. »

Jean-Baptiste Boichot, Souvenirs d'un prisonnier d'Etat sous le Second Empire, C. Mucquardt, Leipzig, 1867.


lundi 11 octobre 2010

"Les ouvriers allemands ne voient dans les travailleurs français que des frères..." (Comité de Brunswick, 1870)

Attaque allemande contre Sedan, le 1er septembre 1870 (détail d'une gravure anonyme).




« A tous les travailleurs allemands !

Les événements ont subitement pris une tournure nouvelle. Napoléon est prisonnier des Allemands. La République a été proclamée à Paris, où s’est installé un gouvernement provisoire.

Après avoir subi pendant vingt ans la honte du Second Empire, le peuple français s’est ressaisi au plus fort du péril, et a pris en main ses destinées. Il s’est débarrassé de l’homme qui l’a asservi depuis vingt ans et qui, finalement, a déchaîné le désastre sur la France. Vive la République française !

Nous espérons que la tournure nouvelle prise par les événements assurera la fin de la guerre. Tant que les armées de Napoléon menaçaient l’Allemagne, notre devoir d’Allemands était la guerre défensive, la guerre pour l’indépendance de l’Allemagne. Pareille guerre n’exclut par l’offensive, puisqu’il s’agit d’obliger l’ennemi à faire la paix. C’est pourquoi nous avons dû souhaiter le triomphe des armées allemandes, alors même que les frontières allemandes n’étaient plus directement menacées, et que notre courageuse armée avait pénétré au cœur de la France. Nous nous sommes réjouis des glorieux succès et de la bravoure inouïe de nos frères allemands, du mépris de la mort dont ils ont fait preuve.

Mais aujourd’hui, que nous sommes victorieux, il est plus que jamais de notre devoir de ne pas nous laisser griser par le succès, et d’examiner avec tout notre sang-froid ce que nous avons à faire maintenant.

[…] Les ouvriers allemands ne voient dans les travailleurs français que des frères ayant des destinées et des aspirations identiques. Il est donc de leur devoir de réclamer la paix pour la République française. Il appartient aux ouvriers allemands de proclamer que, dans l’intérêt de l’Allemagne comme de la France, ils n’entendent pas tolérer qu’on outrage le peuple français, après qu’il ait fait justice à l’infâme violateur de la paix.

Si cette paix ne se faisait pas, ou bien ce serait l’écrasement de la République française dans le sang des Républicains et du peuple français (et il en rejaillirait sur l’Allemagne une honte éternelle), ou bien ce serait la France libre, comme au temps de la Grande Révolution, triomphant glorieusement de l’étranger. C’est une raison supplémentaire de réclamer une paix honorable pour la France. Mais certains veulent enlever à la France l’Alsace et la Lorraine. De Londres, un de nos meilleurs et de nos plus anciens camarades nous écrit : la camarilla militaire, les professeurs, les bourgeois, les politiciens de comptoir prétendent tous que ce serait le meilleur moyen de protéger l’Allemagne contre la France. Ce serait, au contraire, le plus sûr moyen de pérenniser la guerre en Europe et d’enraciner, au sein de l’Allemagne nouvelle, le despotisme militaire, jugé nécessaire pour tenir en mains cette "Pologne occidentale" : l’Alsace-Lorraine. C’est le plus sûr moyen de transformer la prochaine paix en simple trêve, jusqu’à ce que la France se sente assez forte pour revendiquer les territoires perdus. […]

Au nom du parti ouvrier démocrate socialiste de l’Allemagne, nous protestons contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine. […]

Camarades ! Travailleurs d’Allemagne !

En liaison fraternelle avec nos frères, les ouvriers de tous les pays civilisés, faisons cause commune. Vive la lutte internationale du prolétariat !

Et aujourd’hui que nous voyons comment un grand peuple s’est ressaisi et a repris en main ses destinées, que nous voyons la République instaurée, non plus seulement en Suisse et par-delà l’Atlantique, mais encore en France, poussons ce cri de joie : Vive la République ! ce cri qui, le jour venu, devra proclamer, pour l’Allemagne aussi, l’aurore de la Liberté.

Brunswick, le 5 septembre 1870.

Le Comité du Parti démocrate-socialiste. »


mercredi 6 octobre 2010

"Chaque égout de Paris a ses immondices particulières" (Jules Janin, 1836)

Egout collecteur construit sous le boulevard de Sébastopol à Paris, gravure du Monde Illustré (1858).

« Chaque égout de Paris a ses immondices particulières. L'École Militaire, l'Hôtel des Invalides, la Salpêtrière, font de l'égout qui les traverse une véritable fosse d'aisances ; l'égout des abattoirs est rempli de matières animales ; l'égout des Gobelins est une teinture noirâtre. Comme aussi chaque égout a une odeur qui lui est propre ; — odeur fade — ammoniacale — d'hydrogène sulfuré — odeur putride, — odeur d'eau de savon ou de vaisselle croupie en été entre les pavés. L'odeur fade est la plus innocente de toutes ; c'est l'odeur des égouts bien tenus et dans lesquels l'air circule. — l'odeur ammoniacale, c'est l'odeur des fosses d'aisances en grand. — L'hydrogène sulfuré a la propriété de noircir l'or et l'argent, et surtout de tuer son homme comme ferait un coup de sang. C'est l'odeur des égouts qui ont été négligés depuis longtemps. — L'odeur putride, qui est rare, se trouve cependant dans toute sa pureté à l'embouchure de l'égout de l'abattoir du Roule. — L'odeur forte, repoussante et fétide domine au Gros-Caillou , dans les rues de l'Oursine, de Croulebarbe, au faubourg Saint-Denis. Il y a encore une septième classe d'odeurs, qu'on peut appeler odeurs spéciales. Ainsi l'égout Amelot c'est la vacherie et l'urine des animaux ; la rivière de Bièvre exhale une douce odeur de tan qui est le serpolet de ces rivages ; l'égout de la Salpêtrière réunit à lui seul le plus horrible assemblage de toutes ces douces odeurs.

Mais en fait d'odeurs fades, putrides, repoussantes, variées ; en fait d'ammoniaque et d'hydrogène sulfuré, que dirons-nous donc du grand égout où se décharge la voirie de Montfaucon, dans laquelle voirie on apporte, bon an mal an, quatre cent quatre-vingt-dix-huit mille sept cent cinquante bouches de vidanges, formant ensemble un million cent quatre-vingt-dix-sept pieds cubes de matières fécales ? Dans cet aimable lieu, le liquide se sépare du solide et s'en va se perdre dans le grand égout de la rue Lancry, non sans couvrir d'un épais nuage les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin.

Or, les égouts, ces tristes réceptacles de tant d'odeurs nauséabondes et mortelles, Paris a trop peu d'eau pour les laver et pour les assainir ; il faut que des hommes descendent, au péril de leur vie, dans ces voûtes étroites, pour balayer le sable et la boue qui les obstruent. Il faut pourtant bien que vous sachiez comment cela se fait, vous autres heureux de ce monde, qui ne voyez que le ciel et la terre, et qui mourriez d'effroi s'il vous fallait descendre dans les entrailles infectes de la belle ville que vous habitez.

Le malheureux que la faim condamne à ce travail, descend dans l'égout, armé d'une longue planche au bout d'un bâton. Il rencontre d'abord une boue liquide, et tant que la boue est liquide, il la pousse devant lui, avec un grand râteau. Si la boue résiste, on fait une digue au bout de l'égout, l'eau qui monte a bientôt rendu à cette boue compacte toute sa limpidité. Quand la boue est enlevée, reste le sable.

Ce sable qui provient du pavage des rues ou de l'inondation, est enlevé à l'aide de seaux et de poulies. L'asphyxie ou tout au moins l’ophtalmie est au fond de ce sable, qui a gardé traîtreusement toutes les émanations de l'ammoniaque. Et voilà à quel prix vous n'avez pas la peste tous les dix ans!

Cependant on demande ce que deviennent les immondices que charrient incessamment tous les égouts de cette immense ville ? Il faut bien vous le dire, ces immondices se rendent, tout infectés et tout chargés de leurs odeurs, dans la Seine, cette fière rivière où s'abreuvent chaque jour huit cent mille individus. Vous frémissez ! Vos pères ont eu peur bien avant vous : une ordonnance du prévôt de Paris en 1348, etunédit du roi Jean, de 1356, défendaient aux habitants de Paris de jeter leurs immondices sur la voie publique, en temps de pluie, de peur que l'eau ne les entraînât à la rivière.  Une autre ordonnance du prévôt des marchands défend, sous peine de soixante sous d'amende, de jeter dans la Seine aucune boue ou fumier.  Le règlement du 27 juin 1414 ordonne aux chirurgiens de porter le sang des personnes qu'ils auront saignées dans la rivière, au-dessous de la ville. Un arrêt du parlement du 21 juin 1586 condamne au fouet un valet du bourreau qui avait jeté des matières fécales dans la rivière.

Nous sommes de plus intrépides buveurs d'eau que les Parisiens des siècles passés ; nous jetons dans notre rivière tout ce qu'on y peut jeter, cependant nous nous appelons sans façon des hommes civilisés ! et nous nommons nos pères des barbares.

Mais il ne s'agit pas de nous, il s'agit des malheureux qui, cachés dans les fanges de la ville, travaillent incessamment à l'assainir. A peine descendus dans le cloaque immonde, ils sont saisis à la tête d'une vive douleur. La bouche se dessèche et devient brûlante comme elle le serait après huit jours d'une horrible fièvre ; à peine plongés dans cette boue infecte, leur peau devient sanglante, elle se couvre ensuite d'une croûte épaisse, une horrible infiltration purulente est établie dans ces tristes cadavres

Cependant, chose étrange ! Ces malheureux qui ne gagnent que deux francs par jour, sont attachés à cette triste profession comme si elle était la plus belle du monde. Non-seulement ils l'exercent sans dégoût et sans fatigue, mais encore avec joie. Ceci est un des mystères de la toute-puissance d'attraction qui s'établit entre tous les malheureux. Ces pauvres diables, séparés du monde, habitués à s'aimer, à se plaindre, à se secourir, à se sauver les uns les autres, ne voient rien au-delà de l'égout dans lequel ils vivent. La grande cité parisienne les foule aux pieds de ses chevaux, elle n'a pour eux que des excréments et de la boue; peu leur importe ! […]

Mais cependant, qu'est-il besoin d'aller chercher si loin ou si bas des égouts et des cloaques? Chaque maison de Paris ne porte-t-elle pas dans son sein son égout et son cloaque ? L'histoire des fosses d'aisance n'est pas moins digne d'intérêt que toute autre histoire de ce genre. Autrefois, la fosse d'aisance laissait couler tout ce qui pouvait s'échapper dans les nappes d'eau environnantes ; aujourd'hui, c'est une citerne imperméable qui garde tout ce qu'on y jette. Autrefois, les lieux à l'anglaise étaient un luxe, c'est presque une nécessité aujourd’hui. Autrefois, le bain à domicile était une espèce de viatique médical ; aujourd'hui, le bain à domicile est une habitude, c'est autant d'eau pour les fosses d'aisance ; vous croyez qu'il n'y a là dedans rien qui doive inquiéter ? Voici ce qui doit arriver inévitablement. Plus on jettera d'eau dans les fosses d'aisance, et plus souvent il les faudra vider, et plus souvent il faudra payer la vidange, et plus vous verrez les loyers renchérir. Il y a dans les fosses d'aisance, tout simplement, une chose que du reste on trouverait partout aujourd'hui, une révolution. »

Jules Janin, « Les égouts », La Revue de Paris, t. 34 , 1836.

"Aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver sur la table du laboureur du pain de pur froment" (Bouchardat, 1849)

Albert Auguste Fourie (1854-1937), Repas de noce à Yport (1888), Rouen, musée des Beaux-Arts.

« Je vais faire connaître quelle est l'alimentation des habitants des campagnes travaillant à la terre ; j'indiquerai les modifications que cette alimentation a éprouvées depuis un siècle et demi. Pour compléter ce tableau du bien-être matériel de la grande majorité de la nation, je rechercherai les modifications éprouvées dans les vêtements et dans les habitations des laboureurs et des vignerons. Je m'occupe plus spécialement d'une très petite contrée, l'ancienne élection de Vézelay; mais j'ai une base excellente à mon travail : c'est la statistique de cette élection dressée il y a un siècle et demi par Vauban.

Pour se faire une idée précise de l'alimentation des habitants des campagnes, il faut distinguer l'alimentation ordinaire de l'alimentation exceptionnelle que rendent nécessaire les travaux excessifs des moissons et des vendanges ; dans cet extrait, je ne parlerai que de la première. Je sépare les aliments en : 1° azotés ; 2° féculents; 3° légumineux; 4° corps gras; 5° boissons alimentaires.

Aliments azotés. — "Le commun peuple, disait Vauban, ne mange pas de viande trois fois en un an." C'est assez dire que la viande n'intervenait nullement dans l'alimentation ordinaire de l'habitant des campagnes. Aujourd'hui, il y a beaucoup encore à gagner sous ce rapport; cependant, dans la plupart des ménages des laboureurs et des vignerons, on mange de la viande deux fois la semaine; presque toujours ce n'est que du porc salé, et encore la quantité eu est très faible : elle n'est que de 100 gr. ou de 150 gr. au plus par homme pour chacun des deux jours ; il y a loin pour arriver aux 285 gr. accordés au cavalier français.

Aliments féculents. — Je comprends sous ce nom des aliments mixtes où la fécule domine, tels que les farines des céréales, les graines des légumineuses, la farine de sarrasin, la pomme de terre, etc. Les matières azotées que ces substances contiennent jouent un rôle très important dans la nutrition de l'habitant des campagnes: mais elles sont bien loin de compenser le déficit que nous avons signalé dans les aliments azotés.

Le pain de froment était à peu près inusité il y a cent cinquante ans chez les laboureurs et les vignerons : ils ne mangeaient que du pain d'orge et d'avoine mêlés, dont ils n'ôtaient pas même le son. Ce qui fait qu'il y avait tel pain qu'on pouvait lever par les pailles d'avoine dont il était mélangé. Aujourd'hui, il n'est pas rare de trouver sur la table du laboureur du pain de pur froment bluté grossièrement ; mais le plus souvent le pain est fait avec un mélange de froment, de seigle et quelquefois d'orge. Depuis cinquante ans, la partie féculente de l'alimentation du peuple des campagnes s'est améliorée considérablement ; la pomme de terre a contribué à la rendre plus assurée et plus abondante; mais ce n'est pas le plus grand service qu'a rendu l'introduction de ce précieux tubercule.

Légumineux ( fruits et herbes potagères). — Avec le pain d'orge dont nous avons parlé, les cultivateurs de l'ancienne élection de Vézelay se nourrissaient, comme nous l'apprend Vauban, de mauvais fruits, la plupart sauvages, et de quelque peu d'herbes potagères de leur jardin, cuites à l'eau avec un peu d'huile de noix ou de navette, le plus souvent sans ou avec très peu de sel. Les fruits, les plan tes potagères entrent encore pour une large part dans l'alimentation des habitants des campagnes ; mais de grands progrès ont été réalisés de ce côté. Plusieurs d'entre eux viennent chaque année travailler aux jardins potagers des environs de Paris, et en participant aux travaux de celte admirable culture maraîchère, si avancée, si progressive, ils rapportent chez eux de bonnes pratiques, des variétés plus avantageuses. Les bons fruits, les meilleures plantes potagères ont partout remplacé ces fruits sauvages qu'ils consommaient, presque exclusivement il y a cent cinquante ans.

Corps gras. —Vous pouvez alternativement faire disparaître du régime soit les féculents, soit la viande maigre, soit les plantes potagères, mais vous ne pouvez retrancher les corps gras sans un dommage extrême; aussi les voyons-nous chaque jour et en tout temps, aussi bien il y a cent cinquante ans qu’aujourd'hui, intervenir dans l'alimentation des habitants des campagnes. Les corps gras qu'ils consommaient il y a cent cinquante ans étaient les huiles de noix et de navette. Nous les retrouvons encore fréquemment employés, soit pour faire les soupes avec les aliments féculents, soit pour rehausser la valeur nutritive des plantes potagères. D'autres corps gras, qui n'étaient employés qu'exceptionnellement chez le laboureur et le vigneron, sont devenus d'un usage journalier à leur table. Le beurre, la crème, qui étaient presque exclusivement vendus dans les villes, se consomment en grande partie dans les campagnes. Il est une autre sorte de corps gras dont l'emploi est devenu le plus fréquent, et qui a contribué puissamment à l'augmentation du bien-être des populations rurales : c'est le lard et la graisse de porc.

Il y a cent cinquante ans, le nombre des porcs, comme nous l'apprend Vauban, était singulièrement restreint. On ne les trouvait assez abondants que dans les villages qui avoisinaient les bois, et où la récolte des glands pouvait contribuer à leur nourriture. Ces animaux suffisaient à peine à la consommation des villes, et dans les campagnes on n'en employait qu'un très petit nombre. Aujourd'hui, le plus souvent, le lard et la graisse de porc entrent cinq fois la semaine dans la préparation des aliments des habitants de nos campagnes. Depuis la vulgarisation de la culture de la pomme de terre, la plupart des très petits propriétaires ruraux élèvent des porcs ; c'est, il faut le reconnaître, un des plus grands bienfaits de la culture de la pomme de terre. Employée exclusivement à la nourriture de l'homme, elle entretient une population misérable, exposée aux famines et aux maladies ; employée largement à la nourriture des cochons et autres animaux domestiques, la pomme de terre est devenue une des causes les plus réelles du progrès du bien-être des habitants des campagnes.

Boissons alimentaires. — L'habitant des campagnes consommait chez lui infiniment peu de vin. En pouvait-il être autrement quand il ne possédait aucune vigne, et qu'un cinquième de celles qui existaient étaient en friche ? Aujourd'hui, année ordinaire, les laboureurs et les vignerons mêmes sont loin d'en consommer dans leur famille autant qu'il leur en serait nécessaire. Cependant il y a de ce côté un progrès incessant qui, j'espère, ne se ralentira pas.

Observations générales. — Les aliments azotés consommés par les habitants des campagnes, en y comprenant les matières azotées contenues dans les féculents et les légumes, sont loin de représenter les 154 gr. de matières azotées sèches qui entrent dans l'alimentation normale du cavalier français, et qui renferment 22,5 gr. d'azote. L'hydrogène et le carbone des corps gras, des matières féculentes, des légumes et fruits divers, représentent et plus les 328 gr. de carbone de la ration normale. Ils doivent suppléer au défaut de l'alimentation azotée. Nos travaux sur la digestion des corps gras (Annuaire de Thérapeutique de 1845) nous ont prouvé, en effet, que l'action comburante de l'oxygène s'exerçait avec plus de puissance sur eux que sur les matières azotées. J'ai fait, depuis, la remarque importante que l'habitant des campagnes, exposé au grand air, au soleil, aux rudes travaux îles champs, utilisait infiniment mieux les féculents que l'habitant des villes. C'est en poursuivant mes recherches sur la glucoserie que j'ai fait cette observation.

Habitations. — Les maisons étaient, il y a cent cinquante ans, dans nos campagnes, presque toutes de la construction la plus grossière, avec des bâtiments insuffisants pour les animaux domestiques, qui souvent étaient à peine séparés du ménage. Aujourd'hui il y a beaucoup à redire pour les habitations des hommes ; les bâtiments et dépendances pour les animaux sont en général trop limités et mal appropriés ; mais lorsqu'on suit attentivement depuis trente ans les changements opérés, on ne saurait méconnaître que chaque année il y a progrès, et que les habitations des laboureurs deviennent et plus commodes et plus salubres.

Vêtements. — Il y a cinquante ans, les vêtements des habitants des campagnes ne valaient pas mieux que leur nourriture. Les trois quarts n'étaient vêtus, hiver et été, que de toile à demi pourrie et déchirée. Ces vêtements sont moins insuffisants qu'autrefois : la plupart portent des étoffes solides, fabriquées dans le pays, où la laine intervient pour une bonne part ; les enfants souffrent moins de la nudité. Les vêtements des femmes sont chaque année plus variés et mieux choisis.

Réflexions. — D'après ce qui précède, on peut être sûr que l'ouvrier des villes que l'on transporterait dans nos campagnes trouverait la nourriture grossière, insuffisante, les habillements misérables. Mais les travaux des champs n'ont qu'un chômage toujours le même pour chaque année ; les effets de la concurrence étrangère sont moins funestes. Qu'il jette un instant les yeux sur le sort des ouvriers du pays industriel par excellence, et qu'il compare leur état à celui de nos laboureurs petits propriétaires. A Liverpool, quarante mille personnes logent dans huit mille caves ; aussi la vie moyenne descend-elle à dix-sept ans pour l'ouvrier, comme nous l'apprend une récente enquête qui a dévoilé des misères inouïes.

Il y a cent cinquante ans, huit mille quatre cent quatre-vingt-six personnes vivaient misérablement, ou mouraient de faim ou de froid, sur le même pays qui en nourrit aujourd'hui dix-sept mille cent vingt-quatre dans un bien-être admirable, si on le compare à l'état ancien. »

Prof. Bouchardat. "De l’alimentation des habitants des campagnes au temps présent, comparée à ce qu'elle était il y a cinquante ans", Journal d'agriculture pratique et de jardinage, 2e série, t. VI, 1849.

"Il y a toujours eu des pauvres et des riches, et... il y en aura toujours" (J. Lecomte, 1861)

"Voici pour soulager vos pauvres", gravure sur bois, Pellerin, 1857.


« Ce qui frappe [...], c'est l'inégale répartition de la richesse ; pour les uns, d'immenses fortunes accumulées ; pour les autres, le dénûment le plus complet. Ce qui attriste, c'est l'incomparable différence qui existe dans le niveau du bonheur ; ici, le plaisir et toutes ses jouissances, le luxe et toutes ses superfluités ; là, l'indigence avec son présent de labeurs et de privations, devant un horizon d'anxiétés. Ce qui inquiète, enfin, c'est la population divisée en deux classes, auxquelles la société semble dire : toi, jouis, ta destinée est d'être heureuse; toi, travaille, ta destinée est de souffrir... Voilà, en effet, ce que rencontre le regard superficiel qui se fixe sur notre société.

Serait-ce donc là l'héritage reçu du passé ? La morale chrétienne n'aurait-elle transformé le monde antique que pour le faire choir dans ces misères morales : l'égoïsme et l'envie ?

Heureusement il n'en est point ainsi ! Ce sont d'autres sentiments que l'esprit nouveau a développés dans les cœurs depuis dix-huit siècles de constants progrès. Si l'égoïsme des uns et l'envie des autres avaient dû se partager l'âme des sociétés modernes, leur existence eût été en perpétuel danger, car il eût suffi du plus léger accident pour provoquer la dissolution violente dont elles renfermaient toutes les forces explosibles!

La rapidité avec laquelle les sociétés se raffermissent sur leurs bases naturelles, après les plus violentes secousses, ne prouve-t-elle pas, au contraire, qu'elles se trouvent dans des conditions d'équilibre plus stables, et que ces puissances de destruction ne menacent pas leur avenir ?

C'est que cette inégalité de répartition de la richesse, et cette apparente différence dans le niveau du bien-être, sont des nécessités inhérentes à la nature humaine, et qu'on les retrouve dans tous les temps comme dans tous les pays. […] C'est qu'il y a toujours eu des pauvres et des riches, et qu'il y en aura toujours,  parce qu'il y aura toujours des hommes plus ou moins forts, plus ou moins intelligents, plus ou moins sobres, plus ou moins laborieux.

Voilà ce que la civilisation, quelque parfaite qu'on la rêve, n'empêchera jamais, et nous en avons pour garant une voix qui confirme, par son infaillibilité, les démonstrations de l'expérience et de la raison : Pauperes semper habebitis inter vos — "Vous aurez toujours des indigents parmi vous."

Mais si la civilisation ne peut supprimer ces inégalités, au moins peut-elle les adoucir, et c'est là le but des lois sociales ; elle peut en prévenir ou en tempérer les conséquences funestes, et c'est là l'objet des institutions de bienfaisance.

Disons-le cependant, cette intervention collective de la société, née elle-même dans les temps modernes, et sous l'empire tout spécial de la loi chrétienne, serait loin de pouvoir prévenir tous les excès produits par ces nécessités fatales et d'adoucir toutes les misères qui en naissent, si une charité plus ardente, plus active, plus universelle, n'assumait spontanément cette mission, si des mains plus nombreuses ne s'ouvraient continuellement pour répandre plus abondamment les secours de toute espèce sur des souffrances de toute nature. […]

Si les sociétés humaines offrent de tristes et navrants spectacles dans les nécessités fatales de leur nature, elles en offrent aussi de nobles et profondément consolants. On dirait qu'une infortune n'y apparaît que pour y appeler un dévouement, qu'un désordre n'y éclate que pour y faire briller une vertu.

Quoi de plus admirable que de voir, de ces hautes sphères sociales, où la satisfaction de tous les besoins, la réalisation de tous les vœux semblaient isoler leurs heureux privilégiés dans les jouissances de l'égoïsme, quoi de plus touchant, disons-nous, que de voir au contraire descendre sur les classes inférieures, non seulement les secours, mais les soins les plus affectueux ; assistance généreuse qui porte le bien-être dans le dénuement, la guérison dans la maladie, la consolation dans le désespoir, la dignité dans l'abjection ! Aussi, voyez à quel ensemble merveilleux d'institutions, ou pour conserver à ces créations de la charité leur désignation spéciale, à quel ensemble merveilleux d'Œuvres, en sont arrivées ces associations ! Tel est l'admirable réseau de secours dont elle enveloppe les classes souffrantes, qu'il n'est pas un seul instant de la vie du peuple sur lequel ne plane cette ingénieuse charité. […]

La noble terre de France a toujours été le sol privilégié des vertus généreuses ; et si quelqu'un pouvait en douter, il suffirait de lui ouvrir les documents publiés par le bureau de la statistique générale de France, au ministère de l'agriculture et du commerce, c'est-à-dire le relevé des dons faits depuis le commencement du siècle, par la charité privée, aux établissements de bienfaisance, et dont l'acceptation a été autorisée par l'État. A quelle somme pensez-vous que se soit élevé le capital de ces dons, de l'an IX au 31 juillet 1855 ? — A 163 MILLIONS ET DEMI ! »

Jules LECOMTE, La Charité à Paris, Paris, A. Bourdilliat & Cie, 1861 .

"A l'âge où les ouvriers devraient encore être écoliers, on les voit devenir pères de famille" (A. Frémy, 1841)

« On sait qu'une loi tendant à abolir l'odieuse traite des enfants dans les manu-factures a été présentée aux Chambres dans cette session dernière. Nous souhaitons bien vivement qu'elle produise tous les bienfaits qu'on en attend ; car elle peut être considérée comme une loi d'urgence. […]

… transportons-nous sans transition dans la région même des existences que nous allons étudier : c'est-à-dire à la fabrique, dans un de ces vastes établissements qui représentent pour tant de jeunes ouvriers à la fois le berceau, le logis, l'école, et, faut-il le dire aussi ? la tombe.

C'est à trois ou quatre heures du matin que commence ordinairement la journée de l'enfant de fabrique. Plaçons-nous sur la route de Mulhouse, ou de Sainte-Marie-aux-Mines, avant le lever du jour, par une neige de décembre, et assistons à l'arrivée de ces familles d'ouvriers qui sont contraintes de faire quelquefois deux ou trois lieues à pied pour se rendre à la filature, et, le soir, de refaire le même trajet pour regagner leur logis. Dans les pays manufacturiers, les ouvriers trouvent rarement à se loger dans l'intérieur des villes ; l'encombrement et la cherté des loyers les obligent à aller chercher une habitation souvent fort éloignée de la manufacture.

Le départ et le retour de ces caravanes offrent un spectacle vraiment affligeant. Des femmes au teint hâve, au corps voûté, marchent pieds nus au milieu de la boue, leur robe renversée sur la tête. […] ... rien n'est plus triste que de voir ces milliers d'enfants à peine vêtus, marchant derrière leur mère en grelottant, portant sous leurs bras le morceau de pain qui doit composer leur pitance de toute la journée. Ce sont les jeunes ouvriers de la fabrique qui vont faire un rude apprentissage de l'existence, en travaillant quatorze ou quinze heures par jour, c'est-à-dire trois ou quatre heures de plus que les forçats, et cela dans une atmosphère d'étuve. Il en est qui n'ont guère plus de cinq ou six ans. A la fabrique de Sainte-Marie-aux-Mines certains enfants sont même employés dès l'âge de quatre ans et demi à dévider les trames. On remarque parmi eux un grand nombre de scrofuleux. Les vallons qui environnent Sainte-Marie, et qu'habitent les ouvriers, sont humides, malsains, ce qui rend les goîtres très-communs. Les enfants de fabrique gagnent, terme moyen, de six à sept sous par jour ; c'est à peine leur nourriture, d'autant qu'à Sainte-Marie les denrées sont à un prix fort élevé, attendu qu'une grande partie des légumes et des grains qu'on y consomme est tirée de la plaine de l'Alsace. […]

Pour étudier et connaître à fond la véritable destinée de ces jeunes ouvriers, c'est principalement sur la filature qu'il faut porter son attention ; car c'est là qu'on rencontre les plus graves abus, et les effets les plus tristes des calamités qui pèsent sur ces existences.

Dans l'industrie coton-nière, les enfants sont principalement occupés à l'épluchage du coton, au cardage, et surtout au dévidage du fil. Chaque métier à filer en occupe deux ou trois, qui sont ordinairement dirigés par un adulte. Plusieurs détails de la fabrication présentent des dangers réels : ainsi le battage du coton produit presque toujours la suffocation ; certaines machines employées à Amiens, qui minaient les forces des enfants qui les dirigeaient, ont même occasionné une plainte du conseil des prud'hommes, et par suite un arrêté de la mairie qui ordonnait la suppression de ces machines. Pour les ateliers de tissage qui sont encore soumis au vieux régime des métiers à bras, on choisit ordinairement des pièces situées au-dessous du sol, sans soleil, presque sans lumière. L'air qu'on y respire est épais, insalubre, et depuis longtemps on a reconnu qu'il exerçait une influence funeste sur la santé des travailleurs, et surtout sur les poumons délicats des enfants. Mais on a reconnu aussi que l'atmosphère de ces locaux souterrains pouvait seule rendre les fils des chaînes souples, ténus, ductiles, propres à l'opération de l'encotlage : la santé de l'ouvrier a été subordonnée à la réussite de la main-d'œuvre. […]

Dans les manufactures de laine ou de coton , les enfants, même quand ils ne remplissent que des fonctions de simple surveillance, sont presque toujours condamnés à rester debout seize ou dix-sept heures par jour, à peu près dans la même attitude, enfermés dans une pièce sans air, remplie d'une chaleur suffocante. J'ai entendu certaines mères de famille se plaindre de la longueur des classes et des études, qui ne s'étendent pas, disaient-elles, dans les collèges, à moins de deux heures consécutives. Elles craignaient qu'une application aussi prolongée ne compromît à la longue la santé de leurs fils. Probablement ces mères-là n'avaient pas visité les filatures de Thann et de Mulhouse, ni vécu dans les quarante degrés de chaleur que nécessite l'apprêt des toiles dit écossais. Une pareille visite eût aguerri leur sollicitude maternelle. […]

…dans tous les districts et cantons où l'industrie manufacturière forme la loi principale du pays, l'enfant de fabrique a une chance sur deux pour ne pas succomber aux infirmités ou aux maladies qui résultent du métier auquel sa prédestination l'enchaîne. Il a moins de liberté matérielle que le prisonnier, qui, du moins, ne respire pas un air infect ou vicié, ne travaille que lorsqu'il lui plaît, et a toujours sa pitance assurée. L'enfant de fabrique, lui, ne connaît aucune des impressions de joie et de bien-être que le travail bien organisé doit procurer, et sans lesquelles il n'est même qu'une sorte d'exaction. Il n'a jamais eu la jouissance d'un habit neuf, d'un bon repas, d'une caresse tendre ou d'une parole bienveillante ; il ne connaît pas ces bonnes journées de dimanche ou de fête passées entièrement à respirer et à se divertir, si nécessaires au cœur et à la santé des enfants. Pour lui, toutes les journées se ressemblent et lui ramènent les mêmes haillons, les mêmes tâches ingrates, les mêmes exhalaisons morbides. Quels hommes peut-on attendre d'enfants élevés de la sorte, éclos sans air, sans soleil, sans instruction surtout ? Nous nous plaignons de la classe ouvrière, nous la trouvons ignorante, abrutie, émeutière : mais, de grâce, examinons donc le terrain où elle s'ensemence, et les rejetons par lesquels elle se reproduit […].

Les enfants destinés au travail des manufactures ne reçoivent, à proprement parler, non plus de culture que le cheval destiné à faire manœuvrer la roue d'une machine ou à promener la charrue dans le sillon. Personne ne s'est donné la peine de les éclairer ni de les instruire, de former leur cœur, ni de cultiver leur raison. D'ailleurs, qui donc pourrait se charger de ce soin ? Leurs parents, dira-t-on. Mais qu'est-ce que leurs pères et mères, si ce n'est des enfants de fabrique comme eux, devenus adultes, entretenus, par leur genre d'existence, dans l'ignorance ou même la dépravation primitive, vivant le plus souvent en concubinage, investis du titre de la paternité, sans en connaître même les plus simples devoirs ! D'ailleurs, quand deux êtres ont leur journée prise par un travail abrutissant de seize ou dix-sept heures, quel temps leur reste-t-il pour les soins de l'affection et les impressions morales ? […]

La société industrielle de Mulhouse atteste, dans ses bulletins, que rien n'est plus commun que d'entendre des propos obscènes s'échapper de la bouche des plus jeunes ouvriers. Ils ont toutes les habitudes des adultes, le cabaret, l'ivrognerie, le chômage du dimanche et du lundi. Un industriel des Vosges, qui a publié d'utiles réflexions sur notre régime manufacturier, déclare qu'il faut vivre comme lui au milieu de cette race déplorable, et l'observer de près, pour se faire une idée de sa dégradation précoce et des vices qui la dévorent. Il raconte qu'à l'âge où les ouvriers devraient encore être écoliers, on les voit devenir pères de famille, et que souvent, tandis que de faibles enfants travaillent dans les manufactures, les parents fument et s'enivrent au cabaret. Ce fait des unions précoces est également attesté par les rapports des sociétés industrielles du Haut-Rhin, qui prouvent que l'on compte dans celle ville une naissance illégitime sur cinq naissances totales. […]

On voit, d'après ces divers témoignages, que le sort des jeunes filles employées dans les fabriques n'est guère moins misérable que celui des jeunes garçons. S'il est vrai qu'elles aient moins à souffrir que ceux-ci des mauvais traitements physiques, en revanche, la moralité, la pudeur, ne sont chez elles que plus gravement et plus prématurément compromises, ce qui suffit pour rétablir la balance du mal. Ces jeunes filles, livrées au désordre dès l'âge de douze ou treize ans, deviennent les mères des enfants de fabrique, qui sont ainsi, pour la plupart, les fils du concubinage ou de la prostitution, ou de mariages qui n'influent guère d'une façon moins déplorable sur leur destinée par suite des abus que nous avons signalés, la communauté de lit, ou tout au moins de chambre, entre les membres d'une même famille, et, par suite, le manque de retenue qui est chez tant d'ouvriers la conséquence de l'incurie et de l'extrême dénuement. […]

La traite de l'enfance dans les pays manufacturiers est aujourd'hui trop enracinée dans les mœurs et les usages pour espérer qu'une loi puisse aussitôt en comprimer les abus. Pour qu'une loi de ce genre reçoive son application efficace et réelle, il faut surtout qu'elle soit imprimée dans le cœur de tous. C'est donc au prêtre qu'il appartient de s'en faire l'interprète, en rappelant s'il se peut dans ses prônes, ou des conférences religieuses analogues à celles qui existent à Notre-Dame, les ouvriers à leurs devoirs de pères et de mères ; lui seul peut les initier par degrés aux principes d'une réforme salutaire, à l'aide de ces applications de l'Évangile toujours si sensibles et si touchantes, faites au nom du Dieu de paix qui semble avoir condamné d'avance les effets d'un travail oppressif pour les jeunes corps et les jeunes âmes, en disant : Laissez venir à moi les petits enfants. »

Arnould Frémy, "L'enfant de fabrique", Les Français peints par eux-mêmes. Encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, vol. 1, Paris, L. Curmer, 1841.