mardi 28 septembre 2010

"La nation hongroise est résolue à résister..." (Kossuth, 1849)

Mihály Kovács (1818–1892), "L'asservissement de la Hongrie en 1849" (1861).

« PROTESTATION SOLENNELLE DE LA NATION HONGROISE CONTRE L'INTERVENTION RUSSE.

La nation hongroise assaillie dans l'essence même de son existence politique n'en vainquit pas moins avec l'aide du Dieu juste et tout-puissant la révolte, qu'en dépit de toute loi et constitution la maison parjure, qui y régnait provoqua à force des menées les plus insidieuses, et des actes de violence les plus atroces.

La nation réussit à chasser jusqu'aux frontières du pays les troupes autrichiennes lancées sur elle pour y écraser la liberté et l'indépendance.

Et la nation d'un commun accord, et emporté par un enthousiasme général en usant de son droit inaliénable, et dans le devoir de se conserver soi-même prononça à tout jamais la maison de Habsbourg-Lorraine bannie du trône, cette maison, qui s'est tâchée soi-même de crimes épouvantables et de parjures sans nombre.

Jamais nation ne se battit pour une cause plus juste. Jamais maison régnante ne fut punie à plus juste titre. Jamais nation n'avait de droit mieux fondé à attendre, qu'on laisserait son gouvernement national fondé sur l'accord unanime du peuple guérir en repos les nombreuses blessures, dont le tyran déchu en avait déchiré le sien.

Et voilà que, sans aucune déclaration de guerre, des corps armés de Russes se montrent en masse sur le territoire voisin de la Gallicie et de Cracovie, menaçant la Hongrie d'invasion au premier appel des Habsbourgs.

Tous les préparatifs, toutes les nouvelles s'accordent à prouver, que la maison de Habsbourg-Lorraine non moins despote, que défaillante par ses propres fautes, s'efforce par son alliance avec la puissance russe, à relever son trône abattu sur la tombe du peuple hongrois.

La nation hongroise est résolue à résister encore à cette attaque. Plutôt elle versera sa dernière goutte de sang, que de jamais plus reconnaître son meurtrier pour son maître. En prononçant cette résolution ferme et inébranlable dans la conviction de lajustesse de sa cause, c'est avec une foi religieuse qu'elle croit dans la victoire, mais en même temps elle s'écrie devant Dieu et les peuples civilisés du monde, abreuvée comme elle est d'amertume et d'injures implacables, contre l'injuste intervention de la puissance russe, qui en faveur d'un despote parjure se prépare à souiller d'un pied profane tout droit de l'homme et des nations.

Elle proteste dans le sentiment de l'incontestable devoir de défense de soi-même, à laquelle on l'a poussé. Au nom de ce droit international, qui fait le fondement des rapports mutuels entre les états, au nom des traités, déclarations, et protestations, qui placent sous l'égide du sentiment de justice commun à tous peuples l'existence de celle d'entre elle, qui est menacée de mort par la hache d'un bourreau usurpateur. C'est encore au nom de la liberté, de l'équilibre de l'Europe et de la civilisation. Au nom de l'humanité, et du sang innocent, qui verse dans une pareille guerre crie vengeance au Dieu de la justice.

Que la nation hongroise y compte, que la sympathie de tout peuple, qui aime le droit et la liberté, répondra à ce cri. Mais que tout le monde l'abandonne, et elle déclare tout de même dans la conscience de soi-même devant Dieu et le monde, qu'elle ne cédera jamais à la violence des tyrans, et qu'elle luttera jusqu'au dernier soupir dans la défense de ses droits contre les atteintes du despotisme.

Que Dieu et le monde civilisé soit juge entre nous et nos oppresseurs !

Debrecen, le 18 mai, 1849.

LOUIS KOSSUTH, Gouverneur.
Comte CASIMIR BATTHYANY, Ministre des Affaires Étrangères. »



mercredi 22 septembre 2010

"Les femmes... quoique traitées avec égard... sont considérées comme une propriété" (N. Perrin, 1842)

"Femmes de Kaboul" par James Rattray (vers 1840).


« Les Afghans achètent leurs femmes. Cette habitude est reconnue par la loi musulmane et commune dans la plus grande partie de l'Asie ; le prix varie chez les Afghans suivant la fortune du mari. Le résultat de cette coutume est que les femmes, quoique traitées avec égard en général, sont, en quelque sorte, considérées comme une propriété. Un mari demande le divorce sans être obligé d'alléguer des motifs ; mais la femne ne peut quitter son mari. [...]

L'âge ordinaire pour le mariage, dans l'Afghanistan, est de vingt ans pour les hommes, et quinze ou seize pour la femme. Les hommes à qui leur état de fortune ne permet pas d'acheter une femme restent quelquefois jusqu'à quarante ans dans le célibat ; et on voit des femmes ne se marier qu'à vingt-cinq ans. Par contre, les riches contractent quelquefois des unions avant l'âge de puberté. Les citadins se marient aussi très-jeunes, et les Afghans orientaux unissent des jeunes gens de quinze ans à des filles de douze, et même plus tôt quand leur état de fortune le permet. Chez les Afghans occidentaux, le jeune homme ne se marie guère avant l'époque de son entier développement, et seulement quand la barbe orne son menton. [...]

La condition des femmes varie avec leur rang ; celles des classes supérieures de la société vivent dans une retraite complète, mais elles jouissent de tous les agréments, de tous les raffinements du luxe que leur position de fortune permet. Celles de la classe pauvre s'occupent des détails du ménage et vont chercher de l'eau. Dans les tribus les moins avancées en civilisation, elles secondent leurs époux dans les travaux du dehors. La loi musulmane permet au mari de châtier sa femme, mais l'emploi des moyens de rigueur serait pour un Afghan peu honorable.

Les dames de la classe élevée savent lire pour la plupart et, à quelques-unes, la littérature n'est pas étrangère. D'un autre côté, il est peu décent pour une femme de prendre la plume parce que son talent peut lui offrir des moyens de correspondre avec un amant. Il n'est pas rare de rencontrer parmi elles des caractères supérieurs et il s'en trouve qui dirigent totalement leurs époux.

Les femmes des villes sortent enveloppées dans de grandes couvertures blanches qui descendent jusqu'aux pieds et cachent complétement leur figure ; mais elles font en sorte de se laisser voir à travers les mailles d'un réseau pratiqué dans le capuchon blanc qui couvre leur tête. Ce vêtement est adopté par les femmes de condition lorsqu'elles sortent, et comme elles montent alors à cheval, elles chaussent une paire de larges bottes de coton blanc qui dissimulent les formes de la jambe. Elles voyagent aussi dans des kedjaouas ou paniers placés de chaque côté d'un chameau et qui sont assez commodes pour leur permettre de se tenir dans la position horizontale ; mais alors on jette sur elles une grande couverture et la chaleur risque de les asphyxier.

"Femme de Kandahar", par James Rattray (v. 1840)

Telle est la condition des femmes dans les villes ; celles de la campagne sortent sans voile, et la seule réserve à laquelle elles soient soumises dans leur camp ou village est celle qui est imposée par l'opinion générale, qui leur refuse la faculté de se trouver avec des personnes de l'autre sexe. Aperçoiventelles un homme qu'elles ne connaissent point particulièrement, elles se couvrent immédiatement la figure; elles n'entrent jamais dans le saion de leur maison s'il s'y trouve un étranger ; mais elles mettent de côté ces précautions avec les Arméniens, les Persans ou les Hindous, qu'elles comptent pour rien. En l'absence de leur mari, elles reçoivent les hôtes avec tous les égards requis de l'hospitalité.

Toute personne qui connaît la nation afghane fait l'éloge de la chasteté des femmes de la campagne, et surtout de celles des pasteurs. La prostitution ne se rencontre que dans les villes, et encore y est-elle rare, surtout dans l'ouest. La fréquentation des filles publiques compromet; mais leur habitude de la société, la politesse de leurs manières, les artifices auxquels elles ont recours pour fasciner les regards, ont un tel charme, que la faculté dont on jouit, d'avoir le nombre de femmes et de concubines qu'on désire, n'est pas toujours suffisante pour détourner les hommes opulents de leur société.

Les Afghans sont peut-être le seul peuple de l'Orient chez lequel j'ai reconnu le sentiment de l'amour tel que le comprennent les Européens. »

Narcisse Perrin, L'Afghanistan, ou description géographique du pays théâtre de la guerre, Paris, Arthus-Bertrand libraire, 1842.  

"Les étrangers dangereux.... pourront être arrêtés et détenus par mesure de sûreté générale" (circulaire ministérielle, 1856)

Passeport émis par la préfecture de Gironde en 1852 pour le compte d'un citoyen polonais réfugié en France.


« C'est dans la vue d'assurer l'ordre et la sûreté publics contre la circulation et l'éventualité des actes coupables de la part de personnes regardées comme dangereuses, qu'a été établie la précaution des passe-ports, devenue bien moins efficace depuis les facilités que présentent les masses de voyageurs transportés sur les chemins de fer. A Paris, c'est le préfet de police qui délivre tous les passe-ports; dans les départements, le préfet délivre seul ceux qui sont pour l'étranger. Par décision impériale, ils ne sont plus nécessaires, depuis le 1er janvier 1861, aux Anglais qui viennent en France, et les Français qui se rendent en Angleterre n'ont besoin que d'un passe-port pris pour l'intérieur et dispensé du visa diplomatique. Ceux qui sont déstinés à l'intérieur doivent émaner du préfet dans les chef-lieux de département qui ont une population de plus de 40,000 âmes ; dans les autres communes, c'est le maire qui les délivre (loi du 10 Vendémiaire An IV, art. 1 et 2 ; et loi du 5 mai 1855). C'est aux préfets qu'appartient la délivrance des passe-ports gratuits avec secours de route (Circ. min. du 25 oct 1833). L'art. 6 du décret de décentralisation du 13 avril 1861 accorde aux sous-préfets le pouvoir de délivrer des passe-ports.

Les événements politiques ou d'autres causes amènent en France un grand nombre d'étrangers qui sont l'objet d'une surveillance particulière, et dont la conduite peut attirer sur eux des mesures rigoureuses. La loi du 21 avril 1832 a autorisé le Gouvernement à désigner aux réfugiés étrangers la ville où ils devront résider, et à leur enjoindre de sortir de France s'ils ne se rendent pas à cette destination, ou s'il juge leur présence susceptible de troubler l'ordre et la tranquillité publique ; ces dispositions, réservées au Ministre de l'Intérieur, n'étaient que temporaires, mais ont été successivement prorogées ; la loi définitive du 3 décembre 1849 permet aussi au Ministre de l'Intérieur de donner et faire exécuter, par mesure de police, l'ordre d'expulser les étrangers voyageant ou résidant en France ; l'article 7 donne le même droit aux préfets dans les départements frontières.

Le règlement du 1er juin 1848, relatif aux dispositions à observer à l'égard des étrangers réfugiés en France pour motifs politiques, confère diverses attributions aux préfets ; nous n'indiquerons ici que celles qui concernent la police, et non celles qui auraient pour objet la distribution des subsides. Le préfet du département frontière où s'est présenté un réfugié, lui délivre, s'il y a lieu, un passe-port pour le lieu d'habitation qu'il a choisi et en prévient le Ministre de l'Intérieur (art. 1er). Le préfet du lieu de destination recueille du réfugié tous les renseignements sur sa position et les transmet au ministre (art. 2). Les préfets sont chargés de surveiller et de protéger tous les réfugiés résidant dans leurs départements ; ils prennent les mesures nécessaires pour maintenir l'ordre parmi les étrangers (Art. 18).

Les réfugiés, non frappés de condamnations, peuvent changer le lieu de leur résidence sans autorisation ; ils doivent seulement en donner avis préalable au préfet et obtenir de lui un passe-port (art. 20). Sans la permission du Ministre de l'Intérieur aucun passe-port ne doit être délivré aux réfugiés pour le département de la Seine, pour l'agglomération lyonnaise ou pour Marseille, et des injonctions particulières sont faites aussi aux préfets pour la résidence des réfugiés espagnols, allemands ou polonais et italiens (art. 21 et Circ., du 9 avril 1853). Ce sont les préfets seuls qui ont le droit de délivrer aux réfugiés les passe-ports pour l'intérieur et pour l'extérieur, et les visas qui en changeraient la destination (art. 23 et Circ., des 27 août 1851 et 26 mai 1852). Sous aucun prétexte ils n'expédient de passe-ports avec ce libellé : pour circuler ou voyager dans l'intérieur de la France ; les départements où les réfugiés se proposeraient de séjourner doivent être nominativement indiqués (art. 25). Le préfet qui a donné un passeport ou un visa de changement de destination, doit immédiatement en donner avis au ministre de l'intérieur et au préfet du département où le titulaire a demandé à se rendre. Chaque préfet doit, en outre, adresser mensuellement au Ministre l'état nominatif des mutations survenues pendant le mois précédent, parmi les réfugiés placés sous la surveillance (art. 26). Ceux que des affaires personnelles appelleraient, pendant un intervalle de trois mois au plus, hors de France, peuvent obtenir des passe-ports limités, avec faculté de retour ; c'est le ministre qui autorise les préfets à donner des passe-ports de cette nature : mais en principe, aucun réfugié sorti de France n'est admis à y rentrer ; les réfugiés qui demandent des passe-ports pour l'étranger, doivent être avertis par les préfets des conséquences de leur départ (Art. 29 et Circ., du 13 septembre 1855).

La loi du 3 décembre 1849 concerne, quant à l'expulsion, non-seulement les réfugiés, mais tous les étrangers en général. Plusieurs circulaires ministérielles ont réglé divers points de l'exécution de cette loi en ce qui concerne les attributions des préfets. "Il convient, porte la circulaire du 22 janvier 1852, que MM. les préfets reviennent à l'usage précédemment établi, et n'éloignent de France que les étrangers dont j'aurai préalablement approuvé l'expulsion dans la forme ordinaire. En attendant ma décision, les étrangers dangereux dont vous me proposerez l'expulsion, pourront être arrêtés et détenus par mesure de sûreté générale. Plusieurs de MM. les préfets ne craignent pas de renvoyer les réfugiés expulsés dans leurs propres pays ou dans d'autres contrées où ils ne peuvent rentrer sans tomber sous la vindicte des lois qu'ils ont enfreintes. Il est évident que c'est là méconnaître de la manière la plus grave le droit d'asile. Je vous recommande de vous abstenir avec soin , hors le cas d'extradition régulière, de diriger un étranger expulsé sur le pays où il ne saurait rentrer sans péril pour sa personne. Ces instructions sont précises et ne doivent point souffrir d'exception." 

Une circulaire du 22 janvier 1856 prescrit aux préfets qui proposent l'expulsion de joindre à leur rapport, quand il y a lieu, l'extrait authentique et dûment certifié du jugement ou de l'arrêt rendu contre l'individu qu'il s'agit d'éloigner de la France. Pour éviter les frais que cette mesure entraînerait, une autre circulaire, du 15 mars 1856, invite les préfets à utiliser, le cas échéant, les extraits qui se trouvent entre les mains des gardiens chefs, et qui, à partir de la libération des condamnés, deviennent tout à fait inutiles. »

Alphonse Grün, Traité de la police administrative, générale et municipale, Paris, Veuve Berger-Levrault et fils, 1862.

"Lamartine est doué pour célébrer les révolutions... mais il n'est pas fait pour les gouverner" (Lerminier, 1850)

Alphonse de Lamartine, vu par La Revue comique (1849).


« Dès le principe, l'éloquence de M. de Lamartine fut, comme sa poésie, traversée par des tendances et des sentiments contradictoires. La même indécision que nous avons vue contre la foi catholique et l'autorité de la raison humaine, nous la retrouvons chez l'orateur entre la cause de la conservation sociale et la cause du progrès qui, plus tard pour lui, par une contradiction nouvelle, deviendra celle de la révolution. Dans son abondante parole, tout se rencontre, tout s'entrechoque : aspirations du dix-neuvième siècle, souvenirs et défense du passé, conseils d'une sage modération, effusions humanitaires. Sous ces impressions si différentes, l'âme de l'orateur rend des vibrations également sonores. On dirait une harpe éolienne placée sur la tribune.

Pendant les premières années de sa vie parlementaire, M. de Lamartine se mit tour à tour au point de vue du gouvernement et au point de vue de l'opposition. S'il est question d'un amendement en faveur de la Pologne, il s'y opposera et dira qu'il ne faut pas s'effrayer des empiétements en Asie de la puissance russe, qui ne peut qu'y porter la civilisation. Il insistera pour le payement intégral aux États-Unis des 20 millions qu'ils réclamaient, blâmant énergiquement la Chambre de 1834 d'avoir rejeté le premier traité que le pouvoir exécutif présentait à la sanction parlementaire ; mais, d'un autre côté, il refusait au gouvernement le droit de faire juger les accusés d'avril, et il développait cette thèse singulière, que si, dans l'ordre civil et criminel, il pouvait y avoir des procès et des jugements, il n'en était point ainsi dans l'ordre politique. "Entre le gouvernement et les partis, s'écriait M. de Lamartine, le procès, c'est la bataille ; le jugement, c'est la victoire. Y a-t-il un procès juste, quand il y a en présence des ennemis et point de juges. Il n'y a plus là qu'une fiction, une dérision juridique." Ainsi, reproduisant les langages des républicains les plus exaltés, M. de Lamartine contestait la légitimité de la justice sociale, et néanmoins il se croyait conservateur ! [...]

Une fois lancé dans la voie des oppositions extrêmes, M. de Lamartine ne ménagea plus rien : il répéta sur tous les tons qu'il ne s'agissait plus de changer le ministère, mais bien la pensée du règne, que tous les petits remèdes seraient inutiles, et qu'il fallait une transformation radicale de la politique tant intérieure qu'étrangère. Toutefois, si brillantes que fussent ses agressions, M. de Lamartine au sein de la Chambre restait sans puissance. Il n'avait d'action ni sur la majorité, qui ne lui pardonnait pas sa désertion, ni sur la gauche, qui le laissait dans l'isolement, qui l'applaudissait quelquefois, mais ne l'adoptait pas.

Il est naturel qu'avec son tempérament M. de Lamartine ait senti qu'il étouffait dans l'atmosphère parlementaire. Il tourna le dos à la chambre pour s'adresser au pays, pour l'agiter. Alors, par une nouvelle négation de son passé , plus audacieuse encore que toutes les autres, il se mit à célébrer avec enthousiasme ce qu'il avait si souvent combattu : la révolution ; non pas une révolution idéale, mais la terrible révolution de Danton et de Robespierre. L'histoire va devenir entre ses mains une arme, une torche.

Le livre si rapidement improvisé des Girondins porte l'empreinte des deux talents de M. de Lamartine : c'est un poème, c'est un discours. La composition, la mise en scène sont d'un habile romancier ; vous trouverez dans l'exécution toute la facilité, toute la verve d'un inépuisable orateur. L'ouvrage offre au lecteur tous les tons, tous les effets littéraires : anecdotes, portraits, épisodes romanesques, développements épiques, déclamations de tribune, chronique scandaleuse, tout, sauf l'impartiale gravité de l'historien. Mais de cette impartialité l'écrivain ne se soucie guère ; pourvu qu'il enflamme les esprits, il est content. [...]

L'heure fatale a sonné : les vœux, les rêves de l'ambitieux poète sont réalisés avec une rapidité foudroyante qu'il ne prévoyait pas. Il a provoqué une révolution. Elle éclate; qu'en fera-t-il ? L'histoire a déjà répondu. Élevé au pouvoir sur les ruines de l'ordre social, le 24 février, M. de Lamartine en a été précipité dans les sanglantes journées de juin. Quatre mois au pouvoir, voilà ce qu'il a obtenu après treize années de convoitises et d'agitations !

Encore il serait plus juste de parler de quatre mois d'impuissance. Le nouveau Girondin eut un moment de courageuse et d'aristocratique fierté, en repoussant le drapeau rouge, mais après cet éclair d'indépendance, quel asservissement à toutes les exigences des passions révolutionnaires. On sent que l'homme ne conduit rien ; le torrent l'emporte. L'imprudent a déchaîné des éléments qu'il ne peut maîtriser et qui l'entraînent en l'épouvantant.

Quel ne fut pas son trouble, à l'hôtel de ville, dans la matinée du 16 avril 1848 ! L'histoire expliquera plus tard comment il répondit à une dernière avance de la fortune, qui lui offrait l'assistance et l'épée d'un illustre général. M. de Lamartine est bien doué pour célébrer les révolutions, même pour les pressentir ; mais il n'est pas fait pour les gouverner.

C'est ce qu'alors ne savait pas la France. Elle voulait, au contraire, que Lamartine fût le représentant suprême de la révolution. Elle l'appelait au gouvernement, à la dictature. Dix départements l'envoyèrent siéger à la Constituante. Quand il apprit cette décuple élection, il eut comme un moment d'ivresse, et il s'écria qu'il était le plus grand des hommes. Le lendemain, il s'en retournait le plus faible, et il s'opiniâtrait à rester le collègue de Ledru-Rollin, dont il devait être, dans la pensée de la France, l'inflexible et victorieux adversaire. [...]

Pourquoi tromper ainsi l'attente de toute une nation ? Pourquoi se refuser à une gloire infaillible ? Etait-ce défaut de courage ? Non, mais chez celui qui était l'objet de tant d'espérances, il n'y avait pas cette conviction fondamentale qui fait les grands révolutionnaires et les grands hommes d'État. Mirabeau est invincible dans le milieu qu'il a choisi pour servir la révolution et la contenir. L'action de Danton sur les affaires fut un moment irrésistible. Robespierre exerçait un terrible ascendant. Quand Bonaparte parut, on ne méconnut pas longtemps une nature maîtresse et supérieure destinée à commander. Ces hommes ne furent si puissants que parce qu'ils étaient énergiquement convaincus de la vérité de certains principes.

Si de ces grands exemples nous reportons nos regards sur 1848, nous voyons la pire des révolutions, une révolution inutile, et, pour la représenter, un sceptique, un artiste irrésolu qui se reconnaît lui-même le jouet d'une mystérieuse fatalité. Alea jacta est. Malheureusement M. de Lamartine n'a pu prendre que ce mot à César, qui, en le prononçant, se posait ainsi la question : "Mourir, ou s'emparer de Rome et du monde."

Aujourd'hui, après tant d'orageuses et de stériles aventures, M. de Lamartine se trouve à la fois en dehors du mouvement conservateur et du mouvement révolutionnaire. Il est tourmenté, repentant ; il n'a plus d'autre préoccupation que de multiplier les apologies de sa conduite. A peine tombé du pouvoir, il s'est mis à écrire l'Histoire de la révolution de février. Quel appendice aux Girondins ! Dans le Conseiller du peuple, il a chaudement attaqué le socialisme, le communisme, l'anarchie, et il a recommencé cette éternelle oscillation entre les tendances révolutionnaires et les idées conservatrices. Seulement, aujourd'hui, il semble incliner un peu plus vers les traditions de stabilité monarchique.

N'oublions pas en terminant que Lamartine a une consolation suprême au milieu de tant de mécomptes et de regrets. Si la postérité doit le juger sévèrement, au moins elle ne peut l'oublier. Il est entré dans l'histoire par son naufrage même. Tous ses vers périraient que son nom surnagerait encore, mêlé aux révolutions du dix-neuvième siècle, et si ses poèmes se transmettent aux âges lointains, ils recevront un nouveau lustre du rôle politique qu'il a joué. »

Jean Louis Eugène Lerminier, De la littérature révolutionnaire, Paris, Méline, 1850.

jeudi 9 septembre 2010

"Tout le reste de la journée nous étions au bord de la mer" (anonyme, 1851)

« Un jour de l'automne dernier, Evélina était à son piano, étudiant sa leçon, quand la porte du salon s'ouvrit devant deux de ses amies qu'elle n'avait pas vues depuis plus d'un mois.

Evélina poussa un cri de joie, les autres en firent autant, et, selon l'habitude, les petites filles se mirent à s'embrasser en parlant toutes les trois à la fois. Questions et réponses partaient, se croisaient, comme les fusées d'un feu d'artifice.

Quelques minutes suffirent pour laisser passer ce flot de paroles, et alors ces demoiselles, un peu calmées parce qu'elles avaient déchargé leur cœur, commencèrent à causer raisonnablement. Ecoutons-les.

Marie : Nous savons en gros que vous êtes tous allés aux bains de mer, que vous vous êtes beaucoup amusés. Mais cela ne nous suffît pas ; il faut, ma petite Evélina, que tu nous racontes cela de fil en aiguille. […]

Berthe : […] D'abord où êtes-vous allés ?

Évélina : A Sainte-Marie ; c'est un hameau tout près de Pornic. Pornic est un petit port de mer situé sur la côte de Bretagne, à douze kilomètres au sud de l'embouchure de la Loire.

Berthe : Au sud ! Est-ce que tu vas nous parler comme un capitaine de vaisseau ? Le sud, est-ce à droite ou à gauche ? parle-nous comme tout le monde.

Marie : […] Vous avez donc passé un grand mois à Sainte-Marie, dans un tout petit village ?

Évelina : Dans un tout petit village. Figurez-vous une pauvre église de campagne, une espèce de grange surmontée d'un clocher; autour de l'église une trentaine de maisons jetées sans ordre, et au lieu de rues des chemins où en hiver il doit y avoir un pied de boue.

Berthe : Et vous ne vous êtes pas ennuyée à mourir dans un pareil endroit !

Évelina : Non ; et cela par une raison bien simple, c'est que si la maison que nous avions louée était à Sainte-Marie, nous n'y rentrions que pour manger et dormir : tout le reste de la journée nous étions au bord de la mer, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre.

Berthe : Et que pouviez-vous y faire ?

Évélina : D'abord, prendre tous les jours notre bain ; ensuite, nous promener, chercher des coquillages, ramasser des moules, attraper des crabes, pêcher dans les flaques des petits poissons ; fureter dans les trous, sous les pierres, pour y trouver une foule d'animaux plus drôles, plus curieux les uns que les autres. Que sais-je encore ? Ce qu'il y a de certain, c'est que quand l'heure du déjeuner, du dîner ou du coucher arrivait, nous étions si affairés que nous demandions toujours des minutes de grâce pour achever quelque chose de commencé.

Marie : Et comment prend-on les bains de mer ?

Évélina : Voici la manière dont nous nous baignions. Il se peut qu'on se baigne avec plus de cérémonie ailleurs; j'ai entendu parler d'espèces de petites voitures qu'on roulait dans la mer; mais je n'ai rien vu de semblable, et je ne puis vous parler que de la méthode généralement suivie à Pornic et dans les environs.

Nous avions adopté, pour prendre nos bains, une petite anse située à dix minutes de Sainte-Marie, et presque au pied du phare de Pornic. Cette anse, creusée par la mer dans la ceinture de rochers qui borde la côte depuis Pornic jusqu'à l'embouchure de la Loire, semble avoir été faite exprès pour l'agrément des baigneurs. Ils y trouvent une plage du plus beau sable, unie et moelleuse comme un tapis, et si légèrement inclinée qu'en s'avançant dans l'eau on ne peut craindre d'être brusquement surpris par sa profondeur, puisqu'à chaque pas en avant cette profondeur augmente à peine d'un travers de main.

Au fond de cette anse le gardien du phare place tous les ans une rangée de cabanes qui ressemblent tout à fait aux guérites des soldats, à la seule différence qu'elles sont munies d'une porte pour s'enfermer et d'un carreau de vitre pour les éclairer. Le mobilier de chacune d'elles se compose d'un banc pour s'asseoir, d'un portemanteau et de chevilles pour suspendre ses habits, d'un petit miroir, et enfin d'une boîte pour placer sa bourse et sa montre quand on en a. C'est dans ces cabanes que nous nous déshabillions, et que nous mettions notre costume de bain... un joli costume, allez ! dans lequel on est fagotée à faire peur : il consiste en un large pantalon de grosse laine roussâtre, en une blouse fermée de même étoffe ; et il est complété par un serre-tête de toile cirée, qui empêche les cheveux d'être mouillés. Quand chacun avait fait cette superbe toilette et que nous étions toutes prêtes, nous prenions la corde...
Berthe : Quelle corde?

Évélina : Tiens, c'est vrai ; j'ai oublié de vous parler de la corde. C'est une corde solidement fixée à la tète de pieux qui s'avancent en ligne droite dans la mer. En allant d'un pieu à l'autre cette corde forme donc une espèce de rampe à laquelle on se tient à deux mains ; sans ce point d'appui des fillettes comme nous seraient renversées par les moindres vagues.

C'est donc en suivant la corde que l'on entre dans l'eau, et l'on va jusqu'à ce que l'on en ait presque au menton. Alors on danse, on saute, on s'en donne à cœur joie. Chaque fois qu'on voit arriver une lame plus haute que les autres, on crie : A la lame ! pour que tout le monde se mette sur ses gardes, c'est-à-dire serre la corde, et ferme la bouche ; et la vague vous soulève, et passe majestueusement au-dessus de vos têtes.

Marie : Alors vous vous trouviez tout à fait sous l'eau ? Et vous n'aviez pas peur ?

Évélina : Pas le moins du monde. Cela nous amusait, au contraire, beaucoup. On ne reste sous l'eau qu'un instant, pendant que la lame passe pour aller se fondre en écume sur le rivage. Quelquefois cependant nous étions bien attrapées ; c'est quand nous étions surprises par une lame pendant que, nous soulevant de terre, nous nous laissions flotter sur l'eau suspendues à la corde : c'était là notre manière de l'aire la planche. Mais pendant qu'on se balançait ainsi en babillant, arrivait sournoisement une lame qui vous coupait la parole et vous salait la bouche... et, pour vous consoler, on se moquait de vous.

Berthe : Mais si malheureusement, dans ces moments-là, vous aviez lâché la corde ?

Évelina : Vous ne sauriez vous imaginer combien on s'y cramponne, sans avoir besoin d'y penser, et par un mouvement naturel. Puis je suppose que cela me fût arrivé : la vague m'eût emportée vers le rivage, et laissée presque à sec sur le sable. De plus il y avait toujours là le maître nageur, prêt à nous repêcher, comme il disait. Enfin nous allions toujours nous baigner à marée montante, quand le courant et les lames portent à terre.

[…] Ce n'est que vers la fin de notre séjour à Sainte-Marie que nous n'avons plus pris nos bains avec le même plaisir, à cause de l'apparition d'une énorme quantité de méduses. Ce sont bien les plus dégoûtantes bêtes qu'on puisse imaginer. […] Eh bien, pendant les huit derniers jours que nous sommes restés à Sainte-Marie, non seulement on ne pouvait faire un pas sur la plage sans rencontrer des cadavres de méduses ; mais quand nous nous baignions, celles qui flottaient encore venaient à chaque instant nous passer sous le nez, et nous avons fini par ne plus entrer dans l'eau qu'une baguette à la main, pour les écarter de nous. »

C. G., Les enfants au bord de mer, Tours, Ad. Mame & Cie, 1851.

"Le remède... serait d'affecter un wagon spécial aux fumeurs" (Sénat, séance du 28 avril 1863)

Honoré Daumier, "En chemin de fer. Un voyage agréable" (1862).


« Le sieur Léon Marie, médecin à Paris, expose que, depuis quelque temps, les trains de wagons se transforment, aussitôt après le départ, en véritables tabagies où les prières, les observations, les appels aux égards, aux convenances, au règlement, sont mal accueillis. Après une digression dans laquelle il nous paraît inutile de le suivre, le sieur Marie, rentrant dans sa spécialité de médecin, dit que l'extension toujours croissante de l'usage du tabac amène de nouvelles et fréquentes maladies, comme des angines de poitrine, des cancers aux lèvres; que, pour certaines personnes, la fumée du tabac est un véritable supplice. Dans l'hiver, les glaces sont levées ; or, le danger des émanations se décuple dans les pièces closes. Le remède, suivant lui, serait d'affecter un wagon spécial aux fumeurs. Comme amélioration dans le service des chemins de fer, il demande que les trains express soient composés de wagons de 1ère et de 2e classe.

[…] Le sieur Chopard, à Clermont-Ferrand, dit, comme le sieur Marie, que les wagons deviennent de vraies tabagies roulantes, mais il ne considère que ceux de 3e classe. Il voudrait, tout en accordant la liberté de fumer, que les non fumeurs, les femmes, les enfants, c'est-à-dire la grande majorité des voyageurs, pussent trouver, dans chaque wagon, des compartiments réservés où auraient le droit de se réfugier tous ceux qui, par motif de goût, de santé ou de tenue ne peuvent pas se résigner à supporter l'infection d'une tabagie permanente.

Le cinquième paragraphe de l'article 63 de l'ordonnance du 15 novembre 1846 est ainsi conçu :

"II est défendu de fumer dans les voitures ou sur les voitures et dans les gares ; toutefois, à la demande de la compagnie et moyennant des mesures spéciales de précaution, des dérogations à cette disposition pourront être autorisées."

Les compagnies sont dans l'usage de réserver une caisse pour les fumeurs; mais il arrive que ceux-ci, ne voulant pas se séparer des personnes avec lesquelles ils voyagent, se répartissent dans toutes les voitures. Là, ils demandent aux voyageurs qui leur sont étrangers la permission de fumer, permission qui leur est ordinairement accordée, bien que souvent elle contrarie ceux qui la donnent. Mais réserver un wagon entier pour les fumeurs, c'est-à-dire vingt-quatre places dans les voitures de première classe et trente dans celles de seconde, comme le propose le sieur Marie, ne changerait rien à l'état actuel des choses et serait contraire à l'intérêt des compagnies qui, dans chaque train, auraient plusieurs places perdues; car on ne peut songer à parquer tous les fumeurs dans un wagon spécial.

Et cependant il y a quelque chose à faire. Il n'est que trop vrai que le sentiment des convenances, la politesse font place à un sans-gêne regrettable. Dans les longs voyages, la plus grande partie des wagons est envahie par les fumeurs. On voit même des jeunes gens, employés des chemins de fer, donnant le mauvais exemple, s'y installer et se mettre à fumer, sans égard, sans respect pour les femmes et les vieillards. Nous croyons l'administration suffisamment armée par l'ordonnance de 1846 ; mais il est à désirer qu'elle veille à sa stricte exécution. Il faut que les conducteurs de train mettent plus d'exactitude et de fermeté à remplir leurs devoirs.

Ménager des compartiments dans les wagons de 3e classe, comme le demande le sieur Chopard, nous paraît d'une exécution difficile. Ces wagons sont cloisonnés à hauteur d'appui ; des bancs sont disposés le long des cloisons. Au-dessus, l'espace est libre. Les personnes versées dans la pratique des chemins de fer prétendent que ce libre espace, où la vue peut s’étendre, fait la sécurité des voyageurs. Cependant, l'état de choses signalé par le pétitionnaire mérite l'attention de l'administration supérieure.

Quant à l'introduction, dans les trains express, des wagons de 2e classe, comme le demande le sieur Marie, nous ferons observer que la vitesse, sur les chemins de fer, coûte fort cher et doit être payée. Les frais de traction d'un train quelconque sont, en général, de 1 franc par kilomètre ; mais les express ne portent que la moitié ou le tiers des autres trains ; c'est donc, pour eux, une dépense double ou triple, et l'on ne peut les charger davantage, si l'on veut qu’ils conservent, sur tout leur trajet, malgré les rampes qu'il leur faut gravir, la vitesse de 60 à 80 kilomètres à l'heure, sans laquelle leur but serait manqué.

Cependant, satisfaction sur ce point pourra être donnée au sieur Marie, attendu qu'il est question d'établir des trains intermédiaires entre les express et les omnibus. En conséquence des observations précédentes nous avons l'honneur de proposer le renvoi des pétitions des sieurs Marie et Chopard à M. le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics.

M. le baron de Heerkeren. Oh ! non, non ; je demande l'ordre du jour sur la première partie, sur la partie relative aux fumeurs.

Plusieurs sénateurs. Pourquoi donc ? Nous demandons le renvoi. (Appuyé ! appuyé !)

M. le rapporteur. M. le baron de Heeckeren demande l'ordre du jour. Il peut donner ses motifs.

M. le baron de Heeckeren. Je fais seulement cette observation sur la demande du sieur Chopard, c'est que s'il y a beaucoup de gens qui fument dans les wagons de chemins de fer, cela prouve que l'habitude de fumer devient tous les jours plus générale. Le Sénat serait-il bien dans son rôle en se posant en adversaire des fumeurs ?

M. le général marquis d’Hautpoul. Non, mais le Sénat protège le respect de la politesse et des convenances.

Plusieurs sénateurs. Et les femmes?

M. le baron de Heeckeren. Les femmes ont des compartiments à part où l'on ne peut pas fumer... (Interruptions.)

Un sénateur. Pas dans les troisièmes.

M. le marquis de Boissy. Je demande la parole.

Plusieurs sénateurs. Aux voix ! aux voix !

M. le baron de Heeckeren. Permettez, messieurs; un peu de calme. (On rit.) Le sujet ne me semblait pas devoir soulever tant de passions. (Aux voix ! aux voix !) Dans les autres compartiments, quand on fume, c'est toujours avec le consentement des personnes qui s'y trouvent.

Un sénateur. Consentement forcé. (Oui ! oui ! — Aux voix ! aux voix !)

M. le baron de Heeckeren. Et s'il y a opposition, on ne fume pas... (Interruptions et protestations.) Oh ! Messieurs, du moment que je provoque un tel mouvement d'indignation (Rires), il ne me reste qu'à retirer mon observation et la proposition de l'ordre du jour. (Nouvelle hilarité.)

M. le premier président de Royer. Messieurs, un mot seulement. Il n'est pas question d'indignation... Mais je tiens à dire que l'ordre du jour demandé par M. le baron de Heeckeren ne me paraît pas possible. Le renvoi proposé par la commission est exclusivement fondé sur les règlements qui défendent de fumer dans les wagons et qui sont affichés dans les wagons eux-mêmes. C'est aux compagnies à faire exécuter ces règlements, et c'est ce qu'elles ne font pas assez. Or, quoi qu'en dise M. le baron de Heeckeren, des personnes qui supporteraient facilement ailleurs le voisinage des fumeurs, peuvent le trouver très-incommode quand elles sont enfermées dans une disse telle que le compartiment d'un wagon, avec des fumeurs qui se dispensent le plus souvent de demander l'autorisation dont a parlé M. de Heeckeren. Les règlements existent, on a le droit de réclamer qu'ils soient exécutés.

M. le baron de Heeckeren. Mais quand la fumée gène un voyageur, il est là en définitive pour se plaindre, et je pense que tout le monde est comme moi : quand quelque chose me gène, je le dis. Du moment que l'on ne dit rien, c'est que l'on consent. (Rires, agitation.)

De toutes parts. Aux voix ! aux voix !

M. le Président. C'est là, il faut l'avouer, une bien petite question pour occuper les moments du Sénat. Voilà la vérité.

Le renvoi proposé par la commission est hors de contestation, puisque M. de Heeckeren retire sa proposition, je le mets aux voix. (Le renvoi au ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics est adopté.) »

Sénat, séance du 28 avril 1863. Annales du Sénat et du Corps législatif, t. 3e, du 15 au 29 avril 1863, Paris, E. Panckoucke, 1863.

mardi 7 septembre 2010

"La république doit son hommage aux principes seulement, et non pas à des noms propres" (Le Tocsin des Travailleurs, 1848)


"Il ne vous manque plus que le masque" (La Revue comique à l'usage des gens sérieux, 1848)


« De braves électeurs démocrates ont voté pour le prince ; c’est une faute très grave. La république doit son hommage aux principes seulement, et non pas à des noms propres, surtout lorsque ces noms rappellent le despotisme du sabre. »


« Paris, le 12 juin.
LE NAPOLÉONISME

Gloire à Napoléon, honte aux singes du grand homme !

Lorsque la République de nos pères nous eût donné la foi politique, l’unité morale, une invincible armée, Napoléon s’empara de tout en despote : ce fut son crime. Cependant il força l’Europe à subir l’esprit de la révolution qui planait au-dessus des aigles de l’empire. C’est pourquoi, vivant ou mort, il fut pardonné, admiré, aimé par la France ; nous sommes quittes.

Que nous veut sont neveu ? S’il rentrait en républicain sincère, soit ; mais M. Louis Bonaparte ne rentre t-il pas en Bonapartiste ? Fût-il un citoyen irréprochable, il est pris comme un drapeau par des intrigants par des fanatiques, et il le souffre. Point de milieu : c’est un ambitieux ou un niais. Dès lors, il est dangereux par lui-même ou dangereux par le parti dont il est le mannequin et l’enseigne.

Quoi ! nous n’en finirons jamais avec la racaille des prétendants qui se disputent le gouvernement de la France comme leur propriété légitime ? Nous avions une kyrielle de Bourbons, il nous fallait encore des Bonaparte ? Peuple, seras-tu éternellement le jouet de cette populace de princes qui s’évertuent à filouter la souveraineté au nom du principe dynastique ?

Qu’est-ce enfin que M. Louis Bonaparte ? A peine a-t-il été nommé représentant du peuple, une partie de la tourbe des réactionnaires l’a salué comme un le héros d’un nouveau 18 brumaire ; selon leurs espérances, c’est un secret de famille chez les Bonaparte.

Peuple, en 1799, pour étouffer ta liberté, il ne fallut pas moins que le vainqueur de l’Italie et de l’Egypte. Si le Directoire tomba, si la nation fléchit, ce fut devant le glorieux émule d’Annibal et d’Alexandre. Et le peuple de 1848 se laisserait souffler la République par l’écolier qui commit les sottes escapades de Strasbourg et de Boulogne ? Es-tu donc si dégradé, peuple, que tes pères aient plié sous la botte qui avait foulé les Alpes et les Pyramides, et que toi, vaillant soldat des barricades, tu cèdes au Petit-Poucet chaussant la botte de sept lieues du géant ?

Jamais danger ne fut plus ridicule, jamais ridicule ne fut plus dangereux ; c’est une farce tragique.

M. Louis Bonaparte a une affliction de naissance, c’est son nom. Depuis le berceau, il a le cauchemar de la gloire et de la puissance du régime extraordinaire dont il se croit le représentant. Tout ce que l’oncle faisait, le neveu le fait ou veut le faire ; c’est sa monomanie. L’oncle commença par être artilleur, le neveu a débuté par l’exercice du canon. L’oncle contint les destinées publiques entre ses mains : depuis douze ans, le neveu travaille à se distendre le pouce et l’index suffisamment pour étreindre la France par un bout, et la France lui glisse toujours entre les doigts. A cette heure, il frappe aux portes l’Assemblé nationale. S’il avait à usurper le pouvoir, il n’en a pas la poigne ; mais manque t-il de séides et de meneurs tout prêts à le lui livrer ?

Voilà où nous a réduits la faiblesse du gouvernement ! Le peuple s’est découragé, les monarchistes de toutes les sortes s’enhardissent, et déjà notre République ressemble à un lion décrépit qui reçoit de toutes les dynasties le coup de pied de l’âne.

Peuple, veux-tu de nouveaux maîtres ou veux-tu rester libre ? Décide. […]

N’est-il pas clair qu’en ce moment tous les réactionnaires, légitimistes ou orléanistes, aisent au succès du prince-citoyen ? Ces habiles meneurs le connaissent pour ce qu’il est, pour une médiocrité politique, et tous prévoient qu’il ne tiendra pas au pouvoir. Mais son nom est populaire. En avant Louis-Napoléon Bonaparte, et de toutes leurs forces ils le pousseront pour qu’il fasse brèche à la République. Quand la brèche sera faite, le jeune homme tombera dans le fossé, et soudain vous verrez flotter à ciel ouvert la bannière d’Orléans ou le drapeau blanc d’Henri V. Voilà le plan du faubourg Saint-Germain et de la Chaussée d’Antin. L’étourdi de Strasbourg et de Boulogne servira à leur préparer la voie. Il passera le premier portant sur le poing l’aigle impérial, et l’aigle sera plumé au profit du coq gaulois.

Déjouons toutes ces ruses. Que Louis Bonaparte ait la liberté de siéger à l’Assemblée nationale, et que le peuple évite le piège tendu à sa générosité. C’est aussi à titre de proscrit que ce prince est recommandé aux sympathies des masses ; il nous suffit que l’arrêt de la proscription soit révoqué. Mais quand bien même Louis Bonaparte serait victime, est-ce une raison pour que nous en fassions une idole ?

Peuple, ne saurais-tu donc que conquérir ta liberté et ne saurais-je jamais la conserver ? […] Le temps où nous vivons est rude, nous le savons, et fécond en épreuves ; mais le passé s’évanouira devant l’avenir.

Viennent donc tous les reliquats monarchiques, tous les résidus des générations de l’empire, de la restauration et du philippisme ; que ces fantômes d’époque irrévocablement closes, que les cendres de ces âges accomplis voltigent et tourbillonnent au milieu de nous pour corrompre la liberté, le peuple ne sera pas entamé. La simplicité de sa foi confondra l’intrigue, s’il le fallait, son bras s’appesantirait de nouveau sur les avortons de César, et le peuple, s’inclinant devant Dieu seul, dira aux nations qui le contemplent : je suis le PEUPLE-ROI. »

F. Delente et Emile Barrault. Le Tocsin des Travailleurs, 1ère année, n° 13, 13 juin 1848.