mardi 30 mars 2010

"Notre guerre, c'est la guerre de la liberté du monde" (Kossuth, 1853)


Aux soldats cantonnés en Italie.

« Soldats, camarades !

Mon activité est sans bornes, et je suis sur le point de remplir mon but. Mon but est d'affranchir mon pays, de le rendre indépendant, libre et heureux. Ce n'est pas par la force que nous avons été vaincus; la force de tout l'univers n'aurait pas suffi à vaincre la Hongrie : la trahison seule l'a fait.

Je jure que la force ne nous vaincra pas et que la trahison ne nous livrera plus. Notre guerre, c'est la guerre de la liberté du monde, et nous ne sommes plus seuls. Non seulement toute la population de notre pays sera avec nous, non seulement ceux qui autrefois nous étaient opposés, combattront avec nous l'ennemi commun, mais tous les peuples de l'Europe se lèveront et s'uniront pour faire flotter la bannière de la liberté. Par la force des peuples du monde, la puissance chancelante des tyrans sera détruite, et cette guerre sera la dernière.

Dans cette guerre, aucune nation ne fraternise plus sincèrement avec les Hongrois que l'Italie. Nos intérêts sont les mêmes, notre ennemi est le même, l'objet du combat est le même. La Hongrie est l'aile droite et l'Italie l'aile gauche de l'armée que je conduis; la victoire leur sera commune.

Aussi, au nom de ma nation, j'ai fait alliance avec la nation italienne. Au jour où nous levons l'étendard de la liberté du monde, que le soldat italien en Hongrie s'unisse à la nation hongroise insurgée, et que le soldat hongrois en Italie s'unisse à la nation italienne insurgée. Que tous, quelque part où le cri d'alarme viendra frapper leurs oreilles, que tous combattent contre l'ennemi commun. Celui qui ne le fera pas sera regardé pour ce qu'il est, pour le valet du bourreau de notre pays, et il ne reverra jamais le sol natal ; il sera exilé pour toujours comme un traître, comme un homme qui a vendu le sang de ses parents et de son pays à l'ennemi.

Le jour de l'insurrection est venu ; car s’ils n'étaient pas prêts, si notre nation ne savait pas profiter de l'occasion, notre cher pays serait perdu pour toujours, et notre drapeau national serait couvert d'ignominie.

Je sais que tous les Hongrois sont prêts pour la guerre de la liberté. Le sang versé par les martyrs, les souffrances du pays ont changé en héros jusqu'aux enfants.

Aucune nation n'a jamais récompensé ses braves fils aussi magnifiquement que la nation hongroise récompensera les siens. Après la victoire, le domaine public sera partagé à l'armée et aux familles des victimes; mais le lâche et le traître seront punis de mort.

Soldats ! je vous fais donc savoir, au nom de la nation, que celui, quel qu'il soit, qui vous apportera cet ordre de moi vous est expressément envoyé pour me faire connaître quels sont les amis de la liberté cantonnés en Italie, et pour vous dire en mon nom comment il faut que vous vous organisiez.

Recevez ces instructions que la nation vous adresse par ma bouche, et soyez-y fidèles ; qu'il en soit de même dans chaque district de notre pays et d'ailleurs.

Mes braves! les honveds et les hussards ont couvert de gloire le nom de notre pays; le monde a les yeux sur le drapeau de la Hongrie comme sur la bannière de la liberté ! Nous conserverons cette gloire et nous répondrons à cette attente.

C'est surtout sur vous que se portent les yeux du monde, parce que votre nombre est grand. Vous avez les armes à la main, un sang généreux coule dans vos veines, l'amour du pays et l'ardeur de la vengeance contre ses bourreaux respirent dans vos cœurs. Votre tâche est glorieuse et facile, car vous êtes au milieu d'une nation qui fournira, elle aussi, ses millions de combattants contre l'Autriche.

De Rome jusqu'à l'île des Siciliens, de la Save aux contrées qui s'étendent au delà du Rhin, tous les peuples sont unanimes pour se lever au bruit éclatant de vos millions d'armes. Que Dieu soit notre juge ! Mort aux tyrans ! Vive la liberté des peuples ! Vive notre pays!

Mes braves ! à ce cri votre voix sera comme la trompette de Josué, elle fera tomber le Jéricho des tyrans.

Tels sont les ordres que je donne au nom de la nation. Que tous obéissent ! Je serai bientôt parmi vous. Au revoir! Que Dieu soit avec vous !

L. KOSSUTH. Londres, février 1853. »

"Qui a du fer a du pain" (L.-A. Blanqui, 1851)


« AVIS AU PEUPLE,

Quel écueil menace la révolution de demain ? L’écueil où s’est brisée celle d’hier, la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.

Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Marie, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont (de l’Eure), Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l’Europe démocratique.

C’est le gouvernement provisoire qui a tué la révolution ! C’est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n’a fait que son métier en égorgeant la démocratie. Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui ont livré leur peuple à la réaction.

Misérable gouvernement ! Malgré les cris, les prières, il lance l’impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes déserteurs

Il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !

Il court sus aux ouvriers de Paris le 16 avril, il emprisonne ceux de Limoges; il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !

A lui, à lui seul le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la révolution !

Oh ! Ce sont là de grands coupables, et entre tous les plus coupables ceux en qui le peuple, trompé par des phrases de tribun, voyait son épée et son bouclier; ceux qu’il proclamait avec enthousiasme arbitres de son avenir.

Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l’indulgence oublieuse des masses laissait retomber au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c’en serait fait de la révolution !

Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits, et si un seul, oui, un seul, apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l’insurrection, qu’ils crient tout d’une voix : trahison !

Discours, sermons, programmes, ne seraient encore que piperie et mensonges; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tous avec la même gibecière; ils formeraient le premier anneau d’une chaîne nouvelle de réactions plus furieuses. Sur eux, anathème et vengeance, s’ils osaient reparaître ! Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait dans leurs filets.

Ce n’est pas assez que les escamoteurs de février soient à jamais repoussés de l’hôtel de ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres.

Traîtres seraient les gouvernants qui, élevés sur le pavois prolétaire, ne feraient pas opérer à l’instant même : 1° le désarmement général des gardes bourgeoises ; 2° l’armement et l’organisation en milice nationale de tous les ouvriers.

Sans doute il est bien d’autres mesures indispensables; mais elles sortiront naturellement de ce premier acte, qui est la garantie préalable, l’unique gage de sécurité pour le peuple.

Il ne doit pas rester un seul fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.

Les doctrines diverses qui se disputent aujourd’hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser les promesses d’amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l’ombre.

Elles n’aboutiraient qu’à un lamentable avortement si le peuple, dans un engouement exclusif pour les théories, négligeait le seul élément pratique assuré, la force !

Les armes et l’organisation, voilà l’élément décisif du progrès, le moyen sérieux d’en finir avec la misère ! Qui a du fer a du pain. On se prosterne devant les baïonnettes, on balaie les cohues désarmées. La France hérissées de travailleurs en armes, c’est l’avènement du socialisme.

En présence de prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.

Mais pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d’arbres de liberté, par des phrases sonores d’avocats, il y aura de l’eau bénite d’abord, des injures ensuite, enfin la mitraille, de la misère toujours.

QUE LE PEUPLE CHOISISSE ! »


TOAST ENVOYE PAR LE CITOYEN L.-A. BLANQUI A LA COMMISSION PRES LES REFUGIES DE LONDRES, POUR LE BANQUET ANNIVERSAIRE DU 24 FEVRIER (1851)

Le dessein européen de Napoléon III (Emile Ollivier, L'Empire libéral...)

L'Italie reconnaissante (1862) par Vincenzo Vela (1810-1891), musée du château de Compiègne.

« Prenez les théories démocratiques telles que Lamennais, Armand Carrel, à la fin Lamartine, nos penseurs, nos poètes populaires les avaient formulées ; mêlez-y quelques idées du grand poète et du grand penseur de Sainte-Hélène ; relisez les discours frémissants de Thiers avant 1848 en faveur de l’union de l’Italie sous l’épée de Charles-Albert et le bâton pastoral de Pie IX ; celui de Cavaignac, le 23 mai 1849, sommant le ministère de prendre les mesures nécessaires pour sauvegarder l’indépendance et la liberté des peuples ; rappelez-vous surtout le fameux ordre du jour du 24 mai 1848, voté à l’unanimité, comme règle de la politique future de la France : "pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendance, affranchissement de l’Italie." Combinez ces écrits, ces paroles et ces actes ; tirez-en une règle de conduite, et sans vous perdre en conjectures, en dissertations ou en étonnements, nous aurez la définition rigoureuse de toute la politique [extérieure] de Napoléon III.

Une simple formule la résume : elle fut celle des nationalités.

En adoptant ce principe de la Révolution de 1848, il en mesure la portée et la signification. La nationalité n’est déterminée ni par l’identité des idiomes ni par la conformité des races, ni même par la configuration géographique ou la conformité d’idées nées d’intérêts et de souvenirs communs, elle est uniquement constituée par la volonté des populations, elle est l’application au dehors du principe de la souveraineté nationale, fondement intérieur de l’Etat. […]

Ce principe n’était plus une pure rêverie de philosophe depuis que, le prenant dans les profondeurs populaires, la Révolution de Février l’avait élevé à la dignité d’un axiome d’Etat ; il n’avait pas encore agi sur les événements. Napoléon III lui fit opérer sa dernière évolution ; il l’incarne dans les faits et le réalise ; par lui il descend des nuages, il marche à la tête des armées, dicte les traités de paix, règle le maniement des empires. Napoléon Ier avait dit à Sainte-Hélène : « le premier souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra. » C’est ce qui a inspiré Napoléon III.

Il avait été préparé à ce rôle par son éducation cosmopolite à Augsbourg et en Suisse. La reine Victoria lui trouvait l’esprit plus allemand que français ; nul doute que si l’on eût interrogé sur lui Arese et ses amis italiens, il ne l’eussent déclaré surtout italien ; les Polonais le considéraient tellement comme des leurs, qu’en 1831 ils lui proposèrent d’être un des chefs de l’insurrection. Ils se trompaient tous : il était Français, ardemment Français ; il croyait que la véritable manière d’illustrer, d’élever la France au XIXe siècle, était non de reculer ses frontières à quelques territoires de peu d’étendues, mais de la faire rayonner protectrice et bienfaisante sur tous les territoires où retentissait l’appel à l’indépendant et à la Liberté. Napoléon Ier avait conquis pour affranchir, lui affranchit sans conquérir. Chaque Nation a sa destinée ; la nôtre est d’être tour à tour l’apôtre, le soldat, le martyr du droit éternel : Gesta Dei per Francos. Quoi qu’il nous arrive, nous sommes rivés à cette auguste prédestination. […]

Il s’efforçait […] d’amener les Souverains à un Congrès dans lequel eussent été examinés ou plutôt confirmés les changements opérés ou imminents et qui eût établi une charte territoriale nouvelle de l’Europe. La réunion d’un Congrès solennel, en quelque sorte œcuménique, de ce congrès ajournée à un avenir indéfini, effaçant par l’importance et surtout par la nouveauté de ses décisions le Congrès de Vienne, tel a été le but auquel a tendu sans cesse l’Empereur. C’était le sens de cette révision des traités de 1815, c’est l’explication de ses remuements perpétuels, de ses projets sans cesse renaissants, de son impossibilité à se tenir tranquille. Véritable représentant des idées de son temps, patriote humanitaire à la moderne, poursuivant la délivrance des nationalités et non des extensions territoriales, il eût voulu conquérir le droit de dire : les traités faits contre Napoléon Ier ont été déchirés par Napoléon III ; et la France, les mains nettes, se contentant d’avoir aboli cette charte de sa défaite, n’a demandé pour sa peine que l’affranchissement des peuples opprimés ; c’est ainsi qu’elle a vengé Waterloo et Sainte-Hélène ! »

Emile OLLIVIER (1825-1913), L’Empire libéral : études, récits, souvenirs. Tome premier, « Du principe des nationalités », Paris, Garnier frères, 1895, p. 97-104.

"Il faut rendre l'Italie indépendante..." (F. Orsini, 1858)

« A Napoléon III, Empereur des Français.

Les dépositions que j'ai faites contre moi-même dans ce procès politique, intenté à l'occasion de l'attentat du 14 janvier, sont suffisantes pour m'envoyer à la mort, et je la subirai sans demander grâce, tant parce que je ne m'humilierai jamais devant celui qui a tué la liberté naissante de ma malheureuse patrie, que parce que, dans la situation où je me trouve, la mort pour moi est un bienfait. Près de la fin de ma carrière, je veux néanmoins tenter un dernier effort pour venir en aide à l'Italie, dont l'indépendance m'a fait jusqu'à ce jour braver tous les périls, aller au-devant de tous les sacrifices. Elle fait l'objet constant de toutes mes affections, et c'est cette dernière pensée que je veux déposer dans les paroles que j'adresse à Votre Majesté.

Pour maintenir l'équilibre actuel de l'Europe, il faut rendre l'Italie indépendante ou resserrer les chaînes sous lesquelles l'Autriche la tient eu esclavage. Demande-je pour sa délivrance que le sang des Français soit répandu pour les Italiens ? Non, je ne vais pas jusque-là. L'Italie demande que la France n'intervienne pas contre elle ; elle demande que la France ne permette pas à l'Allemagne d'appuyer l'Autriche dans les luttes qui vont peut-être bientôt s'engager. Or, c'est précisément ce que Votre Majesté peut faire, si elle le veut. De cette volonté dépendent le bien-être ou les malheurs de ma patrie, la vie ou la mort d'une nation à qui l'Europe est en partie redevable de sa civilisation.

Telle est la prière que, de mon cachot, j'ose adresser à Votre Majesté, ne désespérant pas que ma faible voix ne soit entendue ; j'adjure Votre Majesté de rendre à la patrie l'indépendance que ses enfants ont perdue en 1849 par la faute des Français.

Que Votre Majesté se rappelle que les Italiens, au milieu desquels était mon père, versèrent avec joie leur sang pour Napoléon le Grand partout où il lui plut de les conduire; qu'elle se rappelle qu'ils lui furent fidèles jusqu'à sa chute; qu'elle se rappelle que tant que l'Italie ne sera pas indépendante, la tranquillité de l'Europe et celle de Votre Majesté ne seront qu'une chimère.

Que Votre Majesté ne repousse pas les vœux suprêmes d'un patriote sur les marches de l'échafaud ; qu'elle délivre ma patrie, et les bénédictions de 25 millions de citoyens la suivront dans la postérité.

De la prison de Mazas,

Signé : Felice ORSINI.
11 février 1858. »

"Les dynasties... sont restées plus fortes que la presse et les parlements" (Bismarck, Pensées & souvenirs)


« Jamais, pas même à Francfort, je n’ai douté que la clef de la politique allemande ne se trouvât chez les souverains et dans les dynasties, et non pas chez les publicistes du Parlement et de la presse, ou sur les barricades…

J’en étais venu à penser que l’appui que l’Autriche et de la Prusse devaient se prêter réciproquement était un rêve de jeunesse, né du contrecoup des guerres d’indépendance ; je m’étais convaincu que cette Autriche avec laquelle j’avais jusqu’alors compté n’existait pas pour la Prusse […] Je me souviens du moment où cette évolution se produisit dans mes opinions. C’était à la Diète fédérale de Francfort ; j’eus l’occasion de lire la dépêche du Prince Schwarzenberg, du 7 décembre 1850, dans laquelle les événements d’Olmütz sont présentés sous un jour tel qu’il semble qu’il ait dépendu de lui d’humilier la Prusse ou de lui pardonner complaisamment. Le ministre plénipotentiaire du Mecklembourg, mon partenaire loyal et conservateur dans la politique dualiste, chercha à calmer ma susceptibilité prussienne froissée par cette dépêche. En dépit de notre attitude à Olmütz, humiliante pour l’amour-propre prussien, j’étais venu à Francfort avec de bons sentiments pour l’Autriche ; mais là, je perdis mes illusions de jeunesse. Il n’était pas possible de déjouer pacifiquement, par le système dualiste, le nœud gordien de la situation allemande. On ne pouvait le trancher que par l’épée. Il s’agissait dès lors de gagner à la cause nationale le roi de Prusse et l’armée prussienne, soit que l’on considérât comme l’essentiel d’établir, du point de vue prussien, l’hégémonie de la Prusse, soit qu’on voulût, au point de vue national, fonder l’unité de l’Allemagne : les deux buts coïncidaient. C’était clair pour moi, et à la commission du budget (30 septembre 1862), j’y fis allusion par ma phrase si souvent dénaturée : "du fer et du sang…"

Le patriotisme allemand, en règle générale, a besoin, pour agir et produire ses effets, d’être aidé par l’attachement à une dynastie […] L’Allemand est plutôt prêt à prouver son patriotisme comme prussien, hanovrien, wurtembergeois, bavarois, hessois que comme allemand ; et dans les classes inférieures, autant que dans les groupes parlementaires, il se passera du temps avant qu’il en soit autrement.

L’importance de l’attachement à la dynastie et la nécessité absolue qu’il existât des dynasties pour servir de lien et grouper sous leur nom des portions déterminées de la nation, est une spécificité de l’Empire allemand. Les différentes nationalités, qui se sont formées chez nous sur la base d’un attachement à une famille dynastique, comprennent, dans la plupart des cas, des éléments hétérogènes dont la cohésion ne repose ni sur l’identité de race, ni sur l’identité d’évolution historique, mais uniquement sur la base d’une acquisition contestable dans bien des cas, obtenue par la dynastie en vertu du droit du plus fort, ou par fait du droit successoral.

Parce que les intérêts dynastiques nous menacent d’un nouveau morcellement et d’une nouvelle impuissance en tant que nation, il faut les ramener à leur juste mesure. Le peuple allemand et sa vie nationale ne peuvent être répartie entre les princes comme une propriété privée. […]

Les dynasties de tout temps sont restées plus fortes que la presse et les parlements ; un fait l’a prouvé : en 1866, les pays de la Confédération Germanique, dont les souverains étaient dans le rayon d’action de l’influence autrichienne, sans se préoccuper des tendances nationales, ont marché avec l’Autriche et seulement ceux qui "se trouvaient sous la menace du canon prussien" ont marché avec la Prusse. Parmi ces derniers, il est vrai, le Hanovre, la Hesse et Nassau firent exception, parce qu’ils jugeaient l’Autriche assez forte pour pouvoir repousser victorieusement toutes les prétentions de la Prusse. Ils en ont payé ensuite le prix, parce que je réussis à faire accepter au roi Guillaume l’idée que la Prusse, à la tête d’une Confédération d’Allemagne du Nord n’aurait guère besoin d’agrandir son territoire. Mais il est certain que, même en 1866, il coula du sang saxon, hanovrien et hessois, non pas pour, mais contre l’unité allemande.»
 Pensées et souvenirs par le Prince Otto von Bismarck [rédigés entre 1890 et 1892], Paris, Librairie le Soudier, 1899, vol. 1, chapitre XIII, « dynasties et races », pp. 362-372.

"Le moment était venu... de proclamer l’unité de l’Allemagne" (Carl Schurz, Reminiscences)


Carl Schurz (1829-1906) en 1848.

« Un matin, vers la fin de février 1848, j’étais assis paisiblement dans le grenier qui me servait de chambre, travaillant d’arrache-pied à ma tragédie Ulrich von Hutten, quand soudain un ami se précipita hors d’haleine dans la pièce et s’exclama : "quoi ! Tu es là, assis ! Tu ne sais donc pas ce qui est arrivé ? – Non, quoi ? – Les Français ont renversé Louis-Philippe et proclamé la République ! " Je lâchai mon crayon et ce fut la fin de Ulrich von Hutten : plus jamais je ne devais retoucher au manuscrit. Dévalant les escaliers, nous courûmes dans la rue, jusqu’à la place du marché, lieu habituel de réunion des sociétés d’étudiants l’après-midi. Quoiqu’il ne fût pas encore midi, le marché était déjà rempli de jeunes gens parlant avec excitation. On n’entendait aucun cri, aucun tumulte, juste l’écho de conservations animées. Que faisions-nous là ? Personne ne le savait vraiment. Mais puisque les Français avaient renversé Louis-Philippe et proclamé la République, quelque chose forcément devait arriver ici aussi. Certains étudiants avaient même apporté leurs épées, au cas où nous aurions à nous défendre. […]


Le lendemain, il fallait retourner en cours. Mais à quoi bon ! La voix du professeur paraissait un ronronnement venu d’ailleurs. Ce qu’il nous disait ne nous concernait plus. Le crayon avec lequel nous aurions dû prendre des notes restait immobile. Au final, nous avons refermé nos cahiers et nous sommes partis, poussés par le sentiment que nous avions désormais une tâche plus importante à accomplir : nous devions nous engager au service de notre patrie […] Dans nos conversations, grisés comme nous étions, certains mots d’ordre et projets remontèrent à la surface, exprimant plus ou moins les sentiments de la population. Le moment était venu, disait-on, de proclamer l’unité de l’Allemagne et de fonder un grand, un puissant Empire allemand. Pour cela, il fallait convoquer un parlement allemand. Il était aussi question des libertés publiques et des droits des citoyens : liberté de parole, liberté de la presse, liberté d’association, égalité devant la loi, élection par le peuple d’une assemblée dépositaire du pouvoir législatif, responsabilité des ministres, autonomie des communes, droit pour les citoyens de porter des armes, formation d’une garde nationale commandée par des officiers élus, et ainsi de suite – en bref, un régime constitutionnel, conçu sur des bases démocratiques. Les idées républicaines ne furent exposées au départ que timidement. Mais bientôt, le mot « démocratie » fut dans toutes les bouches, et beaucoup pensaient que si les princes refusaient d’accorder au peuple ses droits, les revendications platoniques céderaient le pas à la force même si, bien sûr, chacun espérait que la régénération de la patrie s’accomplisse pacifiquement. […] Comme la plupart de mes amis, j’étais persuadé qu’enfin était arrivé le moment de donner au peuple allemand la liberté qui était son droit naturel et à la patrie allemande son unité et sa grandeur, et il était du devoir de chaque Allemand de tout sacrifier pour la réalisation de ce but sacré. Nous en étions profondément convaincus. […]

De grandes nouvelles nous arrivèrent de Vienne. Là-bas, les étudiants avaient les premiers à défier l’empereur d’Autriche en réclamant la liberté et des droits pour les citoyens. Le sang avait coulé dans les rues et la chute de Metternich en avait été le résultat. Les étudiants en armes avaient formé une garde de la liberté. Les grandes villes de Prusse étaient également touchées par ce formidable mouvement. Cologne, Coblence et Trèves, mais aussi Breslau, Königsberg et Francfort-sur-l’Oder avaient envoyé des députations à Berlin pour porter leurs revendications au roi. Dans la capitale prussienne, les masses avaient envahi les rues, et chacun espérait des événements d’une grande importance.

Pendant que ces nouvelles se répandaient comme une traînée de poudre, nous aussi, dans notre petite université de Bonn, nous étions occupés à rédiger une adresse au souverain, qui serait ensuite signée par tous et expédiée à Berlin. Le 18 mars, nous avons eu notre manifestation de masse. Une foule considérable s’est assemblée pour faire une procession solennelle dans les rues de la ville. Les plus respectables citoyens, les professeurs, beaucoup d’étudiants et des gens de toutes les classes de la société ont défilé cote à cote. En tête de la colonne, le professeur Kinkel arborait les trois couleurs noir, sang et or, si longtemps bannies parce qu’elles symbolisaient la révolution. Il parla avec une merveilleuse éloquence, sa voix résonnant avec force lorsqu’il évoqua la résurrection de la grande Allemagne réunifiée, des libertés et des droits du peuple allemand que les princes devaient obligatoirement concéder, ou qui devraient être conquis par la force. Et lorsqu’il agita le drapeau aux trois couleurs, en prédisant pour la nation allemande libre un grand avenir, on assista à un déchaînement d’enthousiasme. Les gens applaudissaient, criaient, s’embrassaient, pleuraient. En un clin d’œil, la ville fut pavoisée de drapeaux, et presque tout le monde arborait une cocarde tricolore sur son chapeau. Mais alors que le 18 mars nous paradions ainsi dans les rues de Bonn, de sinistres rumeurs commencèrent à circuler. On avait d’abord cru que le roi de Prusse, après avoir longuement hésité, s’était résigné, comme les autres princes allemands, à céder aux nombreuses requêtes qu’on lui avait adressées. Désormais, on racontait que les soldats avaient tiré sur la foule et qu’une lutte sanglante avait éclaté dans les rues de Berlin. »

Carl SCHURZ, The Reminiscences of Carl Schurz, vol. 1, 1906-1908 [trad. : L'Aimable faubourien]

jeudi 25 mars 2010

La République démontrée par les Evangiles (1848)

"Jésus le Montagnard", lithographie de 1848.



« Qu’est-ce que le Christ républicain ?
Assurément, ce n’est pas le Dieu des prêtres, ni de tout leur séquelle de dévots, de béats, de moines et de menettes. J’aurais peur de me damner, si ma plume impie osait rendre le Christ complice des tartuffes de sacristie, et justifier le clergé, quand le Dieu de l’Evangile le condamne depuis dix-huit siècles. […]

Qu’est-ce donc que le Christ Républicain ? C’est, comme vous le savez, le Dieu de l’Evangile, toujours le Dieu des pauvres et des ouvriers, toujours le Dieu des opprimés et des pécheurs, toujours le Dieu de toutes les souffrances, toujours le Dieu de cette nombreuse classe qu’on renie, qu’on pressure, qu’on vole, qu’on emprisonne, qu’on calomnie atrocement, et qu’on appelle populace, plèbe.

Il n’y a qu’un Christ qui est Dieu : seulement je lui ai appliqué l’épithète de républicain que les prêtres lui ont refusé pour des raisons connues d’eux et de moi, et qui lui convenait aussi bien du temps d’Hérode que du temps de Lamartine.

Mais le Dieu des riches, des princes, des papes et des rois, quel est-il ? Ma foi, vive la République ! ce ne peut être que Satan. Celui qui a aimé ses frères jusqu’à la mort a dit dans son livre divin : il est plus difficile au riche d’entrer dans le royaume des cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille. […] Voilà pourquoi les riches et les princes détestent tant la république, qui doit amener le règne de Dieu.

C’est le Christ qui, le premier, apporta la liberté aux hommes, en leur disant : prenez garde de devenir les esclaves de personne. Que le plus grand d’entre vous devienne le plus petit. […] Ainsi, malheur à vous, colons de la Martinique et de la Guadeloupe, qui vendez et achetez les hommes de couleur comme du bétail, pour les forcer à travailler à coups de fouet ! Le Dieu de la Liberté vous a en abomination.

C’est le Christ qui le premier apprit l’égalité aux hommes, en leur disant : on vous mesurera avec la même mesure dont vous vous servez pour mesurer les autres. Voilà votre condamnation, fiers aristocrates qui vous targuez de tous vos privilèges, et prétendez jouir seuls de tous les biens qui appartiennent à tous. Honneurs, sinécures, richesse, argent, monopole du travail et du commerce, vous voulez tout posséder exclusivement ; mais le principe de ces exclusions deviendra votre perdition.

C’est le Christ qui, le premier, nous enseigna la fraternité par cette sainte maxime : aimez-vous les uns les autres, et le prochain comme vous-même. D’où il faut conclure, à moins d’être de la plus insigne mauvaise foi, que le Sauveur du monde est un républicain, un démocrate par excellence, et que son règne doit être une sainte République. Quel horrible blasphème proférez-vous, monarques absolus, quand vous vous proclamez maîtres des nations par la grâce de Dieu !

Le Christ républicain n’est pas un émeutier, un séditieux, un sectateur, un chef de parti, comme le prétendaient les princes des prêtres ; ce serait la plus étrange impiété de l’en accuser. Il est le père du peuple, et nul plus que lui ne veut la paix pour ses enfants ; nul plus que lui ne commande la paix, mais la paix de la liberté, la paix de l’union, la paix qui est le fruit de la prospérité répandue sur l’universalité des citoyens.

Le Christ veut l’ordre, avec l’amour du prochain, et non l’ordre des baïonnettes. Je vous dis en vérité que l’épée ne rétablira jamais la paix et l’ordre, tant que la misère sera le partage de la multitude, et l’abondance l’apanage de quelques-uns : si c’était possible, Dieu ne serait pas Dieu.

Alors le Christ est venu, en réformateur révolutionnaire, détruire les innombrables abus, et changer le vieil édifice social où les possèdent tout, et les autres rien.

Ne vous en déplaise, députés aristocrates, si le Dieu de la Croix se trouve en opposition avec votre politique ; ne vous en déplaise, députés réactionnaires, si le Christ vous réprouve, et s’il montre au peuple, que vous avez trompé, un tout autre chemin que le vôtre ; alors, permettez-nous de suivre notre maître à tous, de vous tourner le dos et de secouer sur vous la poussière de nos pieds.

Pauvre peuple ! Quand donc sauras-tu discerner les bons apôtres d’avec cette horde de loups qui s’adressent à toi sous la peau des brebis ? Tu devrais savoir une chose, le jour des élections, une chose d’où dépend notre salut ; c’est que la République compte des Judas dans les richards, dans les aristocrates, dans les prêtres, dans les poètes qui chantent Charles X et le duc de Bordeaux. »

Citoyen Delclergues, Le Christ républicain, n° 1, jeudi 8 juin 1848, p. 1.

Architecture hospitalière et confort des malades (1842)

Le nouvel Hôtel-Dieu de Lyon construit de 1741 à 1764 d'après les plans de l'architecte Jacques-Germain Soufflot (1713-1780).


« La grandeur de nos salles offre plusieurs inconvénients. Il est très difficile d'y entretenir la température au degré nécessaire; l'extrême élévation des planchers, qui est de 6 ou 8 mètres tandis qu'elle n'en devrait pas dépasser 3 ou 4, laisse plus d'espace qu'il n'en faut pour les vapeurs corrompues qui s'exhalent, et empêche d'entourer les malades de la chaleur dont ils ont besoin. Dans une ville aussi généralement froide et humide que la nôtre, cet état de choses est d'une gravité manifeste. C'est par des bâtiments d'une étendue calculée d'après les circonstances extérieures, ainsi que par des salles et des fenêtres d'une dimension également proportionnée, que l'architecte chargé de la construction d'un hôpital doit s'appliquer à remédier aux fâcheuses conséquences d'un climat trop chaud ou trop froid, trop sec ou trop humide. Mais, en dressant les plans de l'Hôtel-Dieu de Lyon, Soufflot a tenu peu de compte de ce principe. Craignant sans doute que l'air fût vicié par les nombreux malades que cet hôpital devait recevoir, et prenant sans doute aussi pour modèle les hôpitaux d'Italie où les vastes salles ont une influence beaucoup moins funeste qu'en France, Soufflot a donné aux siennes une étendue qui ne permettra peut-être jamais d'y entretenir une température convenable.[…]

La température de ces salles n'est ni égale ni entretenue à une élévation convenable, c'est-à-dire de 10 à 15 degrés au dessus de zéro. Généralement elles ne sont point assez chauffées; et en toutes saisons, la chaleur est souvent trop faible dans les unes et trop forte dans les autres. C'est ainsi qu'en été, par exemple, il n'est pas rare de remarquer une différence de 5 à 6 degrés entre la chaleur des grandes salles et celle des petites.
Le chauffage a lieu pour chaque salle, au moyen d'un grand fourneau allumé toute l'année, et destiné aux besoins journaliers, mais qui répand néanmoins assez de chaleur. On y ajoute pour l'hiver un ou deux poêles de fonte, très grossiers. Ces moyens sont évidemment insuffisants. Aussi les grandes salles sont-elles presque toujours froides, et avant l'établissement des cloisons qui séparent le dôme des quatre rangs, le mercure y descendait-il fréquemment au-dessous de zéro.

Voici un relevé thermométrique qui fera connaître plus exactement la température des différentes salles de l'Hôtel-Dieu, pendant l'hiver.

Le 8 janvier 1842, à sept heures du matin, un thermomètre selon Réaumur, placé dans une cour et exposé au nord, marquait 5 degrés et 1/2 au-dessous de zéro.

Le même jour et à la même heure, la température régnante dans les salles principales a été observée ainsi qu'il suit, savoir :

1ère femmes fiévreuses 6 ¾ °
2e femmes fiévreuses 4°
3e femmes fiévreuses 3°
4e femmes fiévreuses 3 ½ °
Salle Montazet 7 ½ °
Infirmerie des sœurs 6°
Salle d’Orléans 4°
Salle St-Louis 6 ½ °
Salle St.-Paul 7°
Salle St.-Charles 6°
Femmes en couche 5°
Salle des opérés (hommes) 6 ½ °
Salle St.-Jean 7°
Salle Ste.-Anne 6 ¼ °
Salle St.-Roch 5 ¾ °
Clinique (femmes) 6 ½ °
Salle St.-Maurice 5°
Salle Ste.-Marie 1°

Il est à remarquer que, dans les plus grandes de ces salles, le thermomètre ne donne pas le chiffre de la température qui règne sur tous les points de leur étendue, cette température variant d'une manière sensible selon le plus ou le moins d'éloignement du foyer. Il y a plus, les poêles ne chauffent pas durant la nuit ; et dans les salles de Cévreux, on venait seulement de les allumer au moment où furent faites les observations ci-dessus ; de sorte que l'heure de sept du matin, qui est généralement la plus froide de la journée, est aussi celle où ces salles sont le moins bien chauffées. »


Jacques Pierre Point, Histoire topographique et médicale du Grand Hôtel-Dieu de Lyon, Paris, J.-B. Baillière, 1842.

mardi 23 mars 2010

Les "honteuses habitudes" des Algériens dénoncées par un Français (1853)


Un Maure, par Jean-Léon Gérôme (1824-1904).

« Ceux qui connaissent les mœurs [des] Arabes savent combien ils sont adonnés à la sodomie.

[…] Le dernier dey d'Alger avait ses mignons ; presque tous ses beys et un grand nombre de ses officiers imitaient son exemple. Un an après notre arrivée en Afrique (1831), cet usage honteux existait encore. Ceux de nos soldats qui étaient doués d'une jolie figure eurent à repousser les propositions dégoûtantes des Algériens.

Quelques peuplades du Sahara algérien ont encore conservé ces honteuses habitudes. A Ouargla (cf. Le Sahara Algérien, par le lieutenant-colonel Daumas, 1845, un vol. in-8°, p. 78), par exemple, les mœurs de la population entière sont fort dissolues. Non seulement on retrouve près des murs de la ville et sous la tente ces espèces de lupanars qui se recrutent des belles filles du désert ; mais on y trouve des mignons qui font métier et marchandise de leurs débauches. Ce sont de très jeunes gens qui vivent à la manière des femmes, se teignent comme elles les cheveux, les ongles, les sourcils ; ils sont, il est vrai, généralement méprisés et relégués dans la classe des filles publiques, mais ils vivent, ce qui prouve que leurs compatriotes, avec leurs dédains affectés, sont, en secret, plus qu'indulgents.

A certaines époques de l'année, Ouargla a d'ailleurs ses saturnales, son carnaval avec ses débauches, ses mascarades et son laisser-aller nocturne. Mais ce qui prouve bien le relâchement général des mœurs de ce pays, c'est que la femme adultère qui, d'après la loi musulmane, doit être battue de lanières et lapidée, est beaucoup moins sévèrement punie à Ouargla que dans les autres parties du territoire arabe. Elle y est seulement répudiée et châtiée par son mari.

Le goût prononcé des Arabes pour cet acte bestial est toujours le même ; ce sont des faits notoires et des plus connus à Alger. Il paraît même que les Français y sont assez enclins.

Une mulâtresse, nommée Zohra, racontait devant moi, au dispensaire, qu'un soir, vers minuit, un coup frappé à sa porte l'avait réveillée; qu'elle s'était levée et avait introduit dans sa chambre un individu très bien mis, accompagné, à son grand étonnement, d'un jeune Maure. Interrogé par elle, le visiteur s'expliqua et accompagna sa réponse de deux pièces de cinq francs qui levèrent les scrupules de Zohra. Il en résulta un double et monstrueux accouplement accompli simultanément.

Dernièrement la Cour d'appel d'Alger eut à juger une affaire des plus scandaleuses, celle de la rue des Marseillais. La chose était organisée en grand. Des enfants allaient, le soir, sous les arcades de la rue Bab-el-Oued, recruter des amateurs qui, une fois amenés dans le repaire, étaient, bon gré mal gré, forcés de s'exécuter. Il paraît que des objets très compromettants pour leurs propriétaires ont été saisis dans cette maison pendant le cours de l'instruction.

Un des spectacles les plus pénibles pour l'observateur, c'est surtout le scandale de celle dépravation anticipée de la jeunesse et de l'enfance. A Alger, ce ne sont pas seulement des femmes qui exercent le honteux métier de la prostitution ; à chaque pas, sur la place même du Gouvernement (promenade de la ville), et à chaque coin de rue, vous rencontrez des enfants, des petits garçons de dix et douze ans qui vous adressent les provocations les plus tenaces et vous font les propositions les plus obscènes.

Nous sommes fort porté, dit le docteur Jacquot, à attribuer ces rapprochements animaux à ce que, en Orient, les femmes, presque toujours renfermées, ne sortent que voilées : les désirs des sens ne trouvant point d'aliment dans la vue de ces masses informes de draperies ambulantes, se trompent d'objets, et s'adressent à tout ce qui présente, sans voile, des formes arrondies et une peau délicate. C'est la séquestration trop absolue des femmes qu'il faut en accuser. Plus les passions sont vives dans ces climats, et plus on a gêné les femmes ; c'est pour les garder qu'on a mutilé des hommes, qu'enfin on a inventé des eunuques.

On doit peut-être chercher la cause d'une pareille dépravation, qui pervertit et dégrade l'instinct naturel du sexe masculin, dans le mépris qu'inspire aux Maures et aux autres peuples orientaux la faiblesse d'un sexe qui, leur accordant ses faveurs sans leur opposer assez de résistance, doit nécessairement, par celle soumission passive à leurs moindres velléités, loin d'exciter et d'aiguillonner leurs désirs, leur inspirer bientôt la satiété et le dégoût. »

Edouard Adolphe Duchesne, De la prostitution dans la ville d'Alger depuis la conquête, Paris, J.B. Baillière, Garnier frères, 1853.

jeudi 11 mars 2010

"En Italie, le peuple est encore à créer" (Mazzini, 1846)


« Les morcellements de l'Italie présentent à la génération des difficultés qu'il faudra surmonter avant que l'on puisse progresser directement. Cependant il ne faut pas perdre courage : chaque pas vers l'unité sera un progrès; et, sans qu'on l'ait prévu, la régénération sera sur le point d'être accomplie le jour où l'unité pourra être proclamée.

Dans les grands pays, c'est par le peuple qu'il faut aller à la régénération ; dans le vôtre, c'est par les princes; il faut absolument qu'on les mette de la partie; c'est facile. Le Pape marchera dans les réformes par principe et par nécessité. Le roi du Piémont, par l'idée de la couronne d'Italie; le grand-duc de Toscane, par inclination et imitation ; le roi de Naples, par force ; et les petits princes auront à penser à d'autres choses qu'aux réformes. Ne vous mettez pas trop en peine de la portion occupée par les Autrichiens; il est possible que les réformes, les prenant par derrière, les fassent avancer plus rapidement que les autres dans la voie du progrès. Le peuple, auquel la constitution donne le droit de demander, peut parler haut et au besoin commander par l'émeute; mais celui qui est encore dans la servitude ne peut que chanter ses besoins pour en faire entendre l'expression sans trop déplaire.

Profitez de la moindre concession pour réunir les masses, ne fût-ce que pour témoigner de la reconnaissance. Des fêtes, des chants, des rassemblements, des rapports nombreux établis entre les hommes de toute opinion, suffisent pour faire jaillir les idées, donner au peuple le sentiment de sa force et le rendre exigeant.

Le concours des grands est d'une indispensable nécessité pour faire naître le réformisme dans un pays de féodalité. Si vous n'avez que le peuple, lu défiance naîtra du premier coup; on l'écrasera. S'il est conduit par quelques grands, les grands serviront de passeport au peuple. L'Italie est encore ce qu'était la France avant la révolution ; il lui faut donc ses Mirabeau, ses La Fayette et tant d'autres. Un grand seigneur peut être retenu par des intérêts matériels ; mais on peut le prendre par la vanité; laissez-lui le premier rôle tant qu'il voudra marcher avec vous. Il en est peu qui veuillent aller jusqu'au bout. L'essentiel est que le terme de la grande révolution leur soit inconnu. Ne laissons jamais voir que le premier pas à faire.

En Italie, le clergé est riche de l'argent et de la foi du peuple. Il faut le ménager dans ces deux intérêts, et, autant que possible, utiliser son influence. Si vous pouviez, dans chaque capitale, créer un Savonarole, nous ferions des pas de géants. Le clergé n'est pas ennemi des institutions libérales ; cherchez donc à l'associer à ce premier travail que l'on doit considérer comme le vestibule obligé du temple de l'égalité; sans le vestibule, le sanctuaire reste fermé. N'attaquez le clergé ni dans sa fortune ni dans son orthodoxie; promettez-lui la liberté et vous le verrez marcher avec vous.

En Italie, le peuple est encore à créer ; mais il est prêt à déchirer l'enveloppe qui le retient. Parler souvent, beaucoup et partout de ses misères et de ses besoins. Le peuple ne s'entend pas; mais la partie agissante de la société se pénètre de ces sentiments de compassion pour le peuple, et tôt ou tard elle agit. Les discussions savantes ne sont ni nécessaires ni opportunes. Il y a des mots régénérateurs qui contiennent tout et qu'il faut souvent répéter au peuple. Liberté, droits de l'homme, progrès, égalité, fraternité, voilà ce que le peuple comprendra, surtout quand on lui opposera les mots de despotisme, privilèges, tyrannie, esclavage, etc. Le difficile n'est pas de convaincre le peuple, c'est de le réunir. Le jour où il sera réuni, sera le jour de l'ère nouvelle.

L'échelle du progrès est longue ; il faut du temps et de la patience pour arriver au sommet. Le moyen d'aller plus vite, c'est de ne franchir qu'un degré à la fois. Vouloir prendre son vol vers le dernier, c'est exposer l'œuvre à plus d'un danger. Il y a bientôt deux mille ans qu'un grand philosophe, nommé Christ, a prêché la fraternité que cherche encore le monde. Acceptez donc tous les secours qu'on vous offrira sans jamais les regarder comme peu importants. Le globe terrestre est formé de grains de sable ; quiconque voudra faire en avant un seul pas, doit être des vôtres jusqu'à ce qu'il vous quitte. Un roi donne une loi plus libérale, applaudissez en demandant celle qui doit suivre; le ministre ne montre que des intentions progressistes, donnez-le pour modèle ; un grand seigneur affecte de bouder ses privilèges, mettez-vous sous sa direction; s'il veut s'arrêter, vous êtes à temps de le laisser, il restera isolé et sans force contre vous, et vous aurez mille moyens de rendre impopulaires ceux qui seront opposés à vos projets. Tous les mécontentements personnels, toutes les déceptions, toutes les ambitions froissées peuvent servir la cause du progrès en leur donnant une bonne direction.

L'armée est le plus grand obstacle au progrès du socialisme; toujours soumise, par son éducation, par son organisation, sa discipline et sa dépendance, elle est un puissant levier pour le despotisme. Il faut la paralyser par l'éducation morale du peuple. Quand on aura fait passer dans l'opinion générale l'idée que l'armée, faite pour défendre le pays, ne doit, dans aucun cas, se mêler de la politique intérieure et doit respecter le peuple, on pourra marcher sans elle et même contre elle sans danger.

Le clergé n'a que la moitié de la doctrine sociale, il veut comme nous la fraternité qu'il appelle charité. Mais sa hiérarchie et ses habitudes en font un suppôt de l'autorité, c'est-à-dire du despotisme ; il faut prendre ce qu'ils ont de bon et couper le mal. Tâchez de faire pénétrer l'égalité dans l'Église et tout marchera. La puissance cléricale est personnifiée dans les Jésuites. L'odieux de ce nom est déjà une puissance pour les socialistes, servez-vous-en.

Associer, associer, associer ; tout est dans ce mot. Les sociétés secrètes donnent une force irrésistible au parti qui peut les invoquer. Ne craignez pas de les voir se diviser ; plus elles se diviseront, mieux ce sera. Toutes vont au même but par un chemin différent; le secret sera souvent violé, tant mieux ; il faut du secret pour donner de la sécurité aux membres, mais il faut une certaine transparence pour inspirer de la crainte aux stationnaires. Quand un grand nombre d'associés recevant le mot d'ordre pour répandre une idée et en faire l'opinion publique, pourront se concerter pour un mouvement, ils trouveront le vieil édifice percé de toutes parts, et tombant comme par miracle au moindre souffle du progrès. ils s'étonneront eux-mêmes de voir fuir, devant la seule puissance de l'opinion, les rois, les seigneurs, les riches, les prêtres qui formaient la carcasse du vieil édifice social.

Courage donc, et persévérance.»

Giuseppe MAZZINI, Aux amis de l’Italie, Londres, octobre 1846.