vendredi 19 février 2010

Les curés face à la mode féminine : quelques recommandations (par l'abbé Dieulin, 1864)


« Certains curés se sont quelquefois montrés bien dépourvus de discernement dans le choix de leurs sujets de prédication et dans la manière de les traiter. J'en ai connu qui s'escrimaient avec un zèle extraordinaire contre le faste, la mollesse, l'amour de la bonne chère, dans des paroisses dont tous les habitants étaient couverts de bure et n'avaient pas même, pour nourriture, cette viande grossière qui alimente souvent le menu peuple. Ils ne manquaient pas, à l'ouverture du Carême, de prêcher fort sérieusement la nécessité du jeûne à des ouvriers de fabrique, et à de pauvres bûcherons privés de chaussures et de vêtements, pour qui même l'usage du pain était une sorte de luxe. Un homme de qualité vint un jour se plaindre auprès de moi d'un sermon où il prétendait avoir remarqué une personnalité offensante à l'égard de sa femme. Ce discours contenait de virulentes sorties contre les parures, les joyaux et les diamants ; or, il n'y avait dans la paroisse que la riche châtelaine qui portât sur elle de si précieux objets. Cependant le bon curé n'avait pas eu la moindre intention de faire aucune allusion même indirecte ; il avait bonnement appris son prône dans un sermonnaire de cours.

Qu'il nous soit permis, à cette occasion, de faire observer que, dans les campagnes, la censure du luxe est le thème favori d'un trop grand nombre de prédicateurs, dont les discours empreints d'une incroyable exagération aboutissent plutôt, en surexcitant le dépit de ses partisans, à lui lâcher la bride qu'à lui opposer un frein salutaire. Il est, dans le monde, convenons-en, trop de femmes et de filles qui, cédant à cette passion de la vanité en quelque sorte incarnée à leur sexe, se montrent plus enivrées de frivolités et de bagatelles que soucieuses des qualités solides et sérieuses : pour elles la couleur et la forme d'une robe, d'un bonnet, d'une chaussure ou d'un chapeau, sont affaire de la plus haute importance. Qu'un pasteur tente parfois de prévenir et d'arrêter ces goûts ruineux et ces dangereuses inclinations, qu'il fasse comprendre à son auditoire féminin qu'une exquise simplicité donne plus de grâce et de charmes que tous les atours imaginables; qu'il faut avant tout vêtir les pauvres de J.-C., etc.

Mais ce serait une maladresse féconde en inconvénients, si, après avoir fulminé du haut de la chaire contre les colifichets et les cheveux tressés ou bouclés, il prétendait encore procéder à la répression de la coquetterie par des refus d'absolution et de communion. Doit-il s'exposer à bouleverser toute une paroisse pour des causes aussi légères ? Qu'on ne le voie donc jamais, s'érigeant dans la tribune sacrée en inspecteur des toilettes, mesurer ridiculement à ses paroissiennes la largeur des dentelles, la longueur on l'éclat des rubans destinés à leur parure. Le luxe effréné, l'indécence, l'immodestie, voilà à cet égard ce qu'il lui faut sans relâche combattre en des termes généraux, dans l'intérêt des mœurs et de la bourse même des fidèles : qu'il laisse, toutefois, à chacun, latitude de se vêtir à son goût et à sa guise. Toujours capricieuses et variables, les modes ne se transforment-elles pas selon la diversité des lieux et des temps, et n'est-on pas obligé, malgré soi, de les subir au moins à la longue ? Tel sermonnaire qui criait, sous Louis XIV, contre les manches étroites et les robes à paniers, eût déployé sa verve, il y a quelques années, contre les manches larges, et anathématiserait aujourd'hui les coupes à la Jeanne d'Arc et les crinolines. Ce qu'il importe, c'est d'obtenir, par des avis pleins de mesure et adroitement ménagés, que personne ne franchisse les bornes de la décence, ni les limites naturelles de sa fortune ou de son rang : plus exigeant l'on dépasserait le but au lieu de l'atteindre, et l'on s'exposerait à de nombreux échecs. »

L'abbé Dieulin, Le bon curé au XIXe siècle. Les devoirs du prêtre dans sa vie privée et dans sa vie publique, t. 2, Nancy, 1864 p. 230-231.

jeudi 18 février 2010

"... l'art est immortel en Italie..." (Mazzini, 1834)


◄ Rossini soutenant l'opéra italien, par Delacroix (1821). Bnf.


« … l'art est immortel en Italie ; seulement la tyrannie lui a arraché plume et pinceau ; et lui, après avoir lutté en brave, après avoir survécu à bien des revers, après avoir fait des efforts de géant avec Bernini et Marini, pour échapper au cercle qu'on traçait autour de lui, à la formule qui le subjuguait, quand tout langage lui fut interdit, chercha un refuge clans la musique. C'est là qu'est son règne aujourd'hui ; c'est là dans cette langue universelle, qui ne relève que du Ciel, qu'il formule sa puissance et ses vœux.

C'est Rossini, Rossini géant d'un monde qui s'éteint, personnification musicale de l'époque individuelle, comme Byron en a été l'expression littéraire, comme Napoléon en a été l'expression politique : Rossini, réaction sublime de la personnalité humaine luttant sous l'étreinte sociale qui définit et individualise les passions, caractérise chacune de ses phrases , et sculpte en bas-relief ses motivi; Rossini, protestation énergique de la vie italienne comprimée, qui s'échappe en élans litaniques, qui monte au ciel en gerbes de feu par des gammes ascendantes, rapides et audacieuses comme une pensée de révolte, retombe soudain, et d'un seul bond, comme frappé de la foudre, sous le poids d'une inépuisable fatalité, pleure, crie et gémit comme une âme emprisonnée qui cherche sa délivrance, puis, tout-à-coup, s'agenouille et prie dans une sainte et douce ferveur, par des tierces longtemps soutenues, dérobées aux cantiques des anges flottant ainsi dans des variations de son thème éternel : joie et douleur, chute et espérance.

C'est Bellini, Lamartine de la musique, qui, dans sa poésie profondément mélancolique, erre sans cesse autour de trois ou quatre idées, souvenir, désir, espoir vague et incomplet : Bellini, qui ne vous dit son secret qu'à demi, et n'a jamais trahi sa pensée intime, la pensée nationale, si ce n'est peut-être une seule fois dans un chœur de la Norma. C'est Meyerbeer, —car Meyerbeer est Italien — traduisant en notes la lutte et l'émancipation. C'est Donizetti, qui un jour nous explique Byron dans sa Parisina, un jour dans L’Elixir d'amour verse à pleines mains sur nos tètes les roses de la volupté, parce qu'il paraît avoir désespéré de trouver l'accord national, l'accord puissant, qui mette la foi dans nos cœurs, et une épée dans nos mains ; plus tard il se ravise, médite une musique sociale, nous donne la partition de Marina Faliero, et, par la bouche d'Israël Bertucci, personnification de la pensée populaire, lance un terrible défi aux oppresseurs, et une prophétie de délivrance aux opprimés. — Là est l'art ; là il s'épanche encore, et enivre d'enthousiasme la foule avide qui se sent devinée. Ou bien, fatigué d'attendre, l'art s'élève tout à coup, sublime, et, devançant l'heure, se révèle par l'action : il se trouve une expression qui n'a pas de traduction sur la toile, ni dans les pages de l'écrivain ; il sillonne d'un éclair de feu qui nous couvre, s'incarne en un être, et jette aux générations qui rampent à ses pieds une promesse d'avenir.

Alors, l'art c'est une femme que je connais prosternée devant des tombeaux à Santa-Croce, oubliant les temps et les lieux, élevant sa voix dans le temple qui contient nos gloires, et protestant au nom du passé contre l'abjection présente. — L'art, c'est une jeune victime plongée dans quelque cachot, d'où elle ne sortira que pour mourir, conservant sa sérénité d'apôtre, son sourire de croyant. L'art, l'art sacré, l'art de Dieu, c'est toi, ô mon Jacopo, mon frère, noble suicide, qui as soustrait ton âme vierge à la tyrannie, et n'as pas voulu qu'elle fût souillée du spectacle de la lâcheté de ceux qui avaient fait serment de mourir purs avec toi ! Car l'art, c'est la foi, c'est le sacrifice, c'est la vertu ; et partout où vous trouvez à vous prosterner devant de pareilles images, ne dites pas que l'art est mort ; ne blasphémez pas l'avenir, priez, et attendez : les jours viendront. »

Joseph Mazzini, "de l'art en Italie", Revue républicaine, vol. 5, 1834.

La dictature peut-elle servir à étayer la Monarchie ?


◄ en signant les ordonnances du 25 juillet 1830 qui suppriment la liberté de la presse, Charles X viole délibérément les principes de la Charte. Paris. Musée Carnavalet.


« Le maintien des libertés publiques, non moins que le salut du trône, exigent absolument que le Roi se revêtisse le plus tôt possible de la dictature qui lui appartient dans les cas où la sûreté de l'Etat est compromise ; et que, profitant des lumières que l'expérience de la Charte lui a données, il révise, dans sa haute sagesse, les institutions qui entravent sa marche. La nécessité de cette grande mesure est généralement sentie par tous les hommes qui se sont trouvés depuis quinze ans à la tête des affaires.

Parmi tant de ministres qui ont été appelés à mettre la Charte à exécution, il n'en est pas un peut-être qui, dans le secret de sa conscience, ne reconnaisse aujourd'hui qu'il y a contradiction entre les divers éléments de la puissance législative; que cette contradiction doit entraîner la perte de la monarchie, et qu'il est impossible de sauver le trône par des moyens légaux, c'est-à-dire, par des moyens concertés avec la Chambre actuelle des Députés , ou toute autre chambre émanée des collèges électoraux. Qui donc empêche que cette mesure ne soit prise? Il faut le dire : c'est le manque de résolution. […]

Qu'ont-ils fait pour le trône tous ces mille ministres qui se sont si rapidement succédé depuis la restauration ? En est-il un qui ait songé à établir une institution qui n'eût pas pour but le moment présent et l'intérêt de sa propre conservation ? Qui d'entre eux a songé à la France? Qui a songé au trône, attaqué avec tant de rage dès le jour même où il fut relevé ? Qui a songé à arrêter cette démocratie dévorante qui s'approche du trône et menace de l'engloutir?

Est-ce être gouvernés que de l'être comme nous le sommes depuis quinze ans? Est-ce avoir une constitution, un roi, des libertés, un ordre quelconque ? "C'est vivre seulement, et aller d'un jour à l'autre. L'état des affaires n'est ni paix ni trêve. C'est un repos d'assoupissement qu'on procure au peuple par artifice, et le sommeil des coupables n'est pas plus agité ni plus inquiet que cette trompeuse tranquillité" (Pensées de Balzac, page 223).

Il est temps que ce désordre finisse et que nous cessions d'être le jouet de quelques misérables et la risée de l'Europe. Il ne s'agit plus de caresser de vaines théories ; il s'agit d'établir enfin un gouvernement. Voulons-nous la Royauté ? Veuillons donc tout ce qui constitue la Royauté : une noblesse, des privilèges, des rangs et des distinctions politiques. Il n'y a pas de Royauté sans cela. C'est être le peuple le plus inconséquent de la terre ; c'est vouloir à la fois et ne vouloir pas, que de nous obstiner à établir une monarchie républicaine, c'est-à-dire, une monarchie fondée sur l'égalité. Nous perdrions à ce travail insensé nos efforts et nos peines. Un tel mode de gouvernement n'est pas chose qui puisse exister, parce qu'il met sans cesse en présence deux principes inconciliables : la Royauté et la République; et qu'au lieu d'établir la paix dans l'Etat, il y établit au contraire une guerre nécessaire et permanente, dans laquelle un de ces principes doit finir par triompher de l'autre.

Que la Royauté fasse donc ce que tout autre pouvoir ferait à sa place : qu'elle se sauve elle-même, puisque les choses sont arrangées de manière qu'aucun autre pouvoir politique ne peut l'aider à se sauver. Qui serait assez insensé pour aller demander à des hommes investis d'une grande autorité de se proclamer inhabiles à l'exercer, et de s'en dépouiller en faveur d'une classe de citoyens plus élevés et plus recommandables? Il ne faut pas braver la nature humaine et se jouer de ses infirmités.

Si la révolution se borne à crier, on se bornera à lui fermer la bouche ; si elle en appelle à la force, point d'hésitation : "Qu'on se garde de lui envoyer des gens de robe longue, chargés d'offres et de conditions; mais qu'on aille la visiter avec des canons et des soldats" (Pensées de Balzac, page 224), et qu'on la mette pour toujours hors d'état de troubler le monde.

Les Bourbons ne connaissent point assez tout le danger de leur faiblesse. Qui leur parle? Qui leur dit l'état exact des choses ? Eux-mêmes savent-ils interroger le silence qui les entoure? Hélas ! le peuple les contemple déjà avec une tendre pitié! Lorsqu'il les voit s'obstiner à ne passe défendre; se laisser abreuver d'outrages ; abandonner pièce à pièce toute leur autorité J il s'habitue à les considérer comme des victimes irrévocablement condamnées. Il ne sait, il est vrai, comment expliquer cette rigueur du ciel. L'antiquité de leur race; la douceur héréditaire de leur domination ; leur piété exemplaire; leur fidélité à leurs engagerions; tout semble devoir éloigner d'eux un arrêt si sévère : mais cependant le peuple y croit, et celte destinée semble se manifester déjà par les signes les plus menaçants.

Que les Bourbons se hâtent donc d'éclaircir leur sort et de conjurer ces sinistres présages. Qu'ils croient à leur force, et chacun y croira avec eux. Leur cause est aujourd'hui la cause de la propriété, de l'ordre et de l'indépendance nationale. Sans les Bourbons, il n'est plus personne en France qui puisse être assuré de ses biens, de sa liberté et de sa vie.

Ce n'est point la crainte d'être quelque jour en butte à la fureur des Jacobins qui m'arrache des cris si persévérants. Mourir de la révolution, ou de l'une de ces mille pestes qui affligent l'humanité, qu'importe ? Mais, tomber sans défense sous les coups de son ennemi, et n'avoir point à saisir quelque arme, quelque épée y il y a dans un pareil sort quelque chose qui ne se peut supporter.

Les révolutionnaires ont voulu la liberté indéfinie de la presse ; ils périront par la presse. La révolte n'aura pas seule ses menaces et ses foudres. Le dévouement aussi pourra faire entendre sa voix, et porter l'épouvante dans l'ame des factieux. Le Roi sera éclairé sur les piéges tendus à sa loyauté. Il saura les complots ourdis contre sa maison, et les moyens légaux à l'aide desquels on espère renverser son trône. […] »


Charles Cottu (conseiller à la Cour royale de Paris), De la nécessité d'une dictature, Paris, Belin-Mandar et Devaux, 1830 (mars), p. 134 et suiv.

 
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« Pour étayer la monarchie, on cite avec emphase l'exemple de la république romaine, qui, dans les grands dangers, créait un dictateur. Citation qui ne prouve rien pour une dictature perpétuelle : et qu'on se ressouvienne que cette dictature tant vantée a détruit la liberté romaine et l'empire.

Mais j'attaque même la dictature limitée des Romains ; et loin d'en être l'admirateur, je n'y vois que l'aveu de l'insuffisance des lois, de la faiblesse des bases de son gouvernement; je ne vois que lu morale, la raison éternelle ensevelie sous le monstrueux et ruineux édifice de ces édits, de ces ordonnances, décès plébiscites que le délire guerrier de ce peuple féroce, assassin, avait élevé.

Je vois qu'on n'avait recours à ce moyen que parce qu'on manquait d'une bonne constitution, que parce que cette république d'oppresseurs, ce sénat de tyrans n'avait que des lois que le temps, la nécessité, le malheur avaient dictées; mais des lois prises dans les rapports éternels d'homme à homme, ils n'en avaient pas. Cicéron, Atticus, Epictète étaient dignes de leur en donner; mais il aurait fallu qu'il leur eût été permis de détruire les fantômes qu'on avait élevés, et qui gouvernaient l'empire : mais malheureusement pour sa durée, il n'était pas en leur puissance d'apporter une main réformatrice sur ce tas d'usage de lois qu'un état violent, que la force autorisait […]

A quoi servait donc cette dictature tant citée, tant vantée ? A rendre l'exécution unique et par-là plus active. Eh bien ! Au lieu d'avoir recours à ce moyen ruineux, dangereux, organisez si bien le corps politique, pour que, dans nulle occasion, on ne puisse empêcher ses efforts sans se nuire ; que chacun voie que son plus grand intérêt est l'exécution de la loi. Vous verrez s'il est besoin que la force coercitive soit un seul instant dans la main d'un seul, pour commander l'obéissance pour sa parfaite célérité. Cette opinion n'est qu'un monstre dans l'ordre moral, un fantôme politique, né de la tyrannie, de l'esclavage et de l'impuissance de faire des lois.

La révolution de la France, et toutes celles qui s'opèrent par les forces du peuple, ont bien démontré à qui veut voir, qu'il n'est pas besoin que la force exécutrice ne soit confiée qu'à un seul, quand le salut de tous commande. Il faut des lois immuables, qui ne puissent agir que par ce mobile. La cause de la destruction des empires est dans son absence, vient de ces lois individuelles et nécessairement contradictoires, que le défaut de calcul, de génie a enfantées. Elles amènent, par leur choc, la guerre intestine, bientôt la guerre civile, la confusion et la ruine inévitable des forces sans cesse agissantes contre l'âme de la patrie.

On s'étonne d'avoir vu tomber les empires ; je serais bien plus surpris s'ils existaient encore. Des hommes de génie ont recherché la cause de leur décadence, de leur chute ; ils ont vu les conséquences des principes de leur ruine ; ils ont tous pris les effets pour la cause.

On assure, avec audace, que c'est telle ou telle cause qui a détruit Carthage, Athènes et Rome. Eh ! Messieurs, qui vous a si bien instruits ? Les empires tombent l'un sur l'autre, peut-être parce que tout doit tomber : mais s'il est permis, à nous, placés si loin des événements, environnés, accablés de préjugés que le gouvernement, que les tyrans politiques et religieux, que les siècles ont fait naître, s'il nous est permis, dis-je, d'avancer une opinion, à nous qui ne pouvons souvent pas démêler le fil d'une intrigue, d'un fait qui s'est passé sous nos yeux, j'ose assurer que le défaut de morale en a été la cause principale. »

Louis de La Vicomterie de Saint-Samson, Du peuple et des rois, Paris, Rouanet, 1833 (3e éd.), pp. 27-31

mardi 16 février 2010

Les dangers de l'emprisonnement cellulaire analysés sous le Second Empire

« Lorsqu'un détenu entre en cellule, il est pris d'un sentiment de haine, de colère contre les chefs de l'établissement, contre les gardiens et contre tous ceux qu'il accuse de cette peine disciplinaire et de la peine primitive, contre ceux qui l'ont conduit au crime ou l'ont dénoncé. En un mot, il repasse toute sa vie avec un sentiment de rage. Cette colère est souvent concentrée : chez des caractères plus ardents, elle se manifeste par des injures, des menaces, des voies de fait envers les surveillants; ils brisent leur mobilier, leurs vêtements. De là aggravité de peine ; fers aux mains et aux pieds, des coups.


Dans l'un et l'autre cas, la nature succombe enfin, par l'influence du défaut d'espace dans la cellule; par la nature de l'air qu'on y respire; par le régime atténué. Alors le détenu tombe dans une sorte de stupeur, il ne sent pas, il ne pense plus. On le croit corrigé, amélioré; il n'est qu'affaibli, qu'abruti.

Le défaut de mouvement produit l'atrophie des membres, l'impuissance à exécuter leurs fonctions ; dans la cellule tout s'atrophie : muscles et centre cérébro-spinal ; corps et âme.

Voilà ce que nous ont dit des centaines de détenus qui avaient passé par les cellules de punition, et ils ajoutaient : « Ceux qui disent le contraire sont des hypocrites. » Nous le croyons.

La commission trouve la nourriture suffisante, et les détenus ne s'en plaignent pas. (Ann. d'hyg., t. XLIX, pag. 53.) Elle n'est suffisante que parce que les forces digestives perdent leur activité, que le corps est inactif, que l'organisme dans la stupeur ne sollicite pas des moyens réparateurs. Ce régime concourt à amener l’asthénie générale dont l'encellulement est le résultat; mais on voit bientôt le détenu maigrir, pâlir. C'est ce que nous avons toujours observé.

Nous avons voulu rectifier une erreur qui s'était glissée dans le travail de la commission ; erreur portant sur la base d'appréciation du chiffre des suicides. Nous avons noté, à cette occasion, quelques réflexions, et le résultat de notre expérience de vingt-six ans de service médico-chirurgical d'une immense prison, dans laquelle les cellules sont en usage comme moyen de répression disciplinaire.

Nous ne rejetons pas l'isolement solitaire, mais nous ne pouvons y voir une panacée universelle applicable à toutes les maladies morales, à tous les temps de ces maladies, à tous les tempéraments moraux, etc. L'isolement cellulaire est un puissant moyen de thérapeutique des maladies morales, comme il l'est dans quelques cas des maladies mentales. Dans celles-là, comme dans celles-ci, il doit être employé pour remplir une indication, et dosé en conséquence du cas particulier qui exige son emploi. [...]

La prison doit être un hôpital du moral, une école où l'on refera l'éducation morale, intellectuelle et professionnelle du condamné. En l'habituant à gagner sa vie par son travail, à vivre en société de ses semblables sans leur nuire. Les travaux de voierie, de canalisation, d'assainissement des sols insalubres, appellent leurs bras, et offrent un moyen de former des ateliers-écoles. Ces ateliers ouvriraient des voies à l'agriculture, étendraient son domaine ; ils rendraient les moyens de communication plus faciles et plus prompts.

Ainsi, les condamnés seraient employés à percer des tunnels à travers les montagnes que gravissent les routes. Un tunnel est une prison naturelle, où seraient enfermés les condamnés et gardés facilement. Les campagnes souffrent par le mauvais état des chemins vicinaux et des chemins d'exploitation rurale. Le mauvais état de ces chemins est en raison de la misère des villages, et ceux-ci ne peuvent y remédier sans les fonds municipaux. Rien de plus simple que de faire exécuter, par les ateliers-écoles des condamnés, les travaux nécessaires à ces chemins communaux.

Si l'on prétend organiser un système général dans le sens que nous indiquons, on n'arrivera jamais à un résultat. Mais qu'il soit ordonné, à chaque préfet du département où est sise une maison centrale, d organiser un ou plusieurs ateliers des cent meilleurs sujets, pris parmi ceux qui seraient les moins dangereux à la société en cas d'évasion : les insubordonnés militaires, les condamnés pour voie de faits simples, et qui auraient fait une partie notable de leur peine.

Il serait encore mieux d'organiser les ateliers des nouveaux condamnés, sans les laisser passer par l'enseignement mutuel du vice des maisons centrales, et en constituant les ateliers d'individus pris hors de la classe des voleurs.

Nous conserverions l'isolement cellulaire aussi pour les prévenus, à la condition que la justice hâterait davantage l'instruction des petits criminels, et que le prévenu aurait à sa disposition un petit préau à ciel ouvert, où il pût prendre l'air aussi souvent qu'il le jugerait utile. »

"Quelques remarques sur le rapport de la commission sanitaire de la prison de Mazas, par M. Boileau de Castelnau", Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1853 (cf. note 1).


 
« Le moment où le détenu voit se fermer sur lui la porte de la cellule produit une impression profonde sur l'homme qui a reçu de l'éducation comme sur celui qui a toujours vécu dans l'ignorance, sur le criminel comme sur l'innocent, sur le prévenu comme sur le condamné : cette solitude, l'aspect de ces murs, ce silence absolu l'effrayent et le confondent. S'il a de l'énergie, s'il possède une âme forte et bien trempée, il résiste, et peu de temps après il demande des livres, de l'occupation, du travail. Si c'est un être faible et pusillanime, il se laisse abattre ; insensiblement il devient taciturne, triste, morose; bientôt il refuse ses aliments, et s'il ne peut occuper ses mains, il reste de longues heures immobile sur son escabeau, les bras appuyés sur la table, les yeux fixés sur elle. Quelques jours encore, et la promenade ne sera plus un besoin pour lui, et les visites des aumôniers ne le soulageront guère, et les paroles des médecins ne le tireront pas de ses rêveries.

Selon les degrés de son intelligence, selon ses habitudes, sa manière d'être, son organisation morale, la monomanie prendra une forme érotique ou religieuse, gaie ou triste.

Les affections dépressives sont les plus ordinaires ; mais à côté des mélancolies les mieux caractérisées, nous avons vu l'exaltation la plus complète : un ancien militaire, par exemple, s'excitant au combat, à la mêlée, parlant de cliquetis d'armes et de bruits de clairons ; un commis, détenu pour vol d'une cravate, soupirant sans cesse des vers à sa maîtresse; un choriste de l'Opéra se livrant à la danse la plus échevelée.

Cependant dans les moments de calme, d'intermittence, ces malheureux répondent parfaitement aux demandes qu'on leur adresse ; souvent même il faut un interrogatoire minutieux pour déterminer le point sur lequel leur esprit divague et se perd.

De pareils troubles de l'intelligence sont inhérents au système ; ils prennent naissance chez des individus qui jouissaient antérieurement d'une parfaite santé, qui n'avaient présenté aucune prédisposition héréditaire ou acquise, et, de plus, ils sont facilement modifiés par un traitement convenable; ils disparaissent avec la cause première. Nous avons signalé plus haut l'heureuse influence des distractions, de la société, des promenades, du transfèrement dans une maison en commun. Tout ce qui précède nous autorise donc à admettre cette proposition :

"Fréquence plus grande, pour le régime cellulaire, des aliénations mentales." […]

Abordons enfin cette question si délicate et si controversée des suicides.
 
En principe, le nombre des aliénations mentales, et partant des suicides, est en rapport avec l'état politique du pays : dans les moments de calamités et de discordes civiles, aux jours de troubles de la cité, aux époques de bouleversement social, l'imagination s'exalte, et l'exaltation conduit bientôt à la folie : « Plus le cerveau est excité, s'écrie Esquirol, plus la susceptibilité est active, plus les besoins augmentent, plus les désirs sont impérieux, plus les causes de chagrin se multiplient, plus les aliénations mentales sont fréquentes, plus il doit y avoir de suicides. »

Depuis un demi-siècle, le flux et le reflux révolutionnaire ont changé bien des positions sociales, et l'accroissement des suicides est réellement effrayant dans cette période. […] Dans Paris, de 1817 à 1821, le terme moyen des suicides a été de 346 ; en 1834 de 247 ; en 1849 de 303 ; en 1850, de 391 […]

Nous possédons les indications et les renseignements les plus précis sur tous les suicides et une grande partie des tentatives survenus à Mazas. En les consultant avec attention, ils nous ont fourni une preuve directe pour admettre que cette énorme quantité de morts volontaires est inhérente au système, ou du moins qu'elle en est une des conséquences les plus immédiates.

Voici quelques détails à ce sujet :

Sur les 26 suicidés, 21 étaient prévenus, 5 seulement condamnés.

25 fois la mort est survenue par suspension au moyen de courroies ou de cravates à la tringle de tirage de la fenêtre: ou à son barreau, à la planche de la cellule, à l'anneau qui fixe le hamac, au bec de gaz, etc. Une fois une cuillère de bois et une cravate ont suffi pour opérer la strangulation. Parmi les tentatives, 2 prévenus voulaient s'empoisonner en fabricant du vert-de-gris par l'infusion de quelques sous dans de l'urine. La nature des préventions et des condamnations, pour être diverse, ne présentait pas d'ordinaire une bien grande gravité.

Sur les 21 prévenus : 6 l'étaient pour vagabondage ou mendicité ; 4 pour attentat à la pudeur; 8 pour vols (parmi ceux-ci deux de peu d'importance, 1 habit, 12 bûches); 3 pour coups, rébellion à la force publique, rupture de bans.

Des 5 condamnés : 2 l'étaient à 3 et 6 mois d'emprisonnement pour vol ; 1 à 2 mois pour abus de confiance ; 1 à un an pour rupture de ban ; aux travaux forcés à perpétuité pour vol qualifié.

L'enseignement qui découle de la durée du séjour me parait devoir mériter une attention particulière. 14 fois le suicide a eu lieu dans les 8 premiers jours (de 1 à 8) ; 3 fois dans le premier mois (de 9 à 30) ; 7 fois dans les deux mois (de 30 à 60) ; 2 fois dans le cours du troisième mois (de 60 à 90).

Pour ce qui est de l'âge : 3 avaient moins de 20 ans ; 6 de 20 à 40; 7 de 40 à 50 ; 10 de 30 et au delà.

Ces notions, qui nous ont semblé très intéressantes, conduisent aux résultats suivants:

1° En général, les détenus qui se sont suicidés n'étaient pas de la catégorie de ces hommes pervers, perdus de dettes ou de crimes, misérables sans foi ni loi, ne possédant ni feu ni lieu.

2° La grande majorité était en prévention pour des délits qui les rendaient spécialement passibles de la police correctionnelle.

3° L'impression première de la solitude, de l’encellulement, a été si violente, que la pensée de la destruction est née instantanément avec une force extrême dans leur esprit. Deux d'entre eux avaient cessé de vivre le lendemain même de leur arrestation ; 14 sur 26 n'avaient pas dépassé la huitaine.

4° C'est dans la force de l'âge, chez les hommes qui ont déjà traversé la vie et ses péripéties, que cette passion est la plus énergique. »

Prosper de Pietra Santa (1820-1898), Mazas: études sur l'emprisonnement cellulaire et la folie pénitentiaire, Paris, Librairie de Victor Masson, 1858.

 
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Note 1 : le rapport de la commission sanitaire publié dans les Annales d'hygiène publique et de médecine légale (1853) est accessible sur le site de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine (BIUM) :  http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/cote?90141x1853x49
Note 2 : sur l'adoption du système cellulaire sous la Monarchie de Juillet (1836) et son abandon au début du Second Empire (circulaire de Persigny en date du 17 août 1853), voir : http://prison.eu.org/article.php3?id_article=1902

 

lundi 15 février 2010

"Ah ! la délicieuse manière de voyager !" (Mme E. de Girardin, 1837)








« 25 août 1837.

Aujourd'hui a eu lieu l'inauguration du premier chemin de fer parisien ; demain l'ouverture, aujourd'hui l'inauguration ; ne confondez pas : demain le public, aujourd'hui les élus. Pendant que nous écrivons ces lignes, nous avons auprès de nous un de ces élus qui arrive à l'instant de Saint-Germain; il nous conte son voyage en déjeunant ; il mange, oh ! mais il mange de manière à ruiner à jamais toute entreprise de chemin de fer, car si c'est une économie de voyager si vite et pour si peu, ce n'en est pas une de rapporter de ses voyages une faim dévorante, que rien ne peut assouvir. Cet infortuné jeune homme, qui est un de nos plus proches parents, est sorti de chez lui ce matin à sept heures, après avoir solidement déjeuné; il est arrivé rue de Londres, joyeux et dispos; il est monté dans une excellente berline ; il s'y est assis fort à l'aise sur de très bons coussins, il a entendu un roulement, et puis bst il est arrivé à Saint-Germain. Il prétend avoir aperçu quelques arbres dans la campagne pendant la route, mais il n'oserait l'affirmer; il sait cependant qu'il a passé sous une voûte, et qu'il est resté une grande demi-minute privé complètement de lumière.

En arrivant à Saint-Germain, son âme s'est attristée en songeant qu'il lui avait fallu si peu d'instants pour être si loin de toute sa famille et de tous ses amis; alors il a voulu repartir, mais il doutait de la promptitude du retour. Cela est naturel, nous ne savons pourquoi; mais en général on part plus vite que l'on ne revient; il est reparti, et bst le voilà arrivé à Paris; vingt-six minutes pour aller, vingt-six minutes pour revenir; quel charmant voyage! une voiture très-douce, point de cahots; point de postillons ivres, point de chevaux blancs attelés avec des cordes; point d'embarras, aucun ennui; les compagnons de voyage sont tous charmants, on n'a pas le temps de les voir; on apprend le lendemain qu'on a fait la route avec son frère, mais il regardait à gauche et vous à droite : vous ne vous êtes pas reconnus. Quel plaisir de se promener sur l'impériale de la voiture ! s'il pleut, on n'a pas le temps d'ouvrir son parapluie. Ah ! la délicieuse manière de voyager ! Mais, hélas ! chaque belle invention a son mauvais côté : à peine arrivé, une faim horrible vous dévore; vous venez de faire dix lieues, et la faim ne vous fait point de grâce, vous avez l'appétit qu'on a quand on vient de faire dix lieues. L'estomac se fait à l'image de la route, un chemin de fer produit un estomac de fer. Ô gastronomes ! quelle découverte pour vous!

Les chevaux sont, dit-on, indignés, humiliés, furieux ; on prétend qu'ils se révoltent contre cette nouvelle invention ; il y en a de présomptueux qui veulent lutter de vitesse avec les wagons. On raconte qu'hier, plusieurs chevaux, sur la route, en voulant dépasser les voitures, se sont emportés, car hier déjà la reine et les princesses sont allées à Saint-Germain. La reine est la première femme qui soit montée dans la voiture aérienne ; aujourd'hui le grand chancelier de France et trois ministres ont fait le voyage : le ministre de l'instruction publique, le ministre des finances et le ministre de la justice; et les mauvais plaisants de s'abandonner aussitôt à leur légèreté naturelle... Jamais l'instruction n'avait été plus rapide, disait l'un. La justice est prompte aujourd'hui, disait un autre. Le ministre des finances serait bien content, disaient les plus malins, si son budget pouvait passer aussi vite. Toutes sortes d'aimables bêtises, qui n'en sont pas moins l'esprit français. »

Oeuvres complètes de madame Émile de Girardin (née Delphine Gay), vol. 4, Paris, H. Plon, 1860.

vendredi 12 février 2010

Folie et politique en 1848 (Dr Bergeret, 1863)

«… la folie est une des pages les plus intéressantes et les plus véridiques de l'histoire du cœur humain. On voit, dans l'existence des nations, des moments d'effervescence où cette affreuse maladie multiplie ses victimes d'une manière effrayante, et présente des particularités bien dignes de fixer l'attention. La révolution de février 1848 est de ce nombre; elle a jeté tout à coup dans les esprits une perturbation profonde. Une sorte d'agitation fébrile a circulé dans tous les membres du corps social. Les idées les plus étranges, les théories les plus bizarres, lancées au milieu de la foule par d'orgueilleux sectaires qui ne poursuivaient, dans leurs faciles triomphes sur l'inexpérience dos masses populaires, que les coupables rêves d'une vanité sans frein et d'une insatiable ambition. Et la foule ignorante s'est jetée avidement sur ces appâts trompeurs qui flattaient les mauvaises passions du cœur humain. D'autre part, beaucoup d'esprits faibles ont succombé sous le poids des terreurs que leur imprimaient la voix menaçante des partis et les hurlements des factions. Aussi les cas d'aliénation mentale se sont-ils multipliés d'une manière effrayante. J'en ai observé, pour ma part, dix fois plus que dans les temps ordinaires. [...]

Je n'en finirais pas, si je voulais rapporter avec leurs détails tous les cas de perturbation mentale que j'ai observés après l'avènement de la Seconde République. [...]

Un vieux militaire peu intelligent, dur, grossier, ne connaissant que la force brutale, avait sa pauvre tête montée contre les nobles, les riches et les prêtres. Poursuivi par des hallucinations, il alla une nuit, à une heure du matin, par un beau clair de lune, enfoncer à coups de hache la devanture d'un des principaux magasins de la ville, la prenant pour un château. Un jour il tordit le cou à son chat, qui était noir; il disait que c'était un calotin. Chez lui, il avait toujours une hache à ses côtés pour se défendre contre les aristocrates.

La femme d'un horloger, bilieuse, jalouse, triste, colère, croyait que les blancs l'avaient empoisonnée. Elle ressentait un feu intérieur tel qu'elle passait tout son temps à prendre des lavements d'eau fraîche. Elle n'interrompait jamais ces exercices, pas même en ma présence, pendant mes visites. Quand elle était restée cinq minutes sans lavement, elle s'écriait avec un accent déchirant : je brûle ! je brûle ! et sa main se précipitait sur la seringue. Elle avait constamment à côté d'elle un seau d'eau fraîche pour la remplir.

Un jeune homme d'une intelligence bornée, mais fort sentimental, étant un soir en rendez-vous avec sa maîtresse, dans un lieu solitaire, se mit tout à coup à marcher précipitamment, avec un air inspiré, en s'écriant : je suis un Messie ; je veux changer la face de la terre, etc. J'appris ces détails de la bouche de la jeune fille, qui, le lendemain, était si souffrante, par suite de la frayeur que lui avait imprimée la scène de la veille, que son père m'avait envoyé chercher.

Un de mes parents avait pour valet un jeune homme, qui, dans des rapports intimes avec un instituteur pédant et socialiste, avait pris un goût effréné pour la lecture. Je l'ai rencontré plusieurs fois lisant le journal la Réforme à côté de sa voiture de foin ou de blé qu'il ramenait de la campagne. Un de mes fermiers, qui avait couché par hasard une nuit dans sa chambre, se plaignit amèrement le lendemain de ce qu'il ne l'avait pas laissé fermer les yeux, parce que, malgré toutes ses protestations, il n'avait pas cessé de le catéchiser toute la nuit pour l'enrôler parmi les adeptes de la république démocratique et sociale. Ce valet apôtre avait pour maître le meilleur des hommes, un sincère ami du peuple, un homme de bien par excellence. Dans ses accès de fureur révolutionnaire, il disait de lui qu'il était un aristo, un tyran, un despote, un monopoleur.

Le sentiment de l'orgueil s'était tellement exalté dans toutes les têtes, chacun était si empressé de sortir de sa condition, qu'une jeune femme, qui avait fait une étude approfondie du phalanstère, se pénétra si bien des idées de Fourier qu'elle en perdit la tête. On la vit sortir avec des vêtements d'homme. Un jour qu'elle était très-agitée, son mari m'ayant fait venir près d'elle, il me fut impossible de l'aborder. Elle entra en fureur, déclarant qu'elle ne recevrait jamais les soins d'un médecin tant qu'il ne serait pas permis aux femmes de prendre le diplôme de docteur. Cette malheureuse est allée finir ses jours dans une maison de santé. [...]

Au milieu de la fermentation générale qui agitait toutes les têtes, on voyait peu de cerveaux qui ne fussent plus ou moins atteints par l'émotion vertigineuse qui courait dans l'air. Il y avait, si je puis m'exprimer ainsi, des millions de demi-fous et de quarts de fou. Il est peu d'hommes qui aient eu le don de s'élever au-dessus de cette mêlée bruyante et confuse des opinions excentriques et des théories bizarres, dans la région sereine des idées lucides et des saines conceptions. [...]
 
Les faits consignés dans ce mémoire doivent conduire à des conclusions pratiques d'une haute importance. Je vais les formuler brièvement.


1° Les idées d'indépendance exagérée, de liberté sans frein, les attaques immodérées contre les grands principes sociaux, tout ce qui peut, en un mot, ébranler dans l'esprit du peuple la confiance dans les institutions, doit être proscrit par les gouvernements, avec la plus grande sévérité, de toutes les publications qui peuvent tomber au milieu des masses populaires. En effet, le tableau des malheurs que les idées subversives ont provoqués, après 1848, n'est-il pas un véritable martyrologue du peuple ? Ces idées sont, pour l'état mental des populations, comme des miasmes dangereux qui y développent des épidémies morales plus redoutables que le typhus ou le choléra. S'il est du devoir des gouvernements de garantir les populations des émanations méphitiques qui engendrent les maladies, à plus forte raison doivent-ils les préserver des théories malsaines, des idées corruptrices qui font éclater des épidémies mentales aussi terribles que celle de Février 1848.

2° Quand une tempête sociale est venue jeter un trouble profond dans les esprits, ébranler les consciences les mieux affermies, il faut que les hommes dont l'habileté et le courage ont ramené dans le port le vaisseau de l'État qui sombrait au milieu des récifs, soient pleins d'indulgence pour les ignorants qui ont eu un moment d'absence au milieu des éléments révolutionnaires déchaînés par la tempête. Toute la rigueur des lois doit être réservée pour les ambitieux agitateurs qui, au milieu de la tourmente, jouent, vis-à-vis des cultivateurs et des ouvriers non expérimentés, le rôle du Bertrand de la fable à l'égard du pauvre Raton.

On ne doit laisser circuler au sein des masses populaires que des idées saines et justes. Il faut en proscrire toutes les impuretés morales, comme on purifie, par les règles de la salubrité, l'air destiné à la respiration. Malheur aux sociétés qui laissent répandre librement des doctrines pernicieuses, car il y a toujours des mauvaises natures qui les accueillent avidement, comme il y a des tempéraments si malheureusement organisés, qu'ils reçoivent et font éclore le germe de toutes les épidémies.

J'aurais pu livrer plus tôt à la publicité les observations contenues dans ce mémoire ; mais j'ai voulu laisser aux passions soulevées par la révolution de Février le temps de s'apaiser. Ce n'est pas au lendemain d'une grande bataille dont il a été témoin, et le cœur encore plein des émotions qu'il a ressenties, que l'historien peut en raconter les détails les plus navrants avec le calme et l'impartialité que réclame un pareil sujet. »


Docteur Bergeret (médecin en chef de l’hôpital d’Arbois), "Cas nombreux d'aliénation mentale d’une forme particulière ayant pour cause la perturbation politique et sociale de février 1848", Annales d’hygiène et de médecine légale, 2e série, t. XX, 1863.

jeudi 11 février 2010

L'augmentation de la taille moyenne des individus d'après la statistique militaire

1° Le minimum de la taille du soldat a été fixé ainsi qu'il suit à diverses époques et chez divers peuples :

Soldat romain, d'après une loi de Valentinien : 1 m 665
Soldat français, d'après une ordonnance de Louis XIV, du 26 janvier 1701 : 1 m 624
Soldat français,
— de 1799 à 1803 : 1 m 598
— de 1804 : 1 m 544
— d'après la loi du 40 mars 1818 : 1 m 576
— d'après la loi du décembre 1830 : 1 m 540
— d'après la loi du 11 mars 1832 : 1 m 560

Soldat belge : 1 m 570
Soldat prussien : 1 m 624
Soldat anglais : 1 m 620
Soldat cipaye : 1 m 650
Soldat sarde : 1 m 541

2° Le nombre des exemptions pour défaut de taille, en France, a diminué d'une manière notable depuis trente ans ; ce nombre, qui était de 929 sur 10 000 jeunes gens examinés dans la classe de 1831, n'était plus que de 600 dans la classe de 1860 ; en d'autres termes, 100.000 jeunes gens examinés ont donné en 1860 une augmentation rie trois mille deux cents quatre-vingt-dix hommes ayant au moins 1 m 560.

3° La taille est restée stationnaire dans quatre départements, savoir : Aisne, Maine-et-Loire, Gard et Creuse; elle a diminué dans dix-neuf départements et augmenté dans soixante-trois.

4° La proportion des jeunes gens ayant une taille supérieure à 1 m 732 (taille de cuirassier) est au-dessous de 5 pour 100 dans dix-huit de nos départements; elle s'élève à plus de 10 pour 100 dans vingt autres départements ; elle varie de 5 à 10 pour 100 dans quarante-huit.

5° Le minimum de ces hautes tailles correspond à la Haute-Vienne, représenté par 306; le maximum correspond au Doubs, qui est représenté par 1560 sur 10 000 recrues.

6° La taille d'une population n'est nullement, comme on l'a répété, l'expression du bien-être et de la misère, mais, «vaut tout, celle de la race; en d'autres termes, la taille est affaire d'hérédité.

7° Le nombre des jeunes gens d'une taille supérieure à 1 m 732 qui n'est que de 444 sur 10 000 recrues dans les départements de la Bretagne, s'élève à 904, c'est-à-dire à plus du double, dans les départements voisins de la Normandie.

8° II est permis d'attribuer l'accroissement de la taille en Fiance à ce que, sous l'influence de la cessation des grandes guerres de la république et du premier empire, les hommes de haute taille ont pu prendre une part plus active à la procréation des enfants, part dont ils se trouvaient antérieurement plus ou moins exclus, par suite du prélèvement par la conscription et de l'éloignement du sol français, de la presque totalité des hommes reconnus aptes au service.

9° Celte interprétation de la cause de l'accroissement de la taille en France s'accorde d'ailleurs avec ce fait, que la proportion des exemptions pour défaut de taille pour les individus nés de 1811 à 1816 (classes de 1831 à 1836) a constamment excédé 800, et s'est même élevée au chiffre énorme de 929 sur 10 000 examinés pour les naissances de 1811 (classe de 1831); tandis que, dès 1817, un au et demi après la cessation de la guerre, la proportion des exemptions a été constamment au-dessous de 800, et qu'elle s'est même abaissée ii 600 et au-dessous pour lus deux dernières classes sur lesquelles nous possédons des renseignements officiels.

10° Une taille supérieure à 1 m 895 ne s'est rencontrée que dans dix-huit de nos départements, une taille supérieure à 1 m 922 que dans cinq.

11° Parmi les recrues de l'armée anglaise, une taille supérieure à 1 m 720 a été constatée : chez les Irlandais, 1707 fois sur 10000 recrues; chez les Anglais, 1903; chez les Écossais, 2317.

12° En ce qui regarde le poids, 157 hommes sur 10 000 recrues de l'armée anglaise ont présenté un poids inférieur à 65 kilogrammes ; les sept dixièmes des recrues pesaient de 54 à 63 kilogrammes ; 55 hommes seulement sur 10.000 recrues avaient un poids supérieur à 77 kilogrammes.

13° Le poids moyen du soldat a été trouvé, dans un régiment de cipayes de Madras, de 50 kil. 397; dans un régiment de cipayes du Bengale, de 58 kil. 438 ; dans le régiment français des chasseurs à cheval de la garde, de 61 kil. 500.

14° Les années 1858 à 1860, comparées à 1831, ont donné l'énorme augmentation de CINQ MILLE DEUX CENT TRENTE jeunes gens aptes au service, sur 100 000 examinés.

15° La proportion des exemptions pour défaut de taille varie ainsi qu'il suit dans sept États de l'Europe :

16° Dans ces mêmes États, l'aptitude militaire suit la marche décroissante ci-après :


Extrait de : "Histoire médicale du recrutement des armées" par M. Boudin, in Annales d'hygiène publique et de médecine légale, t. XIX, J.-B. Baillière & Fils, janvier 1863.

mercredi 10 février 2010

La vulcanisation : ses dangers pour la santé des ouvriers (A. Delpech, 1861)


◄ Charles Goodyear (1800-1860), inventeur du procédé de vulcanisation au début des années 1840.


Cas d'intoxication suflo-carbonée relaté par le docteur A. Delpech au début des années 1860 :

« T…, vingt et un ans, ouvrier en caoutchouc, est entré, le 10 avril 1862, au n° 3 de la salle Saint-Ferdinand.

Dès l'âge de onze ans et demi, il a commencé à travailler le caoutchouc. Employé d'abord à l'imperméable jusqu'à l'âge de quatorze à quinze ans, il était seulement chargé de diriger la pièce d'étoffe lorsqu'elle passait sous le cylindre, et il n'imprimait point. A quinze ans, il passa à la vulcanisation au soufre, qu'il alternait par demi-journée avec le travail au sulfure. Ce dernier consistait dans le soufflage des ballons et des condoms vulcanisés avec le mélange de sulfure et de chlorure de soufre. Il ne le faisait que par intervalles et seulement quatre à cinq jours de suite. Il l'a continué jusqu'à la quinzaine qui a précédé son entrée à l'hôpital.

Il n'a jamais été employé à la dissolution ni au brassage des cuves que l'on est obligé de faire avec la main pour éviter, comme il dit, les grumeaux et les désagréments.

Les seules interruptions qu'il accuse sont celles qui ont été nécessitées par les souffrances suites du travail. Il est à remarquer dès l'abord qu'à l'âge de quinze ans les appétits génitaux s'éveillèrent chez lui, de bonne heure, comme il dit, et cette époque coïncide avec celle à laquelle il a commencé à subir l'influence toxique avec quelque intensité.

Toutefois, dès l'origine de son travail à l'imperméable, il fut atteint de céphalalgie violente et de vertiges intenses. Jamais il n'a perdu connaissance, mais il était comme ivre et se buttait contre tous les obstacles, sans avoir déraisonné jamais. D'ailleurs, dit-il, tous les ouvriers sont comme saouls. [...]
T… n'a jamais fait d'excès alcooliques.

Outre la céphalalgie et les vertiges, il était atteint assez fréquemment de diarrhée, et il ressentait de la faiblesse musculaire.

Mais c'est au soufflage qu'il a été sérieusement atteint. Des vomissements, une diarrhée beaucoup plus intense, une céphalalgie excessive, des vertiges portés jusqu'à la perte complète de connaissance se sont rapidement développés. Ces accidents d'ailleurs étaient observés chez tous les ouvriers, et ils atteignaient souvent même les femmes employées à coudre dans les ateliers à l'imperméable.

Sa mémoire s'altéra bientôt profondément ; il oubliait d'un moment à l'autre ce qu'il avait à faire. La parole était gênée, il ne pouvait articuler ce qu'il voulait dire, et il oubliait les mots : cela ne sortait peu. Il était facilement irritable et violent, sans aller pourtant jusqu'à des voies de fait. Plus lard, il est devenu triste, et cet état a persisté jusqu'à son entrée à l'hôpital. Il rêvait constamment de choses douloureuses ; agité par des cauchemars, il se réveillait en sursaut. [...]

Sa vue s'est profondément altérée ; elle s'est voilée, et la vision s'opère comme à travers un brouillard. Aujourd'hui encore, il ne reconnaît pas, même à une petite distance. La pupille dilatée est incomplètement contractile. Toutes ces observations ne portent d'ailleurs que sur l'œil gauche. A droite, en effet, la vue est bien plus altérée par suite d'un accident.

Il y a un an, une goutte de mélange vulcanisant a sauté dans l'œil droit ; une vive douleur s'est développée; une ophtalmie intense, qui aurait été caractérisée, dit-il, par le nom d'ophtalmie purulente, s'est développée, et maintenant encore il reste un staphylôme de la cornée et de l'iris.

L'ouïe, l'odorat, le goût, ne semblent pas avoir été troublés.

Il n'en a pas été de même des fonctions génitales. A quinze ans, dit-il, j'étais très fort sur l'article. II répétait, probablement sous l'influence d'une excitation toxique, le coït deux ou trois fois par jour. Bientôt un amoindrissement progressif prit la place de l'excitation, et à dix-huit ans l'anaphrodisie était presque complète. Les fonctions se rétablirent ensuite imparfaitement pendant quelque temps pour subir une dépression nouvelle, et depuis plusieurs mois, lors de son entrée à l'hôpital, il est à peu près complètement nul. L'érection est d'une extrême difficulté, l'éjaculation presque impossible. Depuis quinze jours même, toute excitation génitale a absolument disparu. Ses parties génitales sont dans un état normal de développement. [...]

Dès l'origine, un sentiment de fatigue et de courbature s'est produit. Au bout de trois ans, et soumis à une action toxique plus intense, T... marchait difficilement en se reposant à chaque instant. Ses bras avaient aussi beaucoup perdu de leurs forces, il ne pouvait rien soulever de lourd.

Il est inutile de revenir sur les dégoûts, les vomissements, la diarrhée intense avec coliques, qui ont marqué chez lui la première période. Il rend des gaz intestinaux fétides ; mais ce qu'il y a eu de remarquable, c'est qu'il a été poursuivi, depuis qu'il est soumis à une influence toxique plus vive, par une faim excessive qui a persisté presque jusqu'à ce jour.

Il a été et il est encore atteint d'un essoufflement très prononcé qui d'ailleurs ne s'accompagne d'aucune trace d'emphysème. [...] Les urines sont chargées ; elles présentent une forte odeur de sulfure, et elles déterminent, en traversant l'urètre, un sentiment de cuisson. [...]

On a vu que le malade était entré à l'hôpital dans un état presque absolu d'impuissance. Du 10 avril au 10 mai aucune érection diurne ou nocturne ne se produisit. A partir du 10 mai, il eut plusieurs fois pendant la nuit des érections très incomplètes.

Le 19 mai, il prit 4 milligramme de phosphore sous forme de pilule. Dès la nuit suivante, des érections intenses se développèrent et allèrent même, par leur intensité et leur persistance, jusqu'à la douleur.

On continua l'administration du médicament pendant quelques jours avec les mêmes effets, et T… demanda à sortir se sentant infiniment mieux.

Sa gaieté avait reparu ; sa mémoire était plus présente, ses forces plus grandes; il marchait sans secours. Son appétit commençait à se prononcer. Sa vue seule ne s'améliorait pas avec la même rapidité. Revu depuis (27 août), il nous a raconté les faits suivants : la guérison a persisté et même progressé. Sa force est plus grande, sa marche tout à fait ferme. Sa vue s'éclaircit de plus en plus; ses facultés génitales sont dans un état à peu près normal. Toutefois il a encore des vertiges. »

M. A. Delpech (professeur agrégé à la Faculté de Paris, médecin à l’hôpital Necker) « Industrie du caoutchouc soufflé. Recherches sur l’intoxication spéciale que détermine le sulfure de carbone » (mémoire lu à l’Académie impériale de médecine, dans la séance du 5 novembre 1861), publiée dans Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 2e série, tome XIX, Paris, J. Baillière, janvier 1863.

________________

Note :  « Vulcaniser le caoutchouc c'est le soumettre à l'action du soufre dans le but d'augmenter extrêmement son élasticité. On procède à cette opération de différentes manières. On peut immerger les feuilles de caoutchouc dans un bain de soufre fondu, ou les pétrir avec du soufre en poudre. On sulfure encore le caoutchouc à l'aide du chlorure de soufre, du bromure de soufre, ou du polysulfure de potassium. Mais quelle que soit la méthode que l'on préfère, il est un point essentiel : c'est d'élever la température vers 140 ou 150°. [...] La découverte de la vulcanisation du caoutchouc, qui fait perdre à cette matière ses principaux inconvénients, a imprimé les plus rapides progrès à son emploi général. A partir de ce moment, ses applications se sont extrêmement multipliées. [...] On en fait des tampons de machine pour amortir les chocs, des rondelles pour les cylindres des machines à vapeur, des soupapes pour les divers systèmes de pompes, des chaussures, des gants, des bandes pour suspendre le lit des malades dans les hôpitaux, des rouleaux pour les machines à imprimer et à lithographier, des appareils chirurgicaux, des fils, des ressorts, des balles, des ballons, qui font la joie des enfants, des têtes de poupées, des figures d'animaux, etc. En forçant la vulcanisation, M. Goodyear a créé un nouveau produit, dur comme de la pierre ou de l'ivoire. En augmentant successivement la proportion de soufre, on obtient des composés dont la souplesse va insensiblement en diminuant depuis le produit ordinaire jusqu'au produit complètement rigide. A côté du caoutchouc souple, on a donc du caoutchouc qui imite le buffle, l'écaille, le fanon de baleine, etc. C'est ainsi que M. Goodyear a obtenu des manches de couteaux sculptés, des crosses de fusil ornementées, des lorgnettes de théâtre, des instruments de musique, etc., etc. » (Louis Figuier, Le savant du foyer, ou notions scientifiques sur les objets usuels de la vie, Paris, Hachette, 1862, p. 352-354).


mercredi 3 février 2010

L'élection de G. Boulay de la Meurthe, seul vice-président de l'histoire française (1849)

L'élection du vice-président de la République vue par Victor Hugo

« M. Boulay de la Meurthe était un bon gros homme, chauve, ventru, petit, énorme, avec le nez très court et l'esprit pas très long. Il était l'ami de Harel auquel il disait : mon cher et de Jérôme Bonaparte auquel il disait : Votre Majesté.

L'Assemblée le fit, le 20 janvier, vice-président de la République.

La chose fut un peu brusque et inattendue pour tout le monde, excepté pour lui. On s'en aperçut au long discours appris par coeur qu'il débita après avoir prêté serment, Quand il eut fini, l'Assemblée applaudit, puis à l'applaudissement succéda un éclat de rire. Tout le monde riait, lui aussi; l'Assemblée par ironie, lui de bonne foi.

Odilon Barrot, qui, depuis la veille au soir, regrettait vivement de ne pas s'être laissé faire vice-président, regardait cette scène avec un haussement d'épaules et un sourire amer.

L'Assemblée suivait du regard Boulay de la Meurthe félicité et satisfait, et dans tous les yeux on lisait ceci : Tiens! il se prend au sérieux!

Au moment où il prêta serment d'une voix tonnante qui fit sourire, Boulay de la Meurthe avait l'air ébloui de la République, et l'Assemblée n'avait pas l'air éblouie de Boulay de la Meurthe.

Ses concurrents étaient Vivien et Baraguay-d'Hilliers, le brave général manchot, lequel n'eut qu'une voix.Vivien avait beaucoup compté sur la chose. Quelques moments avant la proclamation du scrutin, on le vit quitter son banc et s'en aller à côté du général Cavaignac. Le président manqué consola le vice-président raté. Je n'aimais pas Vivien, parce qu'il était honteux de son père, ancien maître d'études, pion, chien de cour, comme disent les gamins à la pension Cordier-Decotte, rue Sainte-Marguerite, n° 41. Ceci me fît voter pour Boulay de la Meurthe. [...]

Pendant que le vice-président pérorait à la tribune, je causais avec Lamartine. Nous parlions architecture. Il tenait pour Saint-Pierre de Rome, moi pour nos cathédrales. Il me disait : — Je hais vos églises sombres. Saint-Pierre est vaste, magnifique, lumineux, éclatant, splendide. — Et je lui répondais : — Saint-Pierre de Rome n'est que le grand ; Notre-Dame, c'est l'infini. »


Victor Hugo, Choses vues, II, Paris, Ollendorf, 1893.



Discours du comte Henri Georges Boulay de la Meurthe (1795-1858) en réponse à son élection au poste de vice-président de la République française le 20 janvier 1849 :

« Citoyens représentants, je n'ai point recherché l'honneur qui m'est fait.

Tandis qu'il en était temps encore, j'ai prodigué les instances les plus vives pour obtenir que quelque nom revêtu de plus d'autorité que le mien lui fût substitué sur la liste de présentation. Une affection dont je m'honore a été plus forte que ma volonté.

J'espérais du moins que votre justice vous ferait préférer quelqu'un de mes deux honorables concurrents : l'un, vieux soldat mutilé dans les combats (Très bien ! très bien !) ; l'autre, athlète glorieusement éprouvé dans les luttes parlementaires. (Très bien ! très bien !)

Plus ce double honneur est inattendu, et plus ma reconnaissance (reconnaissance, permettez-moi de vous ouvrir mon âme, mêlée de trouble et de tristesse), plus ma reconnaissance est profonde envers le président de la République comme envers l'Assemblée nationale, tous les deux les grands élus du suffrage universel. (Très bien !)

Je ne m'enorgueillis pas de ma nomination, j'en tire deux enseignements.

Dans un de ces enseignements, je vois une honorable déférence pour ce que l'Assemblée a cru être le vœu du premier magistrat de la République (Très bien ! Très bien !); j'y vois une protestation contre une hostilité si étrangement, si malheureusement présumée (Très bien ! très bien !); j'y vois un signe d'alliance, et je vous promets, citoyens représentants, de seconder vos intentions; il ne m'en coûtera rien : je ne ferai qu'obéir à mes habitudes, à mes convictions, à mon inclination. (Très bien ! Très bien !)

L'autre enseignement que je tire de cette nomination, c'est l'invitation de contribuer de toutes mes forces à l'affermissement de la République. (Vifs applaudissements.) Je le ferai avec probité, avec loyauté, avec constance, et, s'il le faut, avec quelque énergie. (Très bien ! Très bien !) Je n'ajoute rien de plus, il n'y a pas d'autres mérites dans ma vie.

Ici je rencontre le serment que je viens de prêter, et auquel je serai fidèle ; je rencontre aussi le terrain de la constitution que je ne déserterai pas. Je trouve enfin deux intérêts sacrés et chers, destinés à se sauver l'un par l'autre, étroitement unis, confondus ensemble, l'intérêt de la République et l'intérêt de son président. (Très bien ! très bien ! )

Croyez-moi, citoyens représentants, j'ai su lire dans ce noble cœur. Oui, le président de la République a compris que le plus grand honneur qu'il soit donné à un citoyen de conquérir, c'est de s'appeler Napoléon Bonaparte, d'être l'élu de l'immense majorité du peuple français et d'affermir la République. (Nouvelle et vive approbation).

Vous avez déjà, citoyens représentants, grandement contribué à celle œuvre. Vous êtes apparus dans les circonstances les pins critiques, et il a suffi de votre présence pour rassurer les esprits et pour raffermir le sol. Vous avez sauvé le pays de la guerre civile et de la ruine. Le 15 mai vous assistiez sur vos bancs, calmes et résignés à tout, au spectacle hideux des saturnales de l'anarchie ; le 24 juin, vos écharpes sauvaient la société en péril. Jamais plus grand pouvoir n'a été confié à une réunion d'hommes, et jamais il n'en fut usé avec plus de modération. L'Assemblée nationale a le droit de finir, elle saura finir comme elle a vécu, maîtresse d'elle-même, fidèle à elle-même ; elle peut dès à présent prétendre à la reconnaissance, au respect du pays; elle vivra honorée dans l'histoire, et la gloire des assemblées qui la suivront sera de continuer son œuvre (marques générales et chaleureuses d'approbation). »

Compte rendu des séances de l'Assemblée nationale, vol. 7, du 1er janvier au 10 février 1849, Paris, 1849.
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Note 1. Aux termes de l'article 70 de la Constitution de 1848, "il y a un vice-président de la République nommé par l'Assemblée nationale, sur la présentation de trois candidats faite par le président dans le mois qui suit son élection. - Le vice-président prête le même serment que le président. - Le vice-président ne pourra être choisi parmi les parents et alliés du président jusqu'au sixième degré inclusivement. - En cas d'empêchement du président, le vice-président le remplace. - Si la présidence devient vacante, par décès, démission du président, ou autrement, il est procédé, dans le mois, à l'élection d'un président." L'article 71 précise : "Il y aura un Conseil d'Etat, dont le vice-président de la République sera de droit président."
Note 2. Le 20 janvier 1849, Boulay de la Meurthe est élu avec 417 voix, contre 277 à Vivien et 1 à Baraguey-d'Hilliers (19 bulletins blancs). La veille (séance du 19 janvier 1849), l'Assemblée constituante avait voté pour que le montant du traitement annuel du vice-président soit fixé à 48.000 francs (516 voix pour, 233 contre), après avoir rejeté (par 472 voix contre) la proposition initiale du Comité des finances de fixer à 60.000 francs par an le montant de ce traitement.  
 
Pour en savoir plus :
 
http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=9883
(notice biographique extraite du dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889 de A.Robert et G.Cougny)

mardi 2 février 2010

La pénibilité du métier de cheminot au XIXe siècle (1859)

"Opinion des chevaux : supprimez les relais, nous n'avons plus de mal".





Dessin de Bertall, Cahier des charges des chemins de fer. Pamphlet illustré, Paris, chez Hetzel, 1847.


« Le service du mécanicien est rude et pénible, on le voit prendre sa machine, lorsqu'on vient de l'allumer et ne la quitter que lorsqu'elle rentre au dépôt, et durant tout ce temps il ne doit pas la perdre de vue un seul instant, ayant l'œil constamment ouvert à tout ce qui se passe sur la route, et l'oreille toujours tendue vers le signal éventuel de la trompe du cantonnier.

Le chauffeur est l'aide absolument nécessaire du mécanicien, il doit être jeune, robuste, alerte; ses fonctions ne consistent pas seulement à alimenter le foyer du combustible et à mettre de l'huile sur diverses pièces de la machine, mais encore à serrer le frein placé sur le tender, lorsqu'il faut arrêter le convoi.

Les mécaniciens, comme les chauffeurs, ont un service extrêmement pénible. Sur plusieurs lignes, on les fait travailler de douze à seize heures par jour, faisant en une journée 450 à 400 kilomètres ; soit en une, soit en plusieurs fois. Ils n'ont généralement en France que deux jours complets de repos par mois, et encore faut-il qu'il n'y ait pas de malades ou de service extraordinaire, et pour ce dur labeur, les mécaniciens reçoivent de 250 à 150 fr. par mois, et les chauffeurs de 120 à 100 fr. par mois, non compris quelques primes qui reposent sur les économies qu'ils peuvent faire sur le combustible, sur la graisse, sur l'huile. Exposés qu'ils sont à toutes les intempéries de l'air, ils doivent être vêtus de manière à pouvoir affronter le froid et la pluie. […]

Généralement, les chemins de fer exercent une heureuse influence sur la santé des mécaniciens et des chauffeurs, et plus d'un d'entre eux, d'une apparence grêle et d'une constitution délicate, a trouvé sur sa machine ou sur son tender, des forces physiques qu'il ne connaissait pas. Bien des agents extérieurs s'exercent néanmoins contre eux : ce sont, d'un côté, les exhalaisons des combustibles, les effets de la vitesse, la trépidation des machines, l'action de la fumée et des flammèches, la poussière des tubes et de la voie; de l'autre, l'exposition constante au soleil, au froid, au vent, à lu pluie, à la neige, aux brouillards. […]

Quoique en général les chemins de fer exercent une heureuse influence sur la santé du mécanicien et du chauffeur ; il est toutefois évident que leur exposition constante à toutes les intempéries de l'air les prédispose à toutes ces maladies, qui ont souvent pour cause le froid et l'humidité. De là, des rhumatismes, des névralgies et principalement des névralgies faciales et sciatiques, des bronchites, des pneumonies, des pleurésies, des diarrhées, etc. Mais il est une affection très commune chez les mécaniciens et les chauffeurs, due à la station debout trop prolongée et à la trépidation continuelle et presque inévitable des locomotives. Cette affection, sur laquelle M. le docteur Duchesne [cf. note] a, le premier, éveillé l'attention médicale, il l'appelle maladie des mécaniciens, et pour en donner les symptômes, nous ne pouvons mieux faire que de citer les propres expressions de l'auteur : « Ce sont, dit-il, des douleurs sourdes, continues, persistantes, accompagnées d'un sentiment de faiblesse et d'engourdissement ; elles rendent la marche et la station debout très pénibles, se font sentir dans la continuité des os et dans les articulations fémoro tibiales et libio-tarsiennes, à droite et à gauche indistinctement. Elles dépendent probablement d'une affection de la moelle épinière... »

Rapport par le docteur Lecadre pour : la Société havraise d’études diverses. Recueil des publications, Vol. 85, n° 3, 1859.

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note : rapport sur l'ouvrage du Docteur Edouard Adolphe Duchesne, Des chemins de fer et de leur influence sur la santé des mécaniciens et des chauffeurs, Paris, 1857.‎

La pose du câble transatlantique, 1866

NEW ATLANTIC CABLE.

The mechanic's Magazine. London, R. A. Brooman, 1866.

L'établissement d'un fil électrique à travers la Manche semblait, il y a quinze ans, une entreprise singulièrement hardie, dont les hommes les plus habiles et les plus compétents croyaient le succès fort incertain. « Que ferez-vous, si vous ne réussissez pas ? » disait un jour M. Perdonnet à l'ingénieur anglais Crampton. « Je recommencerai » ; « et si vous ne réussissez pas encore ? » « Je recommencerai de nouveau jusqu'à ce que je réussisse. »

Les hommes qui, en continuant avec audace ces premiers essais de télégraphie sous-marine, ont renouvelé quatre fois depuis neuf ans leur tentative pour la pose d'un câble transatlantique, ont fait preuve d'une semblable opiniâtreté, et c'est avec justice que le message adressé le 10 août par la reine au Parlement d'Angleterre s'exprimait ainsi sur leur compte : « Sa Majesté est heureuse de pouvoir exprimer combien elle sait ce qui est dû à l'énergie particulière des hommes qui, sans se laisser décourager par des échecs répétés, sont arrivés, pour la seconde fois, à établir des communications directes entre les deux continents. »

L'heureux achèvement de la pose du nouveau câble transatlantique est aujourd'hui un fait accompli ; le succès, quoi qu'on en ait dit, ne semble pas devoir être aussi éphémère qu'en 1858, lors d'une première et trompeuse réussite, et les persévérants et habiles efforts par lesquels ce but a été atteint méritent d'être connus et appréciés. […]

Le câble neuf diffère de celui de 1865 par quelques détails seulement. Le bourrelet préservateur de l'âme est en chanvre ordinaire au lieu d'être en jute (herbe des Indes), les fils de fer tressés pour former l'enveloppe extérieure ont été galvanisés, et enfin les torons en chanvre de Manille qui entourent ces fils ne sont pas goudronnés. Le câble ainsi obtenu est, paraît-il, plus fort, un peu plus léger et surtout plus flexible. Son poids est de 860 kilogrammes par kilomètre au lieu de 982, mais le poids dans l'eau est de 408 au lieu de 390. La tension de rupture a été portée de 7,860 à 8,226 kilogrammes, c'est-à-dire à la charge de 21 kilomètres du câble lui-même tombant verticalement dans l'eau, tandis que la plus grande profondeur de la mer sur la route à suivre ne dépasse pas 4 kilomètres et demi.

Le Great-Eastern pouvait recevoir toute la longueur de deux câbles ; la Compagnie avait frété […] deux autres steamers, la Medway, de 1,900 tonneaux et l'Albany de 1,500 tonneaux. Le William Cory, steamer de 1,500 tonneaux, devait être employé au transport et au déroulement du câble d'atterrissage sur la côte d'Irlande. Ce bout de câble a des dimensions énormes ; long de près de 55 kilomètres, il se compose de trois parties dont les diamètres vont en diminuant depuis l'extrémité jusqu'au point de raccordement avec le câble principal. La plus forte partie, revêtue avec de véritables barres de fer, pèse, pour une même longueur, plus de deux fois autant que les câbles les plus pesants fabriqués jusqu'ici. La Medway devait, en outre, porter un câble massif long de 176 kilomètres destiné à relier Terre-Neuve au continent américain ; enfin la frégate de l'État, le Terrible, était désignée, comme en 1865, pour escorter l'escadre. […]

En s'éloignant de l'Europe, la mer présente d'abord assez peu de profondeur, mais, à la distance de 250 milles, le navire arrivait au-dessus des pentes rapides connues sous le nom de banc d'Irlande, où, sur une longueur de 55 kilomètres, la mer s'approfondit de 365 à 3,65o mètres, et où le déroulement devenait plus dangereux. Le 15 juillet, les dépêches annonçaient une distance parcourue de 263 milles, la profondeur était déjà de 2,3oo mètres. Le 16, le banc d'Irlande était heureusement dépassé et l'immersion se faisait à un niveau qui est à peu près constant sur une longueur de 200 milles. Le 17, la distance parcourue était de 495 milles ; là se trouve une dépression brusque où la profondeur tombe tout à coup de 3,600 à 4.000 mètres, mais le niveau ensuite monte doucement vers un plateau de 2,750 mètres de profondeur, sur lequel le Great-Eastern naviguait le 18, ayant dévidé 682 milles de câble, à 607 milles de Valentia. Le 20, la distance était de 830 milles, et tout marchait encore à souhait, mais tout le câble de la cuve d'arrière étant déroulé, il fallait aller prendre le bout du rouleau placé dans la cuve d'avant et l'amener à la poupe sur une longueur de 155 mètres, opération difficile, pendant laquelle la distraction d'un seul ouvrier aurait suffi pour causer un accident qui fut heureusement évité.

On approchait cependant des parages où a eu lieu, l'année dernière, la rupture du câble. Sur une longueur de 120 kilomètres, la profondeur est de près de 4,600 mètres, c'est-à-dire que le fond de la mer présente une dépression presque égale à la hauteur du Mont Blanc. On devait alors laisser couler le câble presque librement, pour diminuer autant que possible la tension, en portant la vitesse de 5 nœuds 1/2 à 7 nœuds. Le 22, on savait le navire sur ce point dangereux, et l'inquiétude redoublait à Valentia; le 23, il était heureusement franchi, la distance parcourue était de 1,196 milles, la mer devenait moins profonde, et le câble, dévidé sur une longueur de 1,345 milles, présentait, dans sa résistance d'isolement, une amélioration de 30 %. Le 24, la distance était de 1.319 milles ; à partir de là, le lit de la mer s'éleva graduellement à 2,750, puis 2,100, 1,650 et 1,300 mètres. Le 25, on avait déroulé 1,610 kilomètres de câble et parcouru 1,430 milles, mais on n'osait plus avancer qu'avec précaution, à cause d'un brouillard épais qui couvrait la mer; la marche était éclairée par le Terrible, puis venaient, espacés d'un mille, la Medway et l'Albany, précédant le Great Eastern ; de dix minutes en dix minutes, un coup de canon, tiré par chaque navire, à tour de rôle, servait d'avertissement. Le 26, on n'était plus qu'à 80 milles de Terre-Neuve. Le 27, enfin, à 4 heures 1/2 du matin, on terminait le déroulement dans la baie de Heart's Content, sur une profondeur de 50 brasses; à midi, la Medway débarquait le bout d'atterrissage, et à 5 heures du soir on commençait la soudure de ce bout avec le câble principal, pour la terminer à 8 heures 1/2. La communication était complète entre Terre-Neuve et l'Irlande, et les dépêches passaient avec la plus grande facilité. […]

La nouvelle du succès obtenu, immédiatement annoncée à toute l'Europe, produisit, malgré les préoccupations politiques du moment, une assez grande sensation. L'effet fut loin cependant d'égaler celui qui s'était produit en 1858 ; les félicitations les plus vives furent échangées entre les stations de Valentia et de Heart's Content, les éloges les mieux mérités sans doute, prodigués de part et d'autre ; mais, à part une grande fête donnée à Valentia par le directeur de la Compagnie, on ne vit rien des démonstrations publiques qui, lors de l'achèvement de la première ligne, avaient éclaté en Angleterre et surtout en Amérique. L'esprit public, familiarisé avec l'entreprise, ne la trouvait plus peut-être aussi merveilleuse, et malheureusement aussi l'expérience des déceptions passées pouvait légitimement diminuer la confiance dans l'avenir.

La ligne de New York à Terre-Neuve se trouvant, en outre, fortuitement interrompue dans les premiers jours, on ne reçut pas immédiatement des dépêches directes d'Amérique. Il avait fallu, en effet, lors de l'arrivée du Great-Eastern, tout en s'occupant de réparer la ligne hors de service, fréter un steamer pour aller apprendre à New York le succès de l'expédition et porter le message de félicitation de la reine d'Angleterre au président des Etats-Unis. La réponse du président a dû suivre la même voie, et c'est le 1er août seulement que les journaux ont reproduit la première dépêche publique venue de New York.

Au dire des directeurs, le message du président, parti de Washington le 30 juillet, à 11 heures 1/2 du matin, a été expédié de Terre-Neuve le 31, à 3 heures 51 minutes de l'après-midi. Consistant en 81 mots composés de 405 lettres, il a été transmis à Valentia en onze minutes, avec une vitesse moyenne de 7 mots et 1/3 à la minute, et remis à Osborn à 5 heures du soir. Ce résultat est bien meilleur que celui de 1858, lorsqu'il fallut, on se le rappelle, soixante-sept minutes, d'après les uns, et vingt heures, d'après les autres, pour un message de 102 mots. On dit, du reste, que les dépêches se succèdent sans relâche, à Valentia comme à Terre-Neuve, avec clarté et rapidité. Cependant la Compagnie paraît avoir pris les mesures pour tirer, quelle qu'en soit la durée, le meilleur parti possible de son succès. Le prix d'une dépêche simple de 20 mots a été fixé, sous le prétexte plausible d'éviter l'encombrement, à la somme de 500 francs; chaque mot en plus est payé 25 francs. Avec une vitesse de 7 mots par minute, et en supposant un travail incessant, la ligne produirait, avec ce tarif, 91,980,000 francs pour une année, et, en supposant même un travail moitié moindre, le capital de première mise serait, on le voit, promptement racheté. On dit cependant que les prix seront diminués lorsque la double ligne sera établie.»

J. Bertrand, Journal des Savants, septembre 1866.