mercredi 27 janvier 2010

"Drapeau cher et sacré... puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté ! " (Cormenin, 1832)


Libelle LXXXVI sur l'inauguration de la statue du général Barthélemy-Catherine JOUBERT (1769-1799) dans sa ville natale de Pont-de-Vaux (Ain) :



◄ Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin (1788-1868).


« MESSIEURS,

Les villes qui honorent les grands hommes qu'elles ont vus naître, s'honorent elles-mêmes : elles pratiquent la plus pure des vertus qui est la reconnaissance, et par le prix qu'elles attachent aux belles actions de leurs concitoyens morts, elles excitent leurs concitoyens vivants à les imiter.

A peine les hommes vulgaires ont-ils rendu leur dernier soupir, que leur cendre se mêle à la terre comme une chose sans figure, sans souvenir et sans nom ; mais la mémoire des héros ne tombe point en poussière. Ils vivent éternellement après leur mort, de leur véritable vie, qui est la gloire.

Je ne sais, messieurs, quelles graves et tristes pensées viennent me préoccuper malgré moi au milieu de la joie et des pompes de cette solennité. Comme la révolution va vite ! Comme elle a été dévorante ! Que de jeunesse, que de grandeurs elle a moissonnées ! Sa faux ne vous a point respectés, Hoche, Kléber, Marceau, Desaix et toi Joubert, brillantes fleurs de la patrie, dont il ne reste plus qu'un parfum de gloire et d'immortalité. Mais du moins Joubert, frappé à Novi, Kléber immolé sur les rivages de l'Egypte, Desaix tombant dans les plaines fameuses de Marengo, tous sont morts comme en possession du sol étranger, où ils avaient arboré nos étendards. La France alors, rayonnant de son éclat guerrier et de ses patriotiques illusions, marchait dans la carrière de la liberté, de ce pas ferme et confiant dont va la jeunesse, et son nom était alors l'orgueil de ses enfants et l'admiration du monde.

Aujourd'hui tant d'orgueil nous siérait mal ; car où sont, je ne dirai pas nos conquêtes, mais nos alliés ? Où sont nos frontières? Où est cette Italie, si souvent témoin de nos stériles triomphes, puisque nous n'avons pas su l'affranchir de ses tyrans ? Où est cette Pologne dont nous ne pouvons plus prononcer le nom qu'en rougissant, et qui n'aurait jamais dû mourir tant que la France existait ? Où est cette France elle-même ? Et à la voir aujourd'hui toute humble et toute craintive, dirait-on que c'est encore là cette grande nation qui jadis, semblable à une reine, portait si haut parmi les nations et sa tête et son langage?

Qu'ils se réjouissent ceux qui ont rapetissé le colosse de juillet aux proportions d'un nain ! Qu’ils croient aux assoupissants mensonges des protocoles, ceux qui ne croient pas à la fortune de la France !

Nous, messieurs, veillons, veillons ! L’orage gronde, il s'approche, et la lutte éternelle entre le principe du droit divin et le principe de la souveraineté du peuple, va recommencer sur de nouveaux champs de bataille. Veillons ! Les rois absolus peuvent nous pardonner d'avoir planté nos aigles triomphantes sur les clochers de Vienne et de Berlin ; mais ils ne nous pardonneront jamais d'avoir voulu fonder le pouvoir sur les larges bases de la majesté populaire. Veillons! Serrons nos rangs. Plus de haines, plus de divisions. Ne sommes-nous pas tous les citoyens d'une commune patrie ? Ne sommes-nous pas tous les fils de cette France si glorieuse et si bien aimée ? Souffrirons-nous que les stupides soldats de la Sainte-Alliance nous imposent la brutalité de leur joug, leur propre servitude, leurs tributs et leurs rois ? Non, nous ne le souffrirons pas ! Nous voulons tous sans doute la liberté sans laquelle il vaudrait autant ne pas vivre ; mais avant tout, nous voulons l’indépendance du territoire, sans laquelle la liberté elle-même n'existerait pas.

Pour conserver ces deux biens inestimables, pour nous défendre au-dedans comme au-dehors, souvenons-nous, si la tyrannie nous opprime, que nous sommes citoyens, et si l'ennemi nous menace, que nous sommes Français ! Souvenons-nous que nous habitons une terre où il n'a jamais manqué de héros à l'appel de la victoire, et où, nous le jurons, il ne manquera jamais de défenseurs à la cause de la liberté ! Souvenons-nous que deux principes se partagent le monde, qu'il n'y en a qu'un seul de vrai, que c'est celui de la souveraineté du peuple et que le signe vivant de ce principe est le drapeau tricolore. C'est lui qui annonça à l'Europe l'émancipation de nos pères, lui qui se déploya sur les minarets de Moscou, lui que virent briller les enfants du Nil ; c'est lui qui guidait votre Joubert à travers le feu des batailles ; c'est lui, tant la gloire s'y attache, lui seul peut-être qui fit la révolution de juillet !

Drapeau de ma patrie, quand je te vis pour la première fois dans nos immortelles journées, flotter au haut des tours de Notre-Dame, je sentis battre mon cœur, et les pleurs de l'enthousiasme s'échappèrent de mes yeux. Drapeau cher et sacré, puisse-tu rouvrir à nos soldats le chemin de la victoire! Puissent toujours tes nobles couleurs ombrager le front de la liberté! »


Louis-Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin, Libelles politiques, vol. 2, Paris, Hauman, Cattoir et cie, 1836.
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Note : l'inauguration de la statue de Joubert, oeuvre du sculpteur lyonnais Legendre-Héral, se déroule le 22 juillet 1832.
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mardi 26 janvier 2010

"La pétition, c'est la presse des masses" (Ledru-Rollin, 1844)

« TRAVAILLEURS, FAITES DES PÉTITIONS !

... en Angleterre, [...] les travailleurs assiègent le Parlement de leurs réclamations incessantes ; en France, laisseront-ils la tribune et la presse élever une digue contre le torrent, sans l'étayer de toute la force de leurs épaules? Laisseront-ils dormir ce droit de pétition qui viendrait, sans violence, sans empêchement légal, protégé au contraire par la loi, provoquer la sollicitude de la Chambre ?

Éveillez dans son enceinte ces échos qui retentissent déjà sur tous les points de l'Europe, en Espagne, en Allemagne, comme en Angleterre et en France ces échos qui répètent le nom du peuple, en y joignant le nom également auguste qui consacre tous les droits, tous les vœux, celui du travail. Ce n'est pas là l'esprit d'anarchie dont on nous accuse; et d'autant moins que, selon nous, il faudrait, pour émanciper le travail, donner à l'État le moyen d'intervenir dans l'ordre économique en faveur des intérêts exclus il faut qu'il puisse, non pas opprimer la liberté des individus, mais les soustraire tous à l'oppression du privilège. Le parti démocratique ne sépare pas cette nouvelle fonction de l'État des institutions politiques, dont la démocratie est la base mais nous ne vous convions pas ici à un acte de parti. Il s'agit de mettre la Chambre en demeure, par l'usage d'un droit commun, au nom du plus grand des intérêts publics. A en juger par la manière dont elle a écouté mes paroles, à la fin de la session dernière, le tableau de vos souffrances la frapperait. Je ne dis nullement qu'elle les guérira ; mais, du moins, vous les aurez fait connaître vous mettrez en demeure avec elle tous les pouvoirs de l'État vous dresserez sous leurs yeux l'inventaire de la situation actuelle, celui de l'héritage de la Révolution de 89, de la Révolution de 1830 vous raconterez quelle est votre part vous demanderez celle qui vous revient. Et personne n'y perdrait, car, encore une fois, la situation présente, ceux qu'elle n'accable point, elle les menace, et chacun est contraint d'en convenir à sa manière.

Il nous semble donc qu'il faut constater aux yeux de tous la condition générale des travailleurs, et pour cela demander une enquête car, chose singulière, dans ce temps de publicité, dans ce siècle positif, on semble ignorer les plus frappantes réalités, et le présent est, en quelque sorte, à deviner de même que l'avenir. Ce serait pour la prochaine session comme les cahiers de doléances de notre époque. Cette exhibition des vices de la société, ce serait en même temps le meilleur moyen de conclure à la réforme électorale car si la Chambre, telle qu'elle est constituée, ne fait rien pour réparer des maux dont l'immensité se déroulerait aux regards, comme celle de la mer, il faudra bien reconnaître la nécessité impérieuse d'une réforme du pouvoir législatif.

Pétitionnez donc, pétitionnez parlez vous-mêmes de vous-mêmes. La pétition, c'est la presse des masses, c'est la brochure composée par tous et par chacun, c'est la voix de l'ensemble. Aujourd'hui que le droit d'association est détruit, que la presse est encore restreinte aux mains de ceux qui ont de l'argent, la pétition, c'est autre chose qu'un journal organe d'un parti seulement; la pétition, c'est bien mieux que l'expression individuelle d'une opinion, d'une prétention. La pétition, si vous le voulez, c'est tout le monde, l'oeuvre comme le droit de tout le monde ; c'est une édition des pensées publiques qui n'a besoin ni d'abonnés, ni d'actionnaires, ni de preneurs, ni de beau style dont l'éloquence est dans l'énergique vérité des faits, la modération des signatures et des paroles, le nombre des signatures, et dont le public même est l'auteur.

Mes amis et moi, la tribune, dans La Réforme, nous pourrons alors, en plaidant votre cause, faire vibrer l'imposante voix des masses. Votre esprit se déployant dans sa puissance au sein même de l'ordre légal, animera quiconque, dans la Chambre et dans la presse, comprend cette tâche de toute philosophie, de toute politique, de toute paix : émancipation morale et matérielle des citoyens. Voilà ce que la Révolution a promis au monde sur la foi des idées religieuses comme des idées philanthropiques. Voilà ce qui, après avoir complété la Révolution, tracera cette ligne infinie, le progrès pacifique pour tous les hommes et pour tous les peuples. Voilà ce que je dois vous dire, d'accord avec mes amis.

LEDRU-ROLLIN, Député de la Sarthe. »

"Manifeste aux travailleurs", publié dans le journal La Réforme, le 2 novembre 1844.

Le "non" du député Manuel à la Chambre (1823)

« M. le Président vient prendre place au fauteuil à une heure et demie. Aucun membre de la Gauche ne se trouve dans la salle. Tous les députés de la Gauche rentrent bientôt en masse. M. Manuel est au milieu d'eux. Une foule de conversations particulières s'établissent. M. le Garde des Sceaux, MM. les Ministres de la Guerre, des Affaires étrangères et de l'Intérieur, sont dans la salle.

A deux heures, M. le Président annonce que la séance est ouverte.

M. LE PRESIDENT : L'article 91 de votre Règlement porte :

"La police de la Chambre lui appartient.
Elle est exercée en son nom par le Président, qui donne à la garde de service les ordres nécessaires.
Dans notre séance d'hier, vous avez décidé que M. Manuel était exclu des séances de la Chambre pendant la présente session. Conformément à votre décision, le Président a écrit ce matin à Messieurs les questeurs pour les inviter à donner aux huissiers l'ordre ne pas laisser entrer M. Manuel dans la Chambre."

— Cet ordre a été effectivement donné, mais la consigne a été violée, et M. Manuel s'est introduit...

M. DE GIRARDIN : Il ne s'est pas introduit, il est bien entré !...

M. FOY ET D'AUTRES MEMBRES A GAUCHE : Silence, écoutez !... [...]

M. Manuel étant dans la salle, j'invite M. Manuel à se retirer.

M. MANUEL : Monsieur le Président, j'ai annoncé hier que je ne céderais qu'à la violence ; aujourd'hui je viens tenir parole.

M. LE PRESIDENT : Je propose à la Chambre de suspendre la séance pendant une heure, et de se retirer dans ses bureaux.

Dans cet intervalle, le Président, chargé de la police de la Chambre, donnera les ordres nécessaires.

M. DUPONT (de l'Eure) : Nous protestons contre cet acte de violence.

UNE FOULE DE VOIX A DROITE : Oui ! Oui !... dans les bureaux.

M. le Président quitte le fauteuil. Les membres de la Droite, du Centre droit, et une partie du Centre gauche, se rendent dans les bureaux.
La Gauche reste sur ses bancs.
Après une heure de suspension, le chef des huissiers entre dans la salle, accompagné de huit huissiers ; il se dirige vers le banc où siége M. Manuel, et lui dit :

Monsieur, j'ai reçu l'ordre suivant, dont je vous donne communication :

« En vertu de l'article 91 du Règlement de la Chambre des députés, portant :
La police de la Chambre lui appartient ; elle est exercée en son nom par le Président, qui donne, à la garde de service, les ordres nécessaires.
Attendu la décision prise, hier, par la Chambre, et qui prononce que M. Manuel est exclu des séances de la Chambre pendant la durée de la présente session ;
Le Président de la Chambre des députés ordonne aux huissiers de ladite Chambre de faire sortir de la salle des séances M. Manuel, et d'empêcher qu'il n'y rentre ; à l'effet de quoi, ils se feront assister, s'il en est besoin, de la force armée, requise pour l'exécution de la décision de la Chambre.

Fait au Palais de la Chambre, le 4 mars 1823.
Signé : RAVEZ. »

— Conformément à cet ordre, je dois vous faire sortir de la salle des séances.

M. MANUEL : L'ordre dont vous êtes porteur est illégal ; je n'y obtempérerai pas.

LE CHEF DES HUISSIERS : Je serai contraint d'employer la force armée, comme j'en ai reçu l'ordre.

M. MANUEL : J'ai annoncé que je ne céderais qu'à la violence ; je persiste dans cette résolution.

Le chef des huissiers sort de la salle et rentre quelques instants après assisté d'un piquet de garde nationale et de vétérans, qui se rangent dans le couloir placé près de la gauche.

M. DE LAFAYETTE : Comment, de la garde nationale pour exécuter un pareil ordre !

MM. CASIMIR PERIER, LABBEY DE POUPIERES, et un grand nombre d'autres membres, à gauche : C'est déshonorer la garde nationale !

M. CHAUVELIN : Laissez faire cette besogne-là à la troupe de ligne.

M. LAFFITTE : Les citoyens ont le droit de nous garder, et non de nous opprimer...

M. DE LAMOTHE : On a osé nous envoyer notre garde d'honneur...

L'OFFICIER DES VETERANS, commandant le poste : J'ai l'ordre de ne pas faire retirer la garde nationale jusqu'à ce que M. Manuel ait quitté la salle.

M. MANUEL : Montrez-moi votre ordre.

Le chef de bataillon des vétérans fait lecture des ordres qu'il a reçus.

M. MANUEL : Eh bien ! Exécutez cet ordre, car je ne sortirai que quand j'y serai contraint.

UNE FOULE DE MEMBRES A GAUCHE : Qu'on fasse entrer la gendarmerie ! La garde nationale ne peut se souiller au point d'arracher de la salle un mandataire du peuple !

L'officier du poste ordonne au sergent d'avancer ; celui-ci ne fait aucun mouvement.

M. LE GENERAL FOY et autres membres de la gauche : Bravo ! bravo ! Honneur à la garde nationale ! (Ce cri est répété dans une tribune publique.)
Le chef des huissiers sort de nouveau et fait entrer un piquet de gendarmerie ; à la tête de cette troupe est un colonel qui s'adresse ainsi à M. Manuel :

Nous avons l'ordre de votre président de faire sortir M. Manuel par la force, s'il n'obéit pas aux représentations qui lui sont faites. Nous serions désolés d'être obligés d'employer la force vis-à-vis d'un député, mais nous y sommes contraints par la loi.

PLUSIEURS MEMBRES : Non ce n'est pas en vertu de la loi. C'est en vertu de l'ordre que nous avons reçu. La gendarmerie n'est venue que pour seconder les efforts de la garde nationale.

PLUSIEURS MEMBRES, à gauche : Elle n'a fait aucun effort.

— Je répète que mon devoir est de forcer M. Manuel à sortir, et je le ferai. M. Manuel veut-il descendre?

M. MANUEL : Non !

L'OFFICIER : Gendarmes, exécutez l'ordre.

Les gendarmes se répandent dans le second banc, où siége M. Manuel, et le saisissent.

M. CASIMIR PERIER : doucement, ne blessez personne ; songez qu'il est sous votre sauvegarde et que vous en répondez !

Les gendarmes emmènent M. Manuel ; à l'instant tout le côté gauche s'écrie :

Emmenez-nous aussi ! Nous voulons le suivre.

A ces mots les membres de la Gauche se précipitent au milieu des gendarmes et sortent de la salle avec eux et M. Manuel.

M. le Président monte au fauteuil à trois heures et demie et annonce que la séance est reprise.

Messieurs les députés de la Droite et du Centre droit, dont une partie était restée dans le couloir, rentrent dans la salle et reprennent leurs places. Le côté gauche reste tout à fait dégarni ; les membres qui composent le Centre gauche n'ont point quitté leurs bancs. »


Archives parlementaires de 1787 à 1860 : recueil complet des débats législatifs & politiques des chambres françaises imprimé par ordre du Sénat et de la Chambre des députés, Paris, Librairie administrative de P. Dupont, 1878.

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Note : lors de la séance du 27 février 1823, le député libéral du Finistère et de Vendée Jacques-Antoine Manuel (1775-1827) s'était exprimé au sujet de l'expédition d'Espagne. S'adressant à la Droite, il s'était exclamé : « Le gouvernement de Ferdinand VII s'est montré atroce en 1814 et 1813, que sera-ce donc lorsqu'il aura des injures personnelles à punir... Vous voulez, dites-vous, sauver Ferdinand et sa famille ! Ne renouvelez donc pas les mêmes circonstances qui, dans d'autres temps, ont conduit à l'échafaud les victimes pour lesquelles vous manifestez, chaque jour, un intérêt si vif. » A ces derniers mots, la colère des royalistes de la Chambre fut portée à son comble, ceux-ci accusant Manuel de faire l'apologie du régicide. La Droite demanda son expulsion. Celle-ci eut lieu au cours de la séance du mardi 4 mars 1823.

lundi 25 janvier 2010

"Les statues, chez nous, c'est chacun son tour" (H. Rochefort, 1865)



« Les Italiens viennent d'inaugurer la statue de Dante, et ils savent pourquoi.

Nous autres, Français, nous rougirions d'agir avec cette simplicité : nous sommes sur le point d'élever un monument superbe à Vercingétorix, mais pas un de nous ne pourrait dire au juste à quel propos. Cette habitude d'élever ainsi des monuments à des hommes que nous ne connaissons pas, entre tout à fait d'ailleurs dans la façon comique dont nous entendons la vie. Si nous les connaissions, quel mérite aurions-nous à consacrer leur gloire ?

Les statues, chez nous, c'est chacun son tour. On les élève par ordre alphabétique. On en est arrivé à la lettre V, et on a choisi Vercingétorix. La plupart de nos convictions sont aussi solides que celle-là. Quand nous aurons ainsi élevé des statues à tous les personnages historiques qui composent le dictionnaire de Douillet, nous fonderons une loterie où le possesseur du premier numéro sortant sera de droit taillé en marbre par M. Aimé Millet et inauguré sur la plus grande place de la première ville venue. Voilà où nous en sommes.

Cette passion subite qui s'est emparée de tous les cœurs vraiment français pour Vercingétorix est d'autant plus incompréhensible que ceux qui ont pris la peine d'étudier l'histoire de ce Gaulois l'apprécient surtout pour la résistance acharnée qu'il a opposée à César. Or, personne n'ignore que César est actuellement un des Romains les mieux vus à la Cour. Il demanderait une sous-préfecture qu'elle lui serait accordée séance tenante. Si vous élevez partout des statues à César parce qu'il a envahi la Gaule, les siècles futurs ne s'expliqueront pas très bien que vous en ayez élevé à Vercingétorix, qui s'est opposé à cet envahissement. Puisqu'il est convenu depuis le mois dernier que Vercingétorix est le fondateur de la nationalité française, d'où vient l'admiration de M. Paulin Limayrac pour César qui a fait tout ce qu'il a pu pour détruire cette nationalité ? Je ne demande pas mieux que d'accepter le héros qu'on me propose, mais il faut prendre un parti : de même que je ne peux pas fléchir en même temps le genou de droite devant le duc de Wellington et le genou de gauche devant Napoléon Ier, du moment que je me prosterne devant César, je suis obligé en conscience de lâcher Vercingétorix.

Je plains le fonctionnaire chargé du discours officiel à l'inauguration de la statue colossale du chef gaulois : s'il se permet la moindre critique sur les procédés de César à l'égard de son adversaire, il ne manquera pas de gens pour dire à l'orateur :
— Pardon, vous savez parfaitement que la personne de César est très sympathique dans les hautes régions, et vous profitez du premier prétexte qui vous tombe sous la main pour faire au gouvernement une opposition de mauvais goût.

Si, se mettant à l'unisson de l'enthousiasme césarien, le fonctionnaire exalte les vertus civiques et le courage guerrier du dictateur de Rome, on criera évidemment de tous côtés :
— Assez ! assez ! vous êtes ici pour faire l'éloge de Vercingétorix, et non le panégyrique de son plus cruel ennemi. Dans ce salmigondis de héros, au milieu de cette mayonnaise de grands hommes dont les uns sont célèbres pour avoir fait une chose, et les autres encore plus célèbres pour avoir fait tout le contraire, les individus les plus disposés à se ranger dans la majorité perdent non seulement leur latin, mais encore leur gaulois, et, faute de savoir au juste lequel choisir de César ou de Vercingétorix, ils optent pour Timothée Trimm.
21 mai 1865.»

Henri Rochefort, La Grande Bohême. Deuxième série des Français de la décadence, Paris, Librairie centrale, 1867.



Pour en savoir plus : 

Hélène Jagot, "Le Vercingétorix d'Aimé Millet (1865), image équivoque du premier héros national français ", Histoire de l'Art, n°57, octobre 2005.

dimanche 24 janvier 2010

Aux sources du maldéveloppement haïtien (V. Schoelcher, 1843)

« Le 17 avril 1825, le président Boyer […] laissa imposer une indemnité de 150 millions à Haïti (cf. note), en paiement des lettres d'indépendance que l'ancienne métropole accordait à sa colonie, émancipée cependant depuis un quart de siècle.

Pour satisfaire à cette dette, outre un emprunt de 24 millions de francs, opéré à Paris, une loi du 1er mars 1826 frappa la république d'une contribution de 30 millions de piastres. Toutes les provinces ensemble se déclarèrent hors d'état de payer. Le gouvernement avait un indispensable besoin d'argent, on battit monnaie en papier. Par malheur, […] le papier que l'on créait ne fut assuré par rien, ni propriété nationale, ni réserve d'or ; ce ne fut donc qu'une valeur toute fictive, toute nominale, on peut dire sans exagération de la fausse monnaie, car quel autre nom donner à un papier qui n'est représenté par quoi que ce soit au monde. Aussi qu'est-il advenu ? Il faut, à l'heure qu'il est, trois gourdes haïtiennes pour faire une gourde espagnole. Une once d'or de 16 piastres ne se vend pas moins de 42, 44 et 45 gourdes du pays. On pouvait prévoir, dès l'origine de son émission, cette chute du papier monnaie, et il baissera certainement bien plus encore. Sa dépréciation est sans échelle possible, par le double motif que sa création est sans limite et sans garantie.

Ce n'était pas assez. L'administration a augmenté volontairement, elle-même, le discrédit de ses billets de caisse, en ayant l'impudence de demander aux chambres, qui ont eu l'imprudence de l'accorder, la loi suivante, promulguée le 14 juillet 1835 :

« Art. 1er. Seront désormais payés, en monnaie étrangère d'or ou d'argent, les droits d'importation établis au tarif des douanes sur les marchandises et produits étrangers introduits en Haïti.
« Art. 2. La piastre forte d'Espagne servira de base pour l'évaluation des autres monnaies, etc., etc. »

C'est assurément là un des actes les plus monstrueux que nation puisse jamais commettre, et il n'en est peut-être pas d'exemple dans l'histoire financière des peuples. Ne restera t-il pas éternellement couvert de honte, cet homme du nom de Jean-Pierre Boyer, sous la présidence duquel le fisc de la république refuse de recevoir le papier qu'elle a créé, le papier dont elle se sert pour solder ses employés et ses soldats, pour effectuer en un mot tous ses paiements ?

On ne saurait imaginer cependant combien cette inutile armée obère le trésor, il n'y a rien d'exagéré à dire que ses guenilles épuisent les finances de l'état : elle absorbe, à elle seule, plus de la moitié du revenu général ! […] Sur un budget de 2.100.000 gourdes, car on doit mettre à part le chiffre de la dette nationale, voici l'armée qui dévore 1.639.297 gourdes; dans un pays de mornes qui n'a plus rien à craindre de personne, et dont toute la population, de quinze à soixante ans, appartient à la garde civique ! Or, devine-t-on combien cette république, qui dépense 1.639.297 gourdes pour tenir sous les armes 40.000 hommes dont elle n'a pas besoin ; devine-t-on combien elle en donne pour l'éducation publique d'un peuple plongé dans l'ignorance la plus profonde ? 15.816 ! 1.600,000 gourdes employées à retirer, à peu près, du travail les bras les plus vigoureux, 16.000 à créer des citoyens! Tout le gouvernement actuel d'Haïti est résumé là. Ai-je tort de dire que le mal vient de lui ?

Est-ce à dire que les gouvernants, ne sachant pas la première règle d'arithmétique, pêchent par ignorance ? Nous n'avons pas même ce moyen de les excuser. Non, cette supercherie financière a tout simplement pour but de présenter la république comme encore un peu plus pauvre qu'elle n'est. On dissimule ses ressources en vue de lui ménager un prétexte de manquer à ses jugements. C'est un débiteur qui cache ce qu'il possède afin d'obtenir quelque remise de son créancier. Cet avilissant calcul a eu plein succès. En effet, malgré l'emprunt opéré en Europe, Haïti après avoir acquitté le premier semestre de l'indemnité, cessa tout payement, et M. Boyer, en 1828, déclara insolvable l'administration dont il est le chef. La république naissante ne pouvait même pas solder l'intérêt de sa dette ! […]

Les commissaires que la France, fatiguée d'attendre, envoya en 1838 pour réclamer paiement, reconnurent qu'Haïti était hors d'état de s'acquitter, et le 2 février ils signèrent une convention qui réduisait l'indemnité à 60 millions, payables en douze années, sans intérêts. Ainsi, d'un côté, sous la présidence du général Boyer, la république d'Haïti, après avoir recula loi qu'imposait orgueilleusement la France, en est réduite à demander honteusement merci à son créancier : elle fait une sorte de faillite; et de l'autre, cet indigne chef, qui ne satisfait aux besoins moraux du pays par aucune amélioration, couvre son mauvais vouloir de l'obligation d'économiser pour solder l'indemnité !

Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, vol. 2, Paris, Pagnerre, 1843.


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Note : « Une ordonnance royale, du 17 avril 1825, a accordé l'indépendance pleine et entière aux habitants actuels de la partie française de l'île de Saint-Domingue, sous la condition d'avantages commerciaux pour la France, et de verser, à la caisse des dépôts et consignations, en cinq termes égaux, de 30 millions chacun, et d'année en année, la somme de 150 millions de francs, destinée à dédommager les anciens colons qui réclameraient une indemnité. Une seconde ordonnance, du 1er septembre 1825 créa une commission préparatoire qui fut chargée de rechercher les bases et les moyens de répartition des 150 millions. Le résultat de ce travail fit connaître que cette indemnité représentait la dixième partie seulement de la valeur, en 1789, des biens immeubles dont les colons avaient été dépouillés par suite de l'insurrection qui sépara la colonie de la métropole. Ce point reconnu, ainsi que la possibilité de faire une équitable répartition de l'indemnité, la loi du 30 avril 1826, vint consacrer l'affectation, faite à l'indemnité des colons, des 150 millions imposés au gouvernement d'Haïti par L'ordonnance du 17 avril 1825. Elle régla les formes et le mode de la répartition, créa une commission qui fut chargée de la liquidation des immeubles suivant la consistance à l'époque du désastre et d'après la valeur des propriétés dans la colonie en 1789. L'indemnité fixée au dixième de cette valeur devait être délivrée aux réclamants par cinquièmes et d'année en année, c'est-à-dire dans la proportion et aux mêmes époques des versements que devait faire le gouvernement d'Haïti. » (Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements avis du Conseil d'état…, vol. 40, Paris, A. Guyot et Scribe, 1840)

Pour en savoir plus : 
  • François Blancpain, Un siècle de relations financières entre Haïti et la France : 1825-1922, Paris, L'Harmattan, 2001, 212 p.
  • Jean-François Brière, Haïti et la France, 1804-1848: le rêve brisé, Paris, Karthala éd., 2008, 354 p.
  • Léon-François Hoffmann, Frauke Gewecke, Ulrich Fleischmann, Haïti 1804. Lumières et ténèbres : impact et résonances d'une révolution, vol. n°121 de Bibliotheca Ibero-Americana, Iberoamericana Editorial, 2008, 288 p.
  • Michel Beniamino, Arielle Thauvin-Chapot, Mémoires et cultures : Haïti, 1804-2004 : actes du colloque international de Limoges, 30 septembre-1er octobre 2004, Presses Univ. Limoges, 2006, 290 p.


vendredi 22 janvier 2010

"La peine de mort est l'instinct brutal de la justice" (Lamartine, 1836)


Tête du conspirateur Giuseppe Fieschi (1790-1836) après son exécution (19 février 1836), peinte par Raymond Brascassat (1805-1867). Paris, Musée Carnavalet.

« La peine de mort est l'instinct brutal de la justice matérielle, l'instinct du bras qui se lève et qui frappe parce qu'on a frappé. Et c'est parce que cela est vrai pour l'humanité à l'état d'instinct et de nature, que cela est faux pour la société à l'état de raison et de moralisation. Quelle a été l'œuvre de la civilisation ? De prendre en tout le contre-pied de la nature, de constituer une nature spirituelle, divine, sociale, en sens inverse de la nature brutale, de faire faire à l'homme et à la société, image collective de l'homme, précisément le contraire de ce que l'humanité charnelle et instinctive aurait fait. Les religions, les civilisations ne sont autre chose que ces triomphes successifs du principe divin sur le principe humain. Écoutez en tout ce que dit la nature et ce que dit la loi. La nature dit à l'homme : la terre est à tes besoins ; voilà un arbre chargé de fruits, tu as faim, mange ! La loi sociale lui dit : meurs au pied de l'arbre sans toucher au fruit. Dieu et la loi vengent la propriété. La nature dit à l'homme : choisis au hasard parmi ces femmes dont la beauté te séduit, et quand cette beauté sera fanée, délaisse-la pour t'attacher à une autre. La loi sociale lui dit : tu n'auras qu'une compagne pour que la famille se constitue et se resserre par un nœud indissoluble et assure la vie, l'amour, la protection aux enfants. La nature dit à l'homme : demande le sang pour le sang, tue ceux qui tuent. Une loi plus parfaite lui dit : la vengeance n'est qu'à Dieu, parce que lui seul est infaillible ; la justice humaine n'est que défensive ; tu ne tueras pas; et moi, pour conserver à tes yeux le dogme de l'inviolabilité de la vie humaine, je ne tuerai plus.

Aussi, Messieurs, voyez relativement au crime la différence des deux sociétés, selon qu'elles adoptent l'un ou l'autre de ces principes. Un juge déclarant le fait sans l'apprécier; un bourreau que l'on mène tuer en public pour enseigner au peuple qu'il ne faut jamais tuer ; une foule aux pieds de laquelle on répand le sang pour lui inspirer l'horreur du sang : voilà la société selon la nature ! Un juge appréciant le crime et graduant la peine au délit ; la vengeance remise au Juge suprême et à la conscience du coupable ; un peuple dont l'indignation contre le crime ne se change pas en pitié pour le supplicié ; un cachot qui se referme pour défendre à jamais la société du criminel, et sous les voûtes de ce cachot l'humanité, encore présente, imposant le travail et la correction au coupable, Dieu lui inspirant le repentir et la résignation, et le repentir lui laissant peut-être l'espérance : voilà la société selon l'Évangile, selon l'esprit, selon la civilisation. Choisissez ! Pour nous, notre choix est fait. »

A. de Lamartine, discours sur l'abolition de la peine de mort prononcé à l'Hôtel-de-Ville de Paris le 18 avril 1836.

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Note : la Société de morale chrétienne avait ouvert un concours philosophique et littéraire en faveur de l'abolition de la peine de mort. A. de Lamartine, rapporteur du jury d'examen, prononça ce discours dans la séance publique tenue à l'Hôtel-de-Ville de Paris pour la distribution des récompenses.

jeudi 21 janvier 2010

Proclamation de Rimini (Murat, 30 mars 1815)


 « Italiens,
L'heure est arrivée où de grandes destinées doivent s'accomplir. La Providence vous appelle enfin à la liberté; un cri se fait entendre depuis les Alpes jusqu'au détroit de Scylla, et ce cri est : l'indépendance de l'Italie. De quel droit des étrangers pourraient-ils vous ravir cette indépendance, le premier droit et le premier bien de tous les peuples ? De quel droit viendraient-ils dominer sur vos plus belles contrées, et s'approprier vos richesses pour les transporter dans des contrées qui ne les ont pas produites ? Quels droits ont-ils de disposer de vos enfants, de les faire servir à leur ambition, et de les conduire à la mort, loin des tombeaux de leurs ancêtres ? La nature aurait donc en vain élevé pour vous les remparts des Alpes ! Elle -vous aurait donc en vain entourés des barrières plus fortes encore, telles que la différence du langage, la diversité des mœurs, et l'invincible antipathie des caractères ! Non ! Non ! Que toute domination étrangère disparaisse du sol italien ! Vous avez été jadis les maîtres du monde, et vous avez expié cette gloire dangereuse par vingt siècles d'oppression. Mettez désormais votre gloire à ne plus avoir de maîtres. Tous les peuples doivent se tenir dans les bornes que la nature leur a assignées; des mers, des montagnes inaccessibles, voilà vos limites. Ne pensez jamais à les franchir; mais repoussez l'étranger qui ne les a pas respectées, s'il ne se hâte de rentrer dans les siennes. Quatre-vingt mille Italiens du pays de Naples entrent en campagne, sous les ordres de leur roi, et jurent de ne prendre aucun repos avant que l'Italie soit délivrée ; et déjà ils ont prouvé qu'ils savaient tenir leurs serments.

Italiens des autres contrées ! Secondez ce dessein magnanime; que ceux qui ont porté les armes les reprennent ; que la jeunesse apprenne à les manier ; que tous les cœurs nobles adressent, au nom de la patrie, des paroles de liberté à tous les Italiens ; que la force du peuple se déploie dans toute son énergie et sous toutes les formes ! Il s'agit de savoir si l'Italie sera libre, ou si elle restera encore pendant des siècles courbée sous le joug de la servitude ! Que la lutte soit décisive, et nous assurons pour longtemps le bonheur de notre belle patrie qui, bien que sanglante et déchirée, est encore l'objet de l'admiration des hommes éclairés de tous les pays. Les peuples dignes d'être régis par des institutions libérales ; les princes qui se distinguent par la grandeur de leur caractère, se réjouiront de votre entreprise et applaudiront à votre triomphe.

L'Angleterre même, ce modèle des gouvernements constitutionnels, ce peuple libre qui met sa gloire à combattre pour l'indépendance et à prodiguer ses trésors pour atteindre ce but glorieux, pourrait-elle ne pas applaudir à vos nobles efforts ? Italiens ! Vous avez été longtemps étonnés de nous appeler en vain ; vous avez peut-être blâmé notre inaction, lorsque vos vœux se faisaient déjà entendre de no us ; mais le temps opportun n'était pas encore arrivé ; nous n'avions pas encore reçu la preuve de la perfidie de vos ennemis.... Il était nécessaire que l'expérience vous éclairât sur les promesses fallacieuses de vos anciens maîtres, lorsqu'ils reparurent au milieu de vous ; vous avez vu combien leur libéralité est vaine et fausse!

Je prends ici à témoin les honnêtes et infortunés Italiens de Milan, de Bologne, de Turin, de Venise, de Brescia, de Modène, de Reggio, et d'autres villes célèbres. Combien de braves guerriers et de vertueux patriotes ont été arrachés au sol paternel ! Combien gémissent dans les prisons ! Italiens, il faut des dédommagements pour tant de maux ! Unissez-vous ; et qu'un gouvernement de votre choix, une représentation vraiment nationale, une constitution digne du siècle et de vous, protègent votre liberté et vos propriétés. Mais il faut que votre courage devienne le gage de votre indépendance. Je somme tous les braves de venir combattre à mes côtés ; j'appelle tous ceux qui ont réfléchi sur les intérêts de leur patrie, à préparer la constitution et les lois qui doivent régir détonnais l'heureuse et indépendante Italie. »

JOACHIM NAPOLÉON. »

 La réplique de Ferdinand 1er (1751-1825) :
 
« Napolitains,
La cause de Murat est perdue : elle était aussi injuste que honteuse. Une ère nouvelle s'ouvre à vous.
Peuples du Samnium, de la Lucarnes, de la Grande-Grèce et des Fouilles, empressez-vous de revendiquer vos droits ! Un étranger les a violés. Pénétré par surprise dans la plus belle partie do l'Italie, il s'est donné le titre de conquérant. Sous ce titre, il s'est permis de dilapider vos fortunes, d'exposer vos enfants et vos frères aux dangers et aux horreurs de la guerre! Qu'espérez-vous d'un soldat fugitif et perfide? L'opprobre, la misère, le désespoir et la mort; voilà les fruits que vous recueillerez de celui qui vous a commandé pour vous conduire à la ruine ! L'homme qui cherche dans le désespoir sa dernière ressource peut-il vous promettre la gloire et la paix ?

Un prince s'avance pour vous sauver. Ses aigles victorieuses ne porteront sur votre territoire que la paix, le calme et la richesse. Vous, enfants dociles des Sabins, venez avec les drapeaux de la concorde, venez au-devant de votre père, de votre libérateur, qui est déjà sous vos murs ! Il n'aspire qu'à faire votre bien, votre bonheur durable. Il travaillera à vous rendre un objet d'envie pour le restant de l'Europe. Un gouvernement stable, sage et religieux vous est assuré. Le peuple sera souverain, et le prince deviendra le dépositaire des lois que dictera la plus forte et la plus désirable des constitutions. Ouvrez vos églises et vos sanctuaires! Votre père y entrera, la tête découverte, pour délivrer de la persécution la religion et ses ministres. Chantez des hymnes de gloire au dieu des armées, qui vous a arrachés de l'oppression et délivrés de votre ruine! Venez, accourez dans les bras d'un père généreux ! Il est prêt à lever la main du pardon. Il ne se rappelle les offenses que pour vous unir, pour vous pardonner. Douterez-vous des promesses d'un père, de celui qui, né au milieu de vous, partage tout avec vous : les lois, les mœurs et la religion ?

Au nom du Congrès, je remonte sur mon trône légitime, et à ce nom même je vous promets en tout amour et pardon.
FERDINAND. »

Liste d'objets trouvés à Nantes dans la semaine du 1er au 8 janvier 1870

Chaussures. Peinture de Vincent van Gogh (1888), Metropolitan Museum of Art, NY.







« Liste des objets perdus, déposés à la préfecture de Nantes la semaine écoulée :

Un marteau,
Une feuille de route,
Une bottine,
Un parapluie,
Un portefeuille contenant un passeport,
Une montre,
Une robe de chambre,
Une paire de lunettes,
Une cuillère,
Un crucifix,
Plusieurs palatines,
Un sac de militaire contenant divers objets,
Une caisse d’oranges,
Portefeuille contenant divers papiers,
Une barre de fer,
Un paquet de linge,
Porte-monnaie contenant 12 fr,
Une taille de robe,
Une boîte en carton contenant un corset,
Un manteau en drap,
Porte-monnaie contenant de 60 à 80 fr,
Un panier en osier,
Porte-monnaie contenant de 25 à 30 fr,
Un chapelet monté en argent,
Des breloques de montre en argent,
Une somme de 110 fr,
Une fourchette en argent,
Porte-monnaie contenant 33 francs,
Trois billets de banque de 100 fr,
Porte-monnaie contenant 115 fr,
Portefeuille contenant des timbres-postes de 5, 10 et 20 centimes. »

Le Phare de la Loire, n° 15.077, samedi 8 janvier 1870.

mercredi 20 janvier 2010

La haine de la République après la Commune de Paris (L'abbé de la Tour de Noé, 1871)


« En théorie, la république est le plus beau des gouvernements ; elle est même le beau idéal des formes politiques. La France trois fois a fait l'essai de la république, en 93, en 48 et le 4 septembre 1870. Or, toujours ces épreuves ont été infructueuses ; jamais les efforts accomplis pour l'établir n'ont pu aboutir. Les deux premières sont mortes, la troisième agonise, que dis-je, elle a péri elle aussi ; car si nous avons encore le mot, nous n'avons déjà plus la chose. Comment donc se fait-il que cet édifice dont la base est si large, dont les lignes sont si pures, dont le couronnement est si splendide ne puisse se tenir debout sur le sol de ma patrie? Plusieurs causes majeures concourent à sa chute rapide.

Premièrement, la république est le drapeau de la canaille. En effet, toujours et partout la canaille est ou du moins se dit républicaine, et quand la vile multitude de tous les partis qui se partagent le pays veut se lancer dans la politique elle arbore le drapeau rouge ou tricolore de la république. Ce qui fait dire à nos ennemis que tous les républicains ne sont pas de la canaille, mais que toute la canaille est républicaine.

Sans doute les Arago, les Lefranc, les Grévy, les Louis Blanc, les Ledru-Rollin, les Victor Hugo sont de fort honnêtes gens; ils renient les Delescluze, les Pyat, les Blanqui, les Flourens, les Vallès et autres. Il n'en est pas moins vrai que tous ces hommes se proclament républicains. On a beau répondre qu'il y a républicains et républicains ; le peuple qui ne distingue pas les nuances qui séparent le républicain honnête du républicain malhonnête s'en va répétant partout : voilà ce que c'est que les républicains !!! […]

Deuxièmement, la république est le signal de la licence. En temps de république, des êtres qui font mal à voir et par les haillons sordides qui les couvrent et par les plaies hideuses qu'ils exhibent, pullulent sur les places et dans les rues. Ils, s'imposent à la charité publique non par leurs prières, mais bien par leurs importunités ; on dirait que la république est un soleil malfaisant qui fait germer des monstres ! […]

Troisièmement, la république est le régime de l'impiété. […] dès que la république est née, les peuples affolés proclament sur le bord de son berceau le divorce radical de l'Eglise et de l'Etat. Ce n'est là, sans doute, qu'une opinion discutable, mais ils vont plus loin; ils décrètent la déchéance de l'Être Suprême, ils déclarent la guerre à Dieu ; il semble que pour les républicains Dieu n'est qu'un ennemi, et que pour eux aussi : « Dieu n'est que le mal ! » Autrefois pour vivre heureuses les nations de l'Europe respectaient le trône et adoraient l'autel ; aujourd'hui elles brisent l'un et profanent l'autre. Aussi, ne travaillant plus nulle part sous le regard du créateur et du maître des empires, quand elles veulent organiser la république : « C'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. » Ah ! République ! Divine république ! Tour populaire ! Colonne nationale ! Ta cime déjà devrait toucher le ciel, et pourtant, dès que pour te fonder les peuples modernes mettent la main à l'oeuvre, à la première assise, l'ouragan révolutionnaire disperse tes pierres et ton ciment ; car, tes architectes sont des impies et tes constructeurs d'atroces mécréants ! Oui, on dirait que la république est la fille aînée de Satan, et qu'elle a reçu de son père des enfers l'horrible consigne d'insulter l'Eternel ! »

L'abbé de la Tour de Noé, Henri V est-il prêt d'arriver ? Oui ! Toulouse, juin 1871.

Contre le libéralisme économique (Louis Blanc, avril 1848)



 « Le principe sur le quel repose la société d’aujourd’hui, c’est celui de l’isolement, de l’antagonisme, c’est la concurrence. […] La concurrence, c’est – je le dis tout d’abord – c’est l’enfantement perpétuel et progressif de la misère. Et en effet, au lieu d’associer les forces de manières à leur faire produire leur résultat le plus utile, la concurrence les met perpétuellement en état de lutte ; elle les annihile réciproquement, elle les détruit les uns par les autres. […] La concurrence est une cause d’appauvrissement général, parce qu’elle livre la société au gouvernement grossier du hasard. Est-il, sous ce régime, un seul producteur, un seul travailleur, qui ne dépende pas d’un atelier lointain qui se ferme, d’une faillite qui éclate, d’une machine tout à coup découverte et mise au service exclusif d’un rival ? Est-il un seul producteur, un seul travailleur, à qui sa bonne conduite, sa prévoyance, sa sagesse, soient de sûres garanties contre l’effet d’une crise industrielle ? […]

Un trait essentiel manquerait à ce triste tableau, si j’oubliais d’ajouter qu’en créant la misère, la concurrence crée l’immoralité. Car qui oserait le nier ? C’est la misère qui fait les voleurs ; c’est la misère qui, en greffant le désespoir et la haine sur l’ignorance, fait la plupart des assassins ; c’est la misère qui fait descendre tant de jeunes filles à vendre hideusement le doux nom d’amour. […] Voilà donc la société introduisant au milieu d’elle, par le seul vice de sa constitution, la haine, la violence, l’envie ; la voilà se plaçant elle-même dans cette alternative ou d’être opprimée par le haut, ou d’être incessamment troublée par les attaques d’en bas. Que le système d’où naît une situation aussi désastreuse se défende ! Nous l’accusons hautement d’immoralité (Bravo !).

Mais quoi ! On nous avertit que si nous touchons à la concurrence, nous portons la main sur la liberté. Une pareille objection est-elle sérieuse ? Ah ! J’avoue qu’un tel reproche me remplit d’étonnement. Car si nous ne voulons pas de la concurrence, c’est précisément parce que nous sommes les adorateurs de la liberté. Oui, la liberté, mais la liberté pour tous, tel est le but à atteindre, tel est le but vers lequel il faut marcher (Bruyante approbation). […]

Que la liberté existe aujourd’hui, et dans toute sa plénitude, pour quiconque possède des capitaux, du crédit, de l’instruction, c’est-à-dire les divers moyens de développer sa nature, je suis certainement loin de le nier. Mais la liberté existe-t-il pour ceux à qui manquent tous les moyens de développement, tous les instruments de travail ? Quel est le résultat de la concurrence ? N’est-ce pas mettre les premiers aux prises avec les seconds, c’est-à-dire les hommes armés de pied en cap, avec des hommes désarmés ? La concurrence est un combat, qu’on ne l’oublie pas. Or, quand ce combat s’engage entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, entre l’homme habile et l’ignorant, on ne craint pas de s’écrier : place à la liberté ! Mais cette liberté-là, c’est celle de l’état sauvage. Quoi ! le droit du plus fort, c’est ce qu’on ne rougit point d’appeler la liberté ! Eh bien, je l’appelle, moi, l’esclavage. Et j’affirme que ceux d’entre nous qui, par suite d’une mauvaise organisation sociale, sont soumis à la tyrannie de la faim, à la tyrannie du froid, à la tyrannie invisible et muette des choses, sont plus réellement esclaves que nos frères des colonies […] (c’est vrai ! c’est vrai ! Applaudissements).
Disons-le bien haut : la liberté consiste, non pas seulement dans le DROIT, mais dans le POUVOIR donné à chacun de développer ses facultés. D’où il suit que la société doit à chacun de ses membres, et l’instruction, sans laquelle l’esprit humain ne peut se développer, et les instruments de travail, sans lesquels l’activité humaine est d’avance étouffée ou tyranniquement rançonnée.

Il faut donc, pour que la liberté de tous soit établie, assurée, que l’Etat intervienne. Or, quel moyen doit-il employer pour établir, pour assurer la liberté ? L’association. A tous, par l’éducation commune, les moyens de développement intellectuel ; à tous, par la réunion fraternelle des forces et des ressources, les instruments de travail ! Voilà ce que produit l’association, et voilà ce qui constitue bien véritablement la liberté (Bravo !).

Du reste, qu’on ne s’y trompe pas, ce grand principe de l’association, nous ne l’invoquons pas seulement comme moyen d’arriver à l’abolition du prolétariat, mais comme moyen d’accroître indéfiniment la fortune publique, c’est-à-dire que nous l’invoquons pour les riches, pour les pauvres, pour tous le monde. […] Avec l’association universelle, avec la solidarité de tous les intérêts noués puissamment, plus d’efforts annulés, plus de temps perdu, plus de capitaux égarés, plus d’établissements se dévorant les uns les autres ou mourant du contre-coup de quelques faillites lointaines et imprévue, […] plus de travailleurs enfin cherchant au milieu d’un désordre immense l’emploi qui les cherche eux-mêmes sans les trouver. »

Discours de Louis Blanc (1811-1882) sur la concurrence, prononcé devant l’assemblée générale des délégués des travailleurs le 3 avril 1848 (extraits).

"Prévenir les conséquences d’une révolution à Paris" (E. de Soye, octobre 1869)


De Paris à Carcassonne : affiche annonçant la proclamation de la République dans le département de l'Aude (février 1848).



« […] Le gros de la nation aime l'ordre, aspire à la sécurité et tremble à la seule pensée des conséquences que pourrait amener un coup de main tenté à Paris par n'importe qui. Ces conséquences sautent aux yeux. En effet, si un parti extrême parvenait à s'emparer du pouvoir dans la capitale, on peut mettre tous les hommes politiques au défi d'indiquer comment on s'y prendrait pour empêcher la proclamation des principes même les plus subversifs dans la France entière. Un coup de main heureux livrerait le pays sans défense à quiconque aurait triomphé à Paris.

En 1848, cette conséquence fatale de notre organisation intérieure a vivement frappé. La marche des gardes nationales des départements au mois de juin a été le symptôme d'une réaction instinctive et spontanée contre l'influence excessive de la capitale sur les destinées de la nation. […]

L'administration est une machine qui peut servir au bien comme au mal avec la même puissance. Telle qu'elle est organisée chez nous, l'administration présente assurément des inconvénients graves, qui ont été souvent signalés et que tout le monde s'empresserait de reconnaître si l'on s'entendait sur les moyens d'y remédier ; mais ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. Nous constatons qu'en temps ordinaire l'administration maintient réellement l'ordre matériel : elle ne sert pas d'instrument à un acte de violence ; elle est le plus souvent en mesure d'y mettre obstacle et elle n'y manque pas.

En un jour de révolution, c'est tout le contraire. Cette puissante organisation passe tout d'un coup entre des mains quelconques : on s'en sert, comme d'un instrument passif, au gré de ses idées ou de ses passions dans l'enivrement du succès.

Qu'une bande d'hommes armés arrive à s'emparer des ministères et du télégraphe ; à l'instant même nous sommes livrés pieds et poings liés à la discrétion de ces hommes, quels qu'ils soient. L'armée elle-même serait fort empêchée pour agir d'une manière efficace et prompte s'il arrivait que le ministère de la guerre cessât de fonctionner, ou qu'un gouvernement improvisé en remît la direction entre des mains indignes.

L'ordre finirait par être rétabli, nous le croyons ; mais il y aurait un moment terrible à passer, et ce moment laisserait derrière lui d'incalculables désastres.

Si l'on recherche les moyens de prévenir ces éventualités, on reconnaît que les éléments de résistance ne manquent pas, mais qu'ils sont paralysés par la centralisation administrative. Pour leur rendre le ressort et l'efficacité, il faudrait pouvoir neutraliser et suspendre immédiatement l'action de la puissante machine administrative avant qu'on ait réussi à s'en emparer pour le mal. »

Eugène de SOYE, Comment on pourrait prévenir les conséquences d’une révolution à Paris, Paris, impr. de E. de Soye, 1869, 8 p.

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Note :  l’idée qui sous-tend la démonstration de E. de Soye rejoint celle exprimée par Alexis de Tocqueville (1805-1859) dans ses Souvenirs (rédigés en 1850-51, mais dont la publication date de 1893). Tocqueville fait de l’organisation administrative de la France l’une des causes du succès de la Révolution de février 1848 : « la centralisation réduisit tout l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine tout montée du gouvernement… »

mardi 19 janvier 2010

1848, les erreurs du Gouvernement provisoire (Louis Blanc, 1849)


« A peine sorti de l'acclamation populaire, le gouvernement provisoire avait eu à se demander comment il se définirait lui-même.

Se considérerait-il comme une autorité dictatoriale, consacrée par une Révolution devenue nécessaire, et n'ayant à rendre ses comptes au suffrage universel qu'après avoir fait tout le bien qui était à faire ? Bornerait-il, au contraire, sa mission à convoquer immédiatement l'Assemblée nationale, en se renfermant dans les mesures d'urgence, dans des actes d'administration d'une portée secondaire ?

De ces deux partis, le dernier avait sans contredit quelque chose de plus régulier, de moins hasardeux; il mettait à l'abri de tout soupçon le désintéressement du gouvernement provisoire ; il nous sauvait à demi du reproche d'usurpation. Ce fut celui auquel se rangea le conseil.

Pour moi, j'avais une opinion entièrement opposée à celle qui prévalut, et je regardais l'adoption de l'autre parti comme devant exercer la plus heureuse influence sur les destinées de la République nouvelle.

Ce n'est pas que je m'en fusse dissimulé les inconvénients et les périls. Une société, je le savais, ne se laisse point aisément conduire beaucoup au-delà de ce qu'elle connaît et de ce qu'elle pense. L'histoire a une marche qui ne se règle ni sur les battements d'un cœur généreux ni même sur le développement logique d'une idée juste, et il n'est donné à personne de lui faire, selon son caprice, hâter le pas. Toutefois, cette observation, pour être juste, demande à n'être pas prise en un sens trop absolu. Car les circonstances ne sont, après tout, que le produit d'une certaine combinaison d'efforts individuels ; et l'action de quelques hommes de bien, lorsqu'ils sont en mesure de faire servir un grand pouvoir au triomphe d'une grande idée, a certainement son poids dans la balance des affaires humaines.

Ainsi donc, considérant l'état d'ignorance profonde et d'asservissement moral où les campagnes en France vivent plongées, l'immensité des ressources que ménage aux ennemis du progrès la possession exclusive de tous les moyens d'influence et de toutes les avenues de la richesse, tant de germes impurs déposés au fond de la société par un demi-siècle de corruption impériale ou monarchique, enfin la supériorité numérique du peuple ignorant des campagnes sur le peuple éclairé des villes, je pensais :
Que nous aurions dû reculer le plus loin possible le moment des élections;
Qu'il nous était commandé de prendre, dans l'intervalle, et cela hautement, hardiment, sauf à en répondre sur nos têtes, l'initiative des vastes réformes à accomplir, réserve faite, pour l'Assemblée nationale, du droit de raffermir ensuite ou de renverser notre œuvre, d'une main souveraine.

Nous aurions, de la sorte, mis le temps de notre parti. Nous aurions pu agir, avec toute la force que donne l'exercice du pouvoir, sur cette nation française, si vive, si intelligente, si prompte à suivre les impulsions venues d'en haut. Nous aurions comme allumé au sommet de la société un phare lumineux qui en aurait éclairé toute l'étendue. En un mot, quand la souveraineté du peuple, dès l'abord reconnue et proclamée, aurait été appelée autour des urnes, elle se serait trouvée avoir fait son éducation.

Telle était aussi l'opinion d'Albert, et rien n'était plus propre à me confirmer dans la mienne. Car, à une rare droiture, Albert joignait un sens exquis, une intelligence élevée. Quand il prenait la parole au sein du conseil, c'était toujours pour exprimer des idées justes ou généreuses, et il le faisait en termes pleins de précision et de force.

A quels autres et déplorables résultats ne conduisait point la route contraire ! Le gouvernement provisoire obligé de précipiter son action et, en la précipitant, de la compromettre ; le pouvoir poussé par le mouvement naturel de la Révolution à des réformes éclatantes et s'arrêtant à de grossières ébauches ; des indications, quand il fallait des actes ; des essais informes, quand il fallait des applications suivies; les élections abandonnées à l'empire des préjugés anciens et des vieilles influences de localité ; le suffrage universel amenant sur la scène, grâce à la coalition des divers partis vaincus, une assemblée hostile à son propre principe ; l'esprit de réaction encouragé par la défiance du gouvernement envers lui-même, par son peu de durée, et devant cet esprit de réaction, les élus de la place publique se désarmant d'avance.... Voilà ce que je pressentais, voilà ce qui ne s'est que trop réalisé !

Oui, je le dis sans hésitation, j'aurais voulu que, dès le premier jour, le gouvernement provisoire mît ses devoirs très haut et qu'il élevât sa puissance au niveau de ses devoirs. »


Louis Blanc, « un chapitre inédit de l’histoire de la révolution de 1848 : le 17 mars », Le Nouveau Monde, journal historique et politique, n° 1, 15 juillet 1849

"L'amélioration du sort du peuple est-elle en la puissance des gouvernements de fait ?" (La Gazette de France, juin 1851)

« L'amélioration du sort du peuple est-elle en la puissance des gouvernements de fait ? Est-il donné aux pouvoirs sortis des révolutions, et par conséquent sans bases nationales, mais précaires et mobiles, de rendre le peuple heureux, et de lui procurer calme, sécurité et prospérité ?

L'histoire des soixante dernières années prouve jusqu'à l'évidence qu'il n'y a ni amélioration soutenue, ni bonheur réel et constant à attendre de ces gouvernements et de ces pouvoirs éphémères.

La première république amena à sa suite la misère et la faim, le maximum et les assignats. La pâture des biens des émigrés et du clergé improvisa quelques fortunes dans la classe moyenne, mais elle ne profita pas au Peuple ; ce peuple était souffrant, affamé, par conséquent inquiet et agité ; on le précipita sur les champs de bataille par la levée en masse, et on le donna à moissonner au canon.

L'Empire ne rendit pas le peuple plus heureux. Il lui donna de la gloire, comme un mets sans pain. Napoléon régularisa lu consommation d'hommes par la conscription et la guerre permanente. Le blocus continental anéantit ce qui restait d'industrie et de commerce ; l'agriculture elle-même souffrait dans beaucoup de provinces, faute de bras valides. Paris s'embellit des trophées et des dépouilles de la victoire ; mais le reste de la France, les campagnes surtout, ne reçut aucune amélioration. La conscription ruinait les familles.

La Restauration offrit, après 1818, un magnifique élan dans tout ce qui fait la prospérité des Etats et l'amélioration du sort du peuple. Les ravages et les charges de deux invasions furent réparés en très-peu d'années. Le crédit public et le crédit privé s'élevèrent à un taux inconnu jusqu'alors. L'agriculture, l'industrie, le commerce, les travaux publics se développaient comme par un essor combiné. Le peuple était heureux ; le fardeau des impôts avait été diminué en même temps que le travail se trouvait en progrès. Cet état de choses dura jusqu'à ce que la marche des principes et des idées révolutionnaires eût jeté la défiance et la crainte dans les esprits, c'est-à-dire deux ans avant la révolution de juillet.

Que peut-on dire de la révolution de février ? Les preuves sont sous les yeux de tout le monde. Sa seule apparition a suspendu commerce, industrie, travaux ; elle a été obligée de fermer les caisses d'épargne, de créer des ateliers de mendicité, de frapper une contribution extraordinaire de 160 millions qui a pressuré le peuple lui-même. Malgré la tranquillité matérielle dont la France jouit sous la protection de cinq cent mille sabres ou baïonnettes, la misère est partout, même chez les riches, parce qu'il n'y a ni crédit, ni confiance, ni sécurité, ni avenir. Il est un principe efficace, fécond, qui produit par lui-même l'ordre, l'abondance, la prospérité, parce qu'il amène à sa suite la sécurité et la confiance.

La France ne l'a pas oublié, car elle en a joui pendant quinze années, hélas ! Trop courtes. Et plus elle s'en est éloignée, et plus elle a souffert. Hors de là, il n'y a que désordre, confusion, misère, ou des illusions du moment qui, en se dissipant, laissent voir les plus tristes réalités. Qui ne veut pas reconnaître cette vérité est aveugle, égoïste ou insensé : c'est tout un pour les résultats. »


Article de M. le marquis Léon Costa de Beauregard (1806-1864),
La Gazette de France du 7 juin 1851.

samedi 16 janvier 2010

"La grande erreur de ce temps, c’est de croire que le gouvernement, quel qu’il soit, peut tout" (Adolphe Blanqui, 1849)

Philippe-Auguste Jeanron, Scène de Paris, 1833 (détail, musée des Beaux-arts de Chartres).


« [...] Comment empêcher les populations de croire qu’on peut changer du jour au lendemain les lois éternelles qui régissent l’ordre social, quand il suffit d’une poignée d’hommes déterminés pour renverser une constitution en quelques heures ? Ces terribles coups de main, quand il réussissent, exaltent l’orgueil naturel de l’homme au lieu de le confondre, et il se croit tout permis à condition de tout oser.

C’est au trouble jeté dans les esprits par ces grandes commotions qu’il faut attribuer le désarroi de l’opinion et des doctrines sociales au temps où nous vivons. Pour comble de malheur, au lieu de se borner à un petit nombre d’hommes voués par état aux études ou aux contemplations économiques, le désordre a gagné les classes laborieuses, et leur a fait croire qu’il existait des spécifiques pour toutes les maladies inhérentes aux sociétés humaines. Ces maladies elles-mêmes, nées des développements rapides et déréglés de la croissance manufacturières dans les pays les plus avancés d’Europe, ont été présentés comme l’œuvre systématique des grands entrepreneurs d’industrie, qui n’en souffrent pas moins que leurs ouvriers. Personne, sans doute, n’a osé encore se mettre en révolte contre la Providence ; mais il s’est trouvé des écrivains passionnés qui ont exagéré la peinture de nos infirmités sociales, et qui en ont rejeté toute la responsabilité sur les institutions politiques. C’est ainsi que nous avons vu, depuis quelques années, les gouvernements les plus solides en apparence, mis en coupe réglée et renversés à des époques périodiques, sans qu’on ait fait disparaître un seul des maux que leur chute devait expier ou réparer. Loin de là, la plupart de ces maux se sont aggravés avec une intensité nouvelle, et ils semblent menacer de ruine la société tout entière. […]

Telle est la maladie qui règne qui complique si cruellement aujourd’hui toutes les autres infirmités des populations ouvrières. Elles croient sincèrement que leur félicité peut être décrétée par des mesures politiques, et qu’elles peuvent se voter à elles-mêmes, sous forme de subventions, de primes, de spoliations déguisées, des moyens d’existence, des retraites qui ne peuvent venir que du travail individuel, infatigable, incessant, acharné. Elles ne comprennent point que le travail ne se décrète pas plus que la consommation, et qu’il ne suffit pas d’en déclarer le droit, c’est-à-dire sans doute l’infinité, pour que jamais personne n’en manque. Ce n’est pas en vertu d’un décret de départ qu’on arrive, mais à force de marcher. La grande erreur de ce temps, c’est de croire que le gouvernement, quel qu’il soit, peut tout, et de le rendre responsable du sort de chacun, comme s’il pouvait donner plus qu’il ne reçoit, et de faire plus pour tous les citoyens réunis que chaque citoyen pour lui-même ! Ce préjugé déplorable est, au moment où nous parlons, le vrai rongeur des populations ouvrières, le vrai fléau de notre pays. […]

Qu’y a-t-il donc à faire ? En première ligne, une législation spéciale sur les logements, dont l’horrible insalubrité est la cause première de cette mortalité sans terme et de cette immoralité sans nom qui décime et abrutit les populations de quelques grandes villes. Le remède est reconnu possible; on l’a trouvé à Lille, on l’appliquera, nous l’espérons. En seconde ligne, il faut s’emparer des enfants et ne les point quitter avant qu’ils aient échappé au travail criminel et prématuré de l’atelier, qui les démoralise et les tue. Tout est là. Si l’État n’y veille avec sévérité, le mal social sera incurable ; il se perpétuera de génération en génération, et la société n’aura rien à répondre à ceux qui, n’ayant pas reçu d’elle ce qu’elle pouvait leur donner, la troubleront sans cesse par ignorance, ou par vengeance, ou par désespoir. En troisième ligne, il faudra rendre plus efficace et plus moralisateur l’enseignement des écoles. Au sortir des écoles, les adultes de la classe ouvrière prennent trop souvent leurs degrés dans les cabarets ou dans les réunions de parti, qui leur pervertissent l’esprit et le cœur. Cette lacune doit être comblée, sous peine de rendre stérile tous les soins prodigués aux enfants durant le premier âge. Telles sont les réformes les plus urgentes. […]

Tous les hommes de cœur seraient bientôt d’accord sur ces graves questions, si ce qui appartint de tout temps au domaine de la science n’était pas tombé, par une révolution, aux mains des hommes de parti. »


Adolphe Blanqui (1798-1854), Des classes ouvrières en France, pendant l'année 1848,
Paris, Pagnerre, 1849, 255 p.

vendredi 15 janvier 2010

Prolétaires et bourgeois : la vision de Jean Reynaud (1832)

"Les communistes : citoyen, t'as un beau paltot, un beau pantalon et de l'argent dedans; moi je n'ai absolument rien, c'est injuste, donc, comme nous sommes frères, tu vas me donner la moitié de ce que t'as et vivement."
Caricature de Mondor, 1848.

De la nécessité d'une représentation spéciale pour les prolétaires.

[...] « Je dis que le peuple se compose de deux classes distinctes de conditions et distinctes d'intérêt : les prolétaires et les bourgeois.

Je nomme prolétaires les hommes qui produisent toute là richesse de la nation, qui ne possèdent que le salaire journalier de leur travail et dont le travail dépend de causes laissées en dehors d'eux, qui ne retirent chaque jour du fruit de leur peine qu'une faible portion incessamment réduite par la concurrence, qui ne reposent leur lendemain que sur une espérance chancelante comme le mouvement incertain et déréglé de l'industrie, et qui n'entrevoient de salut pour leur vieillesse que dans une place à l'hôpital ou dans une mort anticipée. Je nomme prolétaires les ouvriers des villes et les paysans des campagnes, soixante mille hommes qui font de la soie à Lyon, quarante mille du coton à Rouen, vingt mille du ruban à Saint-Étienne, et tant d'autres pour le dénombrement desquels on peut ouvrir les statistiques ; l'immense population des villages, qui laboure nos champs et cultive nos vignes, sans posséder ni la moisson ni la vendange -, vingt-deux millions d'hommes enfin, incultes, délaissés, misérables, réduits a soutenir leur vie avec six sous par jour. Voilà ce que je nomme prolétaires.

Je nomme bourgeois les hommes à la destinée desquels la destinée des prolétaires est soumise et enchaînée, les hommes qui possèdent des capitaux et vivent du revenu annuel qu'ils leur rendent, qui tiennent l'industrie à leurs gages et qui l'élèvent et l'abaissent au gré de leur consommation, qui jouissent pleinement du présent, et n'ont de vœu pour leur sort du lendemain que la continuation de leur sort de la veille et l'éternelle continuation d'une constitution qui leur donne le premier rang et la meilleure part. Je nomme bourgeois les propriétaires depuis les plus riches, seigneurs dans nos villes, jusqu'aux plus petits, aristocrates dans nos villages, les deux mille fabricants de Lyon, les cinq cents fabricants de Saint-Étienne, tous ces tenanciers féodaux de l'industrie ; je nomme bourgeois les deux cent mille électeurs inscrits au tableau, et tous ceux qui pourront encore augmenter la liste, si l'opposition libérale arrive à son but et parvient à réduire le cens à un niveau plus bas. Voila ce que je nomme bourgeois.
Dira-t-on que ces deux classes n'existent pas, parce qu'il n'y a pas entre elles une barrière infranchissable ou une muraille d'airain ; parce qu'on voit des bourgeois travailleurs et des prolétaires propriétaires ? Mais je répondrai qu'entre les nuances les plus tranchées il y a toujours une nuance intermédiaire, et que personne, dans nos colonies, ne s'avise de nier l'existence des blancs et l'existence des noirs, parce que l'on voit entre eux des mulâtres et des métis. » [...]

Article de Jean Reynaud (1806-1832), Revue encyclopédique. Liberté, égalité, association (publiée par Hyppolite Carnot et Pierre Leroux), vol. 54, avril-juin 1832 (extrait).

mercredi 13 janvier 2010

« Les Barbares qui menacent la société… » (Saint-Marc Girardin, décembre 1831)


Saint-Marc Girardin (1801-1873) réagit à la révolte des Canuts lyonnais :

« Paris, 7 décembre.

[…] La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas. Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers. Point de fabriques sans ouvriers, et avec une population d’ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse, point de repose pour la société. Ôtez le commerce, notre société languit, s’arrête, meurt ; avivez, développez, multipliez le commerce, vous multipliez en même temps une population prolétaire qui vit au jour le jour, et à qui le moindre accident peut ôter ses moyens de subsister ; cherchez dans chaque ville manufacturière quel est le nombre relatif de la classe industrielle et marchande et de la classe manouvrière, vous serez effrayé de la disproportion. Chaque fabricant vit dans sa fabrique comme le planteur des colonies au milieu de leurs esclaves, un contre cent ; et la sédition de Lyon est une espèce d’insurrection de Saint-Domingue.

Les concurrences commerciales font aujourd’hui l’effet que faisaient autrefois les émigrations des peuples. La société antique a péri, parce que les peuples se sont remués dans les déserts du nord, et qu’ils se sont heurtés les uns aux autres, jusqu’à ce que de proche en proche, ils vinssent tomber sur l’empire romain. Aujourd’hui, les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières. Il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas ! plus à plaindre qu’à blâmer : ils souffrent, la misère les écrase. Comment ne chercheraient-ils pas aussi une meilleure condition ? Comment ne se pousseraient-ils pas tumultueusement vers une meilleure fortune ? Comment ne seraient-ils pas tentés d’envahir la bourgeoisie ? Ils sont les plus forts, les plus nombreux […]

Nos expressions de barbares et d’invasions paraîtront exagérées ; c’est à dessein que nous les employons. […] il faut que la classe moyenne sache bien quel est l’état des choses ; il faut qu’elle connaisse bien sa position. Elle a au-dessous d’elle une population de prolétaires qui s’agite, qui frémit, sans savoir ce qu’elle veut, sans savoir où elle ira ; que lui importe ? Elle est mal. Elle veut changer. C’est là où est le danger de la société moderne ; c’est de là que peuvent sortir les barbares qui la détruiront. Dans cette position, il est nécessaire que la classe moyenne comprenne bien ses intérêts et le devoir qu’elle a à remplir. […]

Ce serait cruauté et tyrannie que de vouloir élever une barrière insurmontable entre la classe moyenne et les prolétaires. Point de barrière, donc ; point de lois aristocratiques ; point de lois qui n’aient d’autre but que de nous défendre, qui soient exclusives et égoïstes. Ne donnons point de droits politiques ni d’armes nationales à qui ne possède rien, mais que nos lois continuent de plus en plus de donner à chacun les moyens de posséder ; et que de cette façon, elles diminuent de plus en plus le nombre des prolétaires pour augmenter le nombre des propriétaires et des industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les industriels ; allégeons autant que possible les impôts qui pèsent sur les prolétaires. Point de droits politiques encore une fois hors de la propriété et de l’industrie ; mais que tout le monde puisse aisément arriver à l’industrie et à la propriété. Sans cela, il y aurait cruauté et tyrannie. […]

Tout ce qui augmentera le nombre des propriétaires et des industriels, tout ce qui facilitera la division de la propriété et de l’industrie sera salutaire à la société moderne. C’est donc dans cet état d’esprit que la société moderne doit faire des lois. Elle périra par ses prolétaires, si elle ne cherche pas, par tous les moyens possibles, à leur faire une part dans une propriété, ou si elle en fait des citoyens actifs et armés avant d’en avoir fait des propriétaires."

Article paru dans Le Journal des Débats, 8 décembre 1831.

mardi 12 janvier 2010

Les faubouriens : quelques opinions contemporaines...

Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Vol. 26, Paris, Belin-Mandar, 1836 :

"FAUBOURIEN. Ce mot, qui jusqu'à présent n'a pu obtenir droit de bourgeoisie dans aucun dictionnaire, est reçu dans la conversation familière, et s'applique à une classe qui, en dépit de la civilisation, a conservé une physionomie tout-à fait distincte. C'est dans les grandes villes surtout que le faubourien a occupé l'attention du moraliste. Plongé tout entier dans les sensations du moment, nulle pensée d'avenir n'est jamais entrée dans son esprit ; devoirs, affections de famille, tout ce qui lie et attache les autres hommes lui est indifférent ; il n'existe que pour s'amuser. Sait-il une profession, il ne l'exerce que par intervalles et en consacre tout le lucre au plaisir. Le faubourien ne manque jamais la première représentation d'un mélodrame : c'est pour lui que le crime s'y montre à profusion et que le remords arrive à la dernière scène : pour être heureux, il faut qu'il puisse tour à tour frémir d'indignation et pleurer de pitié. Il aime et admire la vertu sur la scène comme dans le monde, pourvu qu'elle ne le dérange pas de ses habitudes ; au reste, il donne, prête, emprunte, ne redemande pas et ne rend rien. Livré à tous les genres d'excès, il ne s'inquiète pas plus de sa santé que des maladies qui tôt ou tard doivent l'atteindre; il va droit à l'hospice, comme à un lieu de retraite qui a été fait tout exprès pour lui. — Les grandes, les véritables époques de gloire, de triomphes et de délices, pour le faubourien, sont les troubles et les émeutes : il n'y a sans doute aucun intérêt, puisque leur dénouement ne tournera jamais à son profit ; n'importe ! il est toujours le premier en ligne, tirant son coup de fusil et présentant sa poitrine au feu. Sous cet aspect, il est devenu depuis 1830 un personnage politique, et on a vu de petits faubouriens, à peine agés de 13 ans, démonter des cavaliers. [...] Saint-Prosper."



Alfred Delvau, Dictionnaire de la langue verte: argots parisiens comparés, Paris, E. Dentu, 1867 :

"Faubourien, s. m. Homme mal élevé, grossier, — dans l'argot des bourgeois, qui voudraient bien être un peu plus respectés du peuple qu'ils ne le sont."



Victor Hugo, Les Misérables, Lausanne, Larpin, 1863 :

"Le Parisien est au Français ce que l'Athénien est au Grec ; personne ne dort mieux que lui, personne n'est plus franchement frivole et paresseux que lui, personne mieux que lui n'a l'air d'oublier ; qu'on ne s'y fie pas pourtant ; il est propre à toute sorte de nonchalance, mais quand il y a de la gloire au bout, il est admirable à toute espèce de furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 août ; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le point d'appui de Napoléon et la ressource de Danton. S'agit-il de la patrie ? il s'enrôle; s'agit-il de la liberté ? il dépave. Gare ! ses cheveux pleins de colère sont épiques ; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la première rue Grénetat venue, il fera des fourches caudines. Si l'heure sonne, ce faubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regardera d'une façon terrible, et son souffle deviendra tempête, et il sortira de cette pauvre poitrine grêle assez de vent pour déranger les plis des Alpes. C'est grâce au faubourien de Paris, que la révolution, mêlée aux armées, conquiert l'Europe. Il chante, c'est sa joie. Proportionnez sa chanson à sa nature, et vous verrez ! Tant qu'il n'a pour refrain que la Carmagnole, il ne renverse que Louis XVI ; faites-lui chanter la Marseillaise, il délivrera le monde."